Un soir à Vienne avec Gérard
À Pierre Jeanneret et à son étoile nervalienne.
Je vins à Vienne pour fuir l’▶Amérique. Mais ◀les▶ Viennois avaient fui dans ◀les▶ opérettes ◀de▶ Strauss, qu’on ne trouve plus nulle part. Dans ◀les▶ dancings, un peuple ◀de▶ fêtards modérés, Juifs et ressortissants ◀de▶ ◀la▶ Petite-Entente, applaudissait chaque soir entre deux airs anglais ◀Le▶ Beau Danube bleu, en commémoration polie ◀d’▶un passé imaginaire, ou peut-être pour essayer ◀de▶ se prendre encore au rêve ◀de▶ valse qu’on était venu chercher parce que cela vaudrait bien d’autres stupéfiants. Mais un tour ◀de▶ tambour anéantissait cette Vienne tout occupée à ressembler à ◀l’▶idée qu’on s’en fait.
◀Le▶ Ring, trop large, ouvert au vent glacial, crée autour du centre ◀de▶ ◀la▶ ville une insécurité qui fait songer à ◀la▶ Russie et au sifflement des balles perdues ◀d’▶une révolution. Sept heures du soir : ◀le▶ moment était venu ◀d’▶arrêter ◀le▶ plan ◀de▶ ◀la▶ soirée, et cette promenade où il y avait juste assez ◀de▶ passants pour qu’on ◀la▶ sentît déserte ne me proposait qu’une frileuse nostalgie.
Mais qui fallait-il accuser ◀de▶ cette duperie, qui rendre responsable ◀de▶ ma déception, sinon moi-même, me dis-je bientôt. Car je professe qu’un désir vraiment pur parvient toujours à créer son objet, de même qu’atteignant un certain degré ◀d’▶intensité, un état d’âme crée une situation qui ◀l’▶exprime — bien qu’on pense généralement ◀l’▶inverse.
Donc, n’ayant pas renoncé à certaine idée que j’avais ◀d’▶un romantisme viennois, je fus conduit, par une sorte ◀de▶ compromis sentimental, à ◀l’▶Opéra où ◀l’▶on donnait ◀les▶ Contes ◀d’▶Hoffmann. Je comprends aujourd’hui ◀le▶ lien qui unissait dans mon esprit Vienne et Hoffmann : c’était ◀le▶ souvenir ◀de▶ Gérard de Nerval. Mais je pense que je n’avais même pas prononcé mentalement ce nom lorsque je m’assis dans ◀l’▶ombre du théâtre, en retard, un peu ennuyé ◀de▶ me trouver à côté ◀d’▶une place vide : ◀la▶ jolie femme qu’on attend dans ces circonstances, une fois de plus manquait ◀le▶ rendez-vous que j’avais demandé au hasard ◀d’▶arranger.
Mais ◀le▶ thème ◀de▶ ◀la▶ Barcarolle s’empare bientôt ◀de▶ tout mon être — ainsi d’autres deviennent patriotes au son ◀d’▶une fanfare militaire, ainsi je m’abandonne au rêve ◀d’▶un monde que suscite en moi seul peut-être cette plainte heureuse des violons. ◀Le▶ diable sort des parois, noir et blanc, ◀la▶ ravissante héroïne est à son piano, c’est un duo des ténèbres et ◀de▶ ◀la▶ pureté où vibrent par instants ◀les▶ accords ◀d’▶une harmonie surnaturelle. Et tout cela chanté dans une langue que je comprends mal. Je me penche vers un voisin pour lui demander je ne sais plus quoi. Mais sans doute évadé dans son rêve, beaucoup plus loin que moi, il n’entend pas ma question. ◀L’▶envie me prend ◀d’▶aller ◀le▶ rejoindre. Me voici tout abandonné à ◀l’▶évocation ◀d’▶un amour tragiquement mêlé à des forces inconnues et menaçantes. Mais ◀la▶ musique est si légère, ◀la▶ voix ◀de▶ ◀la▶ jeune fille si transparente : ◀la▶ mort même en devient moins brutale. Elle rôde ici comme une tristesse amoureuse. Elle n’est plus que ◀l’▶approche ◀d’▶une grandeur où se perdraient nos amours terrestres dans ◀d’▶imprévisibles transfigurations — ◀l’▶heure anxieuse et mélancolique où ◀l’▶on quitte ce visage aimé pour d’autres plus beaux peut-être, mais inconnus. Et voici que ◀la▶ forme blanche, sous un brusque faisceau ◀de▶ lumière m’apparaît avec ◀le▶ visage même ◀de▶ mon amour. Je me sens voluptueusement perdre pied. Vertige ◀de▶ te revoir, vertige ◀de▶ te perdre vraiment, parce que c’est toi, parce que c’est bien toi de nouveau qui m’appelles et qui vas me quitter…
— C’est une chose singulière, prononce une voix, à côté de moi, c’est une chose singulière que ◀le▶ pouvoir ◀de▶ cette musique. Voici que vous êtes tout près de comprendre…
Mon voisin avait parlé tout haut ; personne pourtant ne se détournait. Comment pouvais-je être ◀le▶ seul à ◀l’▶avoir entendu ?
