Éloge de▶ ◀l’▶imprudence, par Marcel Jouhandeau (septembre 1932)g
Si dans tous ◀les▶ écrits ◀de▶ notre temps il est question ◀de▶ bien, ◀de▶ mal, ◀de▶ vice et ◀de▶ vertu, ◀de▶ péché même, parfois, quels sont ◀les▶ écrivains capables ◀de▶ déclarer leurs références, leurs poids et leurs mesures, enfin leur choix ? ◀L’▶Occident cultive ◀l’▶anarchie nominaliste ◀la▶ plus grave : il ne sait ou n’ose plus définir et assumer son bien ni son mal, — et sans cesse il en parle, car ◀la▶ Société vit sous ◀le▶ règne des jugements.
Mais d’autre part, peut-on parler réellement du mal, quand presque plus personne n’y croit avec sérieux, ni à ◀l’▶enfer ? Quand personne ne déclare un Bien si haut qu’on se fasse tuer pour ce Bien ?
Ceci pour indiquer à la fois ◀l’▶importance et ◀les▶ limites du petit livre si justement paradoxal ◀de▶ Jouhandeau, — ◀de▶ cette espèce ◀de▶ « dialectique » formelle du bien et du mal qu’il publie en marge de son œuvre romanesque.
Un Kierkegaard critique ses mesures morales, en donne ◀la▶ référence : ce Dieu terrible. Et sa vertu est choix. ◀L’▶absolu ◀d’▶un Nietzsche, c’est ◀le▶ Grand Midi ; et sa vertu : dépassement. Jouhandeau à son tour se place dans ces marches extrêmes du bien et du mal où ◀l’▶apologie ◀de▶ l’un équivaut presque à celle ◀de▶ l’autre. C’est là qu’éclate ◀la▶ violence des contraires. Pour tous ceux qui ont ◀l’▶audace ◀de▶ se maintenir dans une telle dialectique, il n’existe pas un choix préalable à ◀la▶ tentation, un choix universel et abstrait, mais des choix qui s’imposent avec une violence égale à celle ◀de▶ ◀la▶ tentation — c’est ◀la▶ même violence — dans chaque situation existentielle. En sorte qu’il n’est pas ◀de▶ préférence définitive, c’est-à-dire facile, accordée au Bien par exemple, mais que dans chaque instant ◀de▶ ◀l’▶existence ◀le▶ mal et ◀le▶ bien conservent toutes leurs chances ◀d’▶être préférés, et toutes leurs tentations. En sorte que ◀l’▶apologie ◀de▶ l’un évoque ◀la▶ grandeur ◀de▶ l’autre, et peut-être ◀le▶ secret désir ◀de▶ ◀l’▶éveiller à ◀la▶ conscience.
◀Le▶ but ◀de▶ ce débat, celui ◀de▶ Kierkegaard, celui ◀de▶ Nietzsche, celui présentement ◀de▶ Jouhandeau, c’est ◀de▶ transcender ◀la▶ morale et ses canons donnés ◀d’▶avance. ◀L’▶audace du « choix » ou du « dépassement », cette vertu qui « supprime ◀la▶ morale », Jouhandeau ◀l’▶appelle imprudence ou générosité. Et ces mots ne désignent pas autre chose qu’une intensité ou une pureté toujours plus folle dans ◀le▶ bien comme dans ◀le▶ mal. « Je mettrais volontiers dans ◀le▶ même sac honnêtes et malhonnêtes gens, mais non pas ◀le▶ généreux avec ◀le▶ pleutre, une âme triste avec une âme joyeuse. » Voilà bien ◀le▶ leitmotiv ◀de▶ ◀l’▶œuvre entière ◀de▶ Jouhandeau. Et soudain il nous apparaît que cette œuvre est une illustration, non dépourvue ◀de▶ complaisance, du « pecca fortiter » ◀de▶ Luther.
Pour qui n’aurait pas lu d’autres ouvrages ◀de▶ Jouhandeau, ◀les▶ aphorismes qui composent ◀l’▶Éloge ◀de▶ ◀l’▶imprudence paraîtront plus abstraits qu’ils ne ◀le▶ méritent. C’est qu’ils supposent ◀l’▶existence ◀d’▶un bien et ◀d’▶un mal concrets dont ◀les▶ Binche ou M. Godeau ou plus récemment ◀les▶ héros ◀de▶ ◀l’▶Amateur ◀d’▶imprudence incarnèrent ailleurs toutes ◀les▶ complexités. Il s’agit, on ◀le▶ sait, du bien et du mal selon ◀l’▶Église.
Mais ◀l’▶émouvante et ironique dialectique ◀de▶ Jouhandeau est-elle très catholique, ou même très chrétienne ? ◀La▶ dialectique paulinienne postule que bien et mal appartiennent au règne ◀de▶ ◀la▶ loi (◀de▶ ◀la▶ morale). Et c’est ◀la▶ foi qui en libère, non pas cette « générosité » malgré tout équivoque. ◀La▶ foi révèle une réalité essentiellement différente et qui enveloppe tout ensemble ◀les▶ catégories du bien et du mal : ◀le▶ péché. ◀Le▶ contraire ◀d’▶un péché, c’est-à-dire ce qui ◀le▶ supprime, ce n’est pas une vertu, mais ◀le▶ pardon. ◀La▶ vertu comme ◀le▶ vice naît ◀de▶ ◀la▶ loi et s’y réfère. Mais ◀le▶ péché naît où meurt ◀la▶ foi, et meurt là où vit ◀la▶ foi. Au bien vulgaire des moralistes, Jouhandeau oppose ◀le▶ mal ; à celui-ci ◀le▶ Bien ; ◀d’▶où naissent ◀le▶ désir et ◀la▶ nécessité du Mal absolu ; sur quoi il reste béant. Mais ◀la▶ réalité ◀de▶ ◀la▶ foi est inverse. Elle fait voir ◀le▶ mal comme donnée immédiate ; puis ◀le▶ bien ; puis ◀le▶ péché et ◀le▶ pardon. Et ◀la▶ grâce est déjà dans ◀l’▶œil qui sait voir ◀le▶ péché au sein du mal et du bien à la fois. « Mal » ou « péché » — ◀le▶ débat se ramène sur cette page, à une question ◀de▶ vocabulaire. Une simple question ◀de▶ vocabulaire comme on dit, — lorsqu’on se soucie peu de savoir ce qu’on dit.