Cause commune (avril-juin 1932)b c
Mon cher Trolliet,
Le pauvre diable obligé de▶ rédiger lui-même ses discours-programmes, cela se sent toujours : il y manque cette espèce ◀de▶ rhétorique prudente à quoi l’on reconnaît l’intellectuel qui a pris son temps. Mais ce temps, où le prendre en conscience, et à qui ? De toutes parts ce serait trahir. Si l’on veut agir sur l’époque, il faut d’abord avoir l’époque dans la peau ; c’est aujourd’hui en disant vite et sans calcul ce qui nous presse qu’on la dira le moins imparfaitement. Je ne t’envoie qu’une lettre.
« Présence » et « réalisation », ces deux thèmes ◀de▶ ton enquête sur l’Humanisme, je les nouerai dans le seul mot ◀d’▶actualisation. C’est le mot ◀de▶ passe ◀d’▶une génération révolutionnaire. Et en même temps la définition ◀de▶ notre humanisme, s’il est bien cette volonté ◀de▶ vivre « humainement » que dans le monde entier nous voyons se dresser contre la stérilisante convention capitaliste, contre le malthusianisme des virtuoses ◀de▶ la pensée sans douleur, contre une bourgeoisie que la jouissance du téléphone et ◀de▶ l’ascenseur console ◀de▶ sa déchéance morale, déchéance jalousée d’ailleurs par un prolétariat tout abruti ◀de▶ travail et ◀de▶ cinéma.
Car enfin ce n’est pas l’humanisme du xvie siècle qui nous chaut, et encore moins celui du xixe , resté celui ◀de▶ nos bons maîtres. Il ne s’agit non plus ◀d’▶un humanisme qui dresserait l’homme contre Dieu, ce qui revient, on l’a bien vu, à dresser, contre la grandeur et l’humilité ◀de▶ la personne, l’orgueilleuse et épuisante adresse des ingénieurs. Notre humanisme ne saurait être conçu à la manière des intellectuels bourgeois, dans l’abstrait, c’est-à-dire comme un système intéressant, abstraction faite ◀de▶ ses moyens ◀d’▶actualisation. L’humanisme ◀d’▶un homme ◀de▶ 1932 et qui veut vivre, au lieu d’amèrement languir, — c’est la Révolution. Mais quelle révolution ?
Humanisme ou Révolution : défense de l’homme total contre tout ce qui tend à le mécaniser, à le disqualifier, à le châtrer ◀de▶ toute violence spirituelle et créatrice 8. Et comment se défendre, sinon par l’attaque ? Sinon par l’affirmation ◀de▶ l’identité nécessaire ◀de▶ la pensée et ◀de▶ l’action ; sinon par l’effort ◀d’▶instaurer une économie générale ◀de▶ la vie impliquant cette identité et fondant sur elle ses valeurs les plus hautes et les plus quotidiennes à la fois. Car s’il faut une morale simple, nous ne saurions admettre que celle qui dirait : « Faites ce que vous pensez, pensez ce que vous faites. » Alors que la formule ◀d’▶une éthique bourgeoise est au contraire : « Faites comme tout-le-monde, et pensez ce que vous n’oserez jamais faire. »
Faut-il, pour d’autres, préciser que le manque ◀d’▶originalité ◀de▶ telles remarques constitue précisément à nos yeux leur intérêt humain ? Dans leur simplicité, elles suffiront longtemps encore à provoquer l’indignation révélatrice ◀de▶ tous les amateurs ◀d’▶inextricable ; d’autre part, elles définissent suffisamment la cause commune ◀de▶ la jeunesse européenne.
L’humanisme n’est rien s’il n’est commun comme le péril qui nous menace ; s’il ne considère avant tout la commune condition humaine et sa défense contre un système dont l’action dissolvante s’étend à toute la terre. Mais dès lors qu’il devient cette défense de l’homme, il recouvre exactement le concept et les méthodes ◀de▶ la Révolution naissante.