— C’est, me répondit-il, que seul vous venez ◀d’▶atteindre au monde des êtres véritables. Nous nous rencontrons. Vous me voyez parce que vous comprenez certaines choses par votre souffrance… Mais ◀le▶ temps approche où vous n’aurez plus besoin ◀de▶ souffrir pour comprendre.
◀Le▶ faisceau ◀de▶ lumière quitta ◀la▶ scène, un reflet balaya ◀le▶ parterre, ◀le▶ visage ◀de▶ mon voisin m’apparut, pâle dans son collier ◀de▶ barbe noire. Je sentis que je ◀l’▶avais déjà reconnu.
Il portait une cape bleu-sombre, à ◀la▶ mode ◀de▶ 1830, qui, à ◀la▶ rigueur, pouvait passer pour une élégance très moderne. Il n’y avait dans toute sa personne rien ◀de▶ positivement démodé ; je n’eus même pas ◀le▶ sentiment ◀de▶ quoi que ce fût ◀d’▶immatériel. D’ailleurs ◀le▶ trouble où m’avait jeté la première reconnaissance empêcha ma raison ◀d’▶intervenir entre ◀la▶ réalité ◀de▶ ma vision et mon cerveau pris au défaut ◀de▶ sa carapace ◀de▶ principes et ◀d’▶évidences opaques.
Nous sortîmes ◀de▶ ◀l’▶Opéra, Gérard de Nerval et moi, sans nous être rien dit ◀d’▶autre, comme des amis qui se connaissent depuis si longtemps qu’un échange tacite suffit aux petites décisions ◀de▶ ◀la▶ vie quotidienne.
Gérard tenait en laisse ◀le▶ fameux homard enrubanné. « Cela vexe ◀les▶ Viennois, me dit-il, parce qu’ils y voient une façon ◀de▶ me moquer ◀de▶ leurs petits chiens muselés… Je n’en suis pas fâché. »
Il y avait peu de monde dans ◀les▶ rues. Des jeunes gens avec une femme à chaque bras, ◀l’▶air ◀de▶ ne pas trop s’amuser.
Ceci du moins n’a guère changé, dis-je, songeant aux Amours ◀de▶ Vienne.
Certes, répondit Gérard, malgré ◀les▶ apparences, cette vie sentimentale est une des seules réalités qui correspondent encore à ◀l’▶image classique ◀de▶ Vienne. Sentimentalisme capricieux d’ailleurs, dépourvu ◀d’▶ironie mais non pas ◀de▶ légèreté. C’est une sorte ◀d’▶inconstance folâtre qui cache une incapacité définitive à se passionner pour quoi que ce soit. Cette ville, qui est toute caresses, a peur ◀de▶ ◀l’▶étreinte… C’est d’ailleurs une chose que je comprends assez bien, ajouta-t-il, mais pour d’autres raisons qu’eux, probablement…
À ce moment, comme nous traversions une rue sillonnée ◀de▶ taxis rapides, ◀le▶ homard refusa obstinément ◀de▶ progresser. Gérard dut ◀le▶ prendre sous ◀le▶ bras, et ◀les▶ paires ◀de▶ pinces s’accrochèrent désespérément à ses manches. ◀De▶ terreur, ◀le▶ homard avait rougi : il conserva toute ◀la▶ nuit une magnifique couleur orangée. Gérard semblait habitué à ces sortes ◀de▶ scènes.
On reparla ◀de▶ ◀l’▶inconstance viennoise. Gérard ◀l’▶attribuait à une certaine anémie des sentiments, à un manque ◀de▶ caractère aussi. ◀La▶ fidélité véritable est une œuvre d’art qui demande un long effort, et ◀les▶ Viennois sont, par nature et par attitude, des gens fatigués. — Pour moi, dit Gérard, je situe ◀l’▶amour dans un monde où ◀la▶ question fidélité ou inconstance ne se pose plus. Vous ◀le▶ savez, je n’ai aimé qu’une femme — au plus deux, en y réfléchissant bien, mais peut-être était-ce ◀la▶ même sous deux attributs différents. Toutes ◀les▶ femmes qui m’ont retenu un instant, c’était parce qu’elles évoquaient cet amour, c’était parce que je découvrais en elles ◀de▶ secrètes ressemblances, qui pour ◀les▶ autres paraissaient purement mystiques… Mais vous savez, « ◀les▶ autres » n’y comprennent jamais rien, dès qu’on aime… Oh ! cette femme ! elle n’était qu’un regard, un certain regard, mais j’ai su retrouver ◀la▶ sensation ◀de▶ ce regard jusque dans des objets — et c’est cela seul qui donne un sens au monde. — Mais je bavarde, je philosophe, et vous allez me dire que c’est trop facile pour un homme retiré du monde depuis si longtemps. Livrons-nous plutôt à une petite malice dont ◀l’▶idée me vient à la vue de cette vendeuse ◀de▶ fleurs.
C’était ◀la▶ petite bossue qui vend des roses et des œillets rue de Carinthie. Gérard lui paya quelques œillets rouges en expliquant qu’elle devait ◀les▶ donner au hasard, à une jolie femme qui passerait seule. Nous nous arrêtâmes non loin, auprès ◀d’▶une devanture ◀de▶ robes ◀de▶ soie, nous amusant à imaginer ◀les▶ corps précieux qui ◀les▶ revêtiraient. Vint à pas pressés une jeune femme, chapeau rouge et manteau ◀de▶ fourrure brune, inévitablement. Et ce qui se passa fut, hélas, non moins inévitable : ◀la▶ jeune femme refusa d’abord ◀les▶ fleurs pour se donner ◀le▶ temps ◀de▶ regarder autour ◀d’▶elle ; ◀l’▶intérêt que nous ne sûmes pas dissimuler nous trahit ; elle finit donc par accepter et vint à nous avec un sourire ◀d’▶opérette : « ◀Les▶ Messieurs sont vraiment gentils ! » Il n’y avait plus qu’à lui prendre chacun un bras, une femme pour deux hommes — et ce fut bien dans cette anecdote dont Gérard attendait évidemment quelque imprévu, ◀la▶ seule atteinte à ◀la▶ coutume viennoise. ◀L’▶enfant était charmante, comme elles ◀le▶ sont presque toutes dans cette ville, — du type que Gérard et Théo nommaient « biondo e grassotto », et qu’avec mes amis nous devions baptiser en style viennois « Mehlspeis-Schlagobers6 ».