Les uns viennent de Marx, les autres ◀de▶ Proudhon ; ◀de▶ Hegel ou ◀de▶ Kierkegaard ; ◀de▶ la Raison sous ses formes violentes et créatrices, ou ◀de▶ la Foi. Peu de malentendus pourtant. Car c’est le plus souvent sous le coup ◀d’▶indignations pareilles et ◀de▶ sursauts du sentiment blessé que ces jeunes gens se sont connus. Cela crée le sous-entendu fondamental. Ensuite on confronte les buts et les moyens inséparables ◀de▶ ces fins. Tout cela nous dépasse et se meut sur un plan où la vanité chercherait en vain la moindre nourriture.
Le congrès ◀de▶ Francfort9 organisé par Plans a révélé cette unité fondamentale que créent en nous non pas des maîtres ni des noms, mais la consternante misère ◀d’▶une époque où tout ce qu’un homme peut aimer et vouloir se trouve coupé ◀de▶ son origine vivante, flétri, dénaturé, inverti, saboté. La Révolution pour nous n’est pas la haine ; et ce n’est pas détruire. C’est le salut10 ◀de▶ l’homme en tant qu’homme et qui sent.
« Une Actualité inséparable ◀d’▶une Réalisation », disais-tu. Formule qu’au même moment, sans connaître ton texte, j’utilisais ailleurs pour définir nos tâches immédiates. Formule qui, je le sais, éveille un même « accord » profond, appelle une même « résolution » concrète chez les meilleurs esprits ◀de▶ notre génération, ceux ◀de▶ l’Ordre nouveau (Arnaud Dandieu, Robert Aron), ceux du groupe naissant qui s’intitule Esprit (Georges Izard, Emmanuel Mounier), ceux encore qui, venant ◀de▶ ces groupes, collaborent à Plans avec Philippe Lamour (Alexandre Marc, René Dupuis). Et tant d’autres ici, qui chaque jour se découvrent et sont découverts. À l’extrême droite, le groupe ◀de▶ Réaction (Thierry Maulnier) ; chez les jeunes protestants, le groupe barthien ◀de▶ Hic et Nunc ; chez les poètes philosophes, certains éléments subsistants ◀de▶ Philosophies, ou naissants, ◀de▶ Réalité. (Et je ne parle ici à peu près que ◀d’▶amis, parisiens au surplus.) Jamais, peut-être, une génération n’avait trouvé spontanément pareille communauté ◀d’▶attitude essentielle. C’est qu’aucune jamais n’eut à dévisager une menace aussi pressante et planétaire. Rien ne peut plus nous détourner ◀de▶ la solidarité du péril. Et les problèmes exquis où s’attardent encore ceux que je décrirai comme les Prêtres ◀de▶ l’Insoluble, nous n’avons plus le droit ◀d’▶y prêter une libérale complaisance. Laisse donc tous ces noms dont se meublent les notes ◀de▶ ton enquête, comme ◀de▶ guéridons démodés supportant des bouquins ◀d’▶ornement : la cause des intellectuels n’est plus celle ◀de▶ l’esprit11. Laisse-les donc chercher, jusqu’à la fin ◀de▶ leurs loisirs fiévreux, s’il faut faire quelque chose, et comment et pourquoi. Ce que nous devons faire est toujours assez simple, est toujours évident dès que nous possédons le courage ◀de▶ le voir et ◀de▶ l’assumer.
Un acte ◀de▶ présence à la misère du siècle, une présence enfin qui soit un acte : car pour nous désormais la Révolution vit, si nous vivons. Autour de nous tout craque et nous appelle. Sur les tenants ◀d’▶un ordre délabré, le Souci tend son aile mortifère, — la « Frau Sorge » ◀de▶ notre Goethe. ◀De▶ tout cela nous ne sommes plus, n’appartenant plus à la mort, mais au combat ◀de▶ ce qui meurt et ◀de▶ ce qui renaît par cette mort. La neurasthénie broie les villes, où nous sommes peut-être seuls à connaître la force et la présence. Nous connaissons la vérité. Qu’elle soit tombée du ciel ou qu’elle éclate dans les choses, on nous demande seulement l’acte ◀de▶ la saisir dans son impérieuse évidence et dans sa violence éternelle. Privilège à vrai dire sans mesure ; oserai-je écrire : sans espoir ?
Tâchons ◀d’▶être joyeux et humbles.