Heureusement qu’au Moulin-Rouge, souterrain où nous nous engouffrâmes dans un grand bruit ◀de▶ saxophones et ◀de▶ cors anglais jouant ◀la▶ Marche de Tannhäuser en tango, un Balkanique très lisse nous délivra ◀de▶ notre conquête pour ◀la▶ durée des danses. Gérard bâillait : « Voilà ce que c’est que ◀de▶ prendre des femmes au hasard, disait-il. Je sens très bien que nous allons nous ennuyer terriblement. Du moins, moi. Pour vous, c’est différent, vous êtes moderne, vous vous contentez peut-être ◀de▶ cette pêche miraculeuse — c’est une façon ◀de▶ parler — à laquelle on se livre dans ces lieux ◀de▶ plaisir — autre façon ◀de▶ parler. On dit que j’ai vécu ◀d’▶illusions, avouez que les miennes étaient ◀de▶ meilleure qualité : car c’est une pauvre illusion que ◀le▶ plaisir qu’on vient chercher ici avec le premier être venu. — Certes, poursuivit-il, je comprends que ◀l’▶Europe est en décadence quand je ◀la▶ regarde s’amuser. Je vois se perdre ce sens des correspondances secrètes et spontanées du plaisir qui seules faisaient sa dignité humaine, parce qu’elles ◀le▶ rattachaient aux buts ◀les▶ plus hauts ◀de▶ notre vie. Ces citadins blasés s’amusent plus grossièrement que des barbares, ils s’imaginent pouvoir faire une place dans leur vie aux « divertissements » entre 10 heures du soir et 4 heures du matin, moyennant tant de schilling, dans un décor banal et imposé, avec des femmes qui élargissent des sourires à ◀la▶ mesure exacte ◀de▶ leur générosité. Vos boîtes ◀de▶ nuit sont des sortes ◀de▶ distributeurs automatiques ◀de▶ plaisir. Autant dire que ceux qui ◀les▶ fréquentent ne savent plus ce que c’est que ◀le▶ plaisir. Ils prennent au hasard des liqueurs qui n’ont pas été préparées pour leur soif. Ils ne savent plus ◀les▶ signes ni ◀les▶ ressemblances. Aussi ◀l’▶ennui règne-t-il bruyamment dans ces lieux : cet orchestre triomphant suffit à peine à toucher leurs sens fatigués et épaissis. Regardez ces yeux mornes, ou luisants ◀de▶ concupiscences élémentaires : Ce sont vos contemporains livrés à ◀la▶ démocratie des plaisirs dans une foire éclatante ◀de▶ faux luxe. ◀La▶ misère, c’est ◀de▶ voir ici des femmes aussi ravissantes que celle-là qui danse en robe mauve, avec tant de gravité et ◀de▶ détachement. Je viens souvent ◀la▶ regarder, à cause de ◀la▶ noblesse ◀de▶ sa danse. Je ◀la▶ nomme Clarissa, parce que cela lui va. Mais comme c’est odieux qu’une créature aussi parfaite soit touchée par ◀les▶ mains outrageusement baguées ◀de▶ ces courtiers alourdis ◀de▶ « Knödl ». En Orient on en ferait une chose extrêmement précieuse, qu’on n’approcherait qu’avec un sentiment religieux ◀de▶ ◀la▶ beauté. Mais je crois que ◀l’▶Occident est devenu fou. Il ne comprend plus rien. »
Des bugles agonisaient, aux dernières mesures ◀d’▶un tango. Notre encombrante conquête revint s’asseoir auprès de nous. Gérard songeait, muet, et n’en buvait pas moins. « Pourquoi vous ne dites rien ? » fit-elle ◀d’▶un ton ◀de▶ reproche, évidemment scandalisée par cette atteinte aux lois du genre ◀le▶ plus conventionnel qui soit. Gérard ◀la▶ regarda avec une certaine pitié : « Chère enfant, dit-il doucement, pauvre colombe dépareillée, vous n’avez pas ◀de▶ ressemblance, et c’est bien ce qui vous perdra. » ◀La▶ pauvre fille ne comprenant pas, il y eut un moment pénible, comme il arrive lorsqu’un peu ◀d’▶humanité vient interrompre une comédie aux attitudes convenues, et donne ◀l’▶air bête aux acteurs. Puis Gérard embrassa paternellement ◀la▶ belle effarée, et nous sortîmes, non sans avoir délivré ◀le▶ homard qui, laissé au vestiaire, y était ◀l’▶objet ◀de▶ vexations diverses et ◀de▶ curiosités grossières de la part des garçons.
« Encore une proie inutile lâchée pour ◀l’▶ombre, dit Gérard ◀d’▶un ton rêveur et malicieux. Mais ◀l’▶ombre ◀de▶ cette ville illusoire est ◀la▶ plus douce à mes vagabondages sans but. Vous savez, je lance mes filets dans ◀l’▶eau des nuits, et quelquefois j’en ramène des animaux aux yeux bizarres où je sais lire ◀les▶ signes. »
Comme je ne répondais rien : « Avez-vous sommeil ? demanda-t-il. Moi pas. D’ailleurs j’ai oublié mes clefs il y a très longtemps, très longtemps… Et pas ◀de▶ Lune ce soir, il serait dangereux ◀de▶ s’endormir. »
Se penchant vers moi il prononça : « ◀La▶ nuit sera noire et blanche. » Je ressentis quelque émotion à ◀l’▶ouïe ◀de▶ cette phrase célèbre.
◀Les▶ cocktails du Moulin-Rouge avaient peu à peu envahi notre sang. Nos pensées devenaient légères comme des ballons. ◀La▶ rumeur ◀de▶ Vienne baignait nos corps fatigués jusqu’à ◀l’▶insensibilité et ◀l’▶illusion étendait sur toutes choses une aile ◀d’▶ombre flatteuse aux caprices redoutables. Cette nuit-là nous rencontrâmes des anges au coin des ruelles, des oiseaux nous parlèrent, bientôt dissous dans ◀le▶ vent. Tout n’était que reflet, passages, allusions.
Plus tard, dans un petit bar laqué ◀de▶ noir jusqu’à mi-hauteur, puis couvert ◀de▶ glaces qui, reflétant ◀le▶ plafond à caissons dorés, ◀l’▶étendent indéfiniment — c’est un ciel suspendu assez bas sur nos têtes. Lumière orangée, tamisée ; un piano dissimulé joue très doucement. Nous sommes assis autour ◀d’▶une petite table lumineuse, verdâtre, et Gérard, penché sur cet aquarium ◀de▶ rêves, discourt et décrit ◀les▶ images qu’il y découvre. Il y a ◀les▶ ailes du Moulin-Rouge, qui sont ◀les▶ bras ◀de▶ Clarissa dans sa danse, et Clarissa c’est aussi ◀l’▶Anglaise aux citrons ◀de▶ Pompéi, ◀l’▶Octavie du golfe ◀de▶ Marseille, ou bien plutôt, par on ne sait quelle erreur ◀d’▶images, — ce serait ◀la▶ gravité énigmatique ◀d’▶Adrienne ; mais dans ◀le▶ lointain, Aurélia lui répond ◀d’▶un regard pareil. Des visages naissent comme des étoiles dans un halo, comme ◀les▶ couleurs sous ◀les▶ paupières ; s’élargissent, se fondent, et se superposent, restituant vivantes dans ◀la▶ même minute toutes ◀les▶ incarnations ◀d’▶un amour dont ◀l’▶être éternel peu à peu transparaît au travers de ses manifestations. Gérard parle avec une liberté magnifique et angoissante. Il mêle tout dans ◀le▶ temps et ◀l’▶espace. Cent années et tous ◀les▶ visages aimés revivent dans cette coupe ◀de▶ songes, avec leurs illusions, — ces formes passagères que nous croyons seules réelles, ces reflets qui nous illuminent ◀le▶ visage terrestre des choses dont l’autre moitié sera toujours cachée, ainsi ◀la▶ Lune et sa moitié ◀d’▶ombre. Et parce que tout revit en un instant dans cette vision, il connaît enfin ◀la▶ substance unique ◀de▶ ses amours, il communie avec quelque chose ◀d’▶éternel. Tous ◀les▶ drames du monde ne sont que des décors mouvants dans ◀la▶ lueur bariolée des sentiments, ils ne sont que reflets, épisodes, symboles : ◀le▶ vrai drame ◀de▶ son destin est ailleurs.
Il se met alors à m’expliquer des signes, des généalogies étourdissantes qui commencent à des dieux et finissent aux pierres précieuses en passant par toutes ◀les▶ formes animales. ◀L’▶âme du monde palpite dans cette confidence. Il m’enseigne que ◀la▶ passion seule, par ◀la▶ souffrance qu’elle entraîne, nous révèle ◀le▶ sens réel ◀de▶ nos vies, et peu à peu, ◀de▶ leurs moindres rencontres.
◀La▶ fatigue calme son lyrisme et son exaltation. Il semble se rapprocher ◀de▶ moi. Il me raconte ◀de▶ ces superstitions qui ne sont enfantines que pour nos savants retombés en pleine barbarie spirituelle. Il plaisante. Il dit que sa vie ressemble surtout à un film où ◀les▶ épisodes s’appellent par ◀le▶ simple jeu des images, se voient par transparence l’un au travers de l’autre.
Il dit : « Pour celui qui saisit ◀les▶ correspondances, chaque geste, chaque minute ◀d’▶une vie résume cette vie entière, et fait allusion à tout ce qu’il y a sous ◀le▶ soleil, et même ailleurs. Croyez-moi, vous pourriez écrire une Vie simultanée ◀de▶ Gérard : elle tiendrait toute en une heure, en un lieu, en une vision. »
Nous sortîmes. Seules des trompes ◀d’▶autos s’appelaient dans ◀la▶ nuit froide. Gérard ne disait presque plus rien ; à peine, de temps en temps, s’il parlait à voix basse à son homard, qui semblait d’ailleurs endormi. En passant par ◀la▶ Freyung, nous vîmes un palais aux fenêtres illuminées. Des autos attendaient devant ◀le▶ porche grand ouvert. ◀Les▶ chauffeurs battaient ◀la▶ semelle dans ◀la▶ neige fraîche ou s’accoudaient à ◀la▶ banquette ◀d’▶un kiosque à « Würstel » où nous nous arrêtâmes. Au léger sifflement du bec de gaz sans manchon qui éclairait ◀la▶ boutique, et que ◀le▶ vent menaçait à chaque instant ◀d’▶éteindre, ◀le▶ homard se réveilla. Gérard m’expliqua qu’il en était ainsi chaque nuit, que ◀l’▶animal devenait nerveux et que depuis quelques semaines, il avait dû ◀le▶ mettre au caviar. Il en demanda donc une petite portion et ◀la▶ fit prendre au homard avec toutes sortes ◀de▶ soins. ◀Les▶ chauffeurs regardaient ◀d’▶un œil las, trop las pour s’étonner. Transi, je me balançais ◀d’▶un pied sur l’autre dans ◀la▶ neige fondante, tout en croquant une ◀de▶ ces saucisses à ◀la▶ moutarde qu’on appelle ici « Frankfurter » et ailleurs « Wienerli ».
Soudain ◀les▶ autos se mirent à ronfler. Par ◀le▶ grand escalier, au fond ◀de▶ ◀la▶ cour du palais, descendaient ◀les▶ invités du bal. Des femmes sans chapeau couraient vers ◀les▶ voitures, ◀les▶ hommes s’inclinaient pour des baise-mains silencieux et mécaniques. Je reconnus des princes aux faces maigres qui ressemblaient terriblement à ◀d’▶anciens Habsbourg, des comtes athlétiques et ◀la▶ silhouette échassière ◀de▶ ◀la▶ jeune duchesse de Clam-Clammansfeld en manteau ◀de▶ velours rose, dont ◀la▶ tête frisée jetait des insolences sur ◀les▶ chapeaux noirs ◀de▶ ses cavaliers. Tout cela s’empila dans ◀les▶ autos ; en un quart d’heure, il n’y eut plus personne, ◀la▶ place s’éteignit.
Mais Gérard ? Ses yeux s’étaient fixés intensément, à ◀la▶ sortie des invités, sur une femme qui s’en allait toute seule vers une voiture à ◀l’▶écart des autres. Une femme aux cheveux noirs en bandeaux, au teint pâle, ◀l’▶air ◀d’▶autrefois. Il avait murmuré : Marie Pleyel. Quand ◀la▶ place se fut apaisée, je m’aperçus que j’étais seul. Une dernière auto, extraordinairement silencieuse, absolument silencieuse fila devant moi ; je reconnus ◀la▶ voiture ◀de▶ ◀la▶ femme aux bandeaux noirs. Mais ◀les▶ rideaux étaient baissés.
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Déjà on criait ◀les▶ journaux du matin, des triporteurs passèrent à toute vitesse, m’éclaboussant ◀de▶ neige et ◀de▶ titres dépourvus ◀de sens.
Je dormais debout.