Petit journal de▶ Souabe
À la tombée ◀d’▶une nuit froide, en avril, le voyageur descend dans un vieux bourg ◀de▶ Souabe, — quelques lumières au milieu d’une étroite vallée où le train longtemps côtoya une rivière, des forêts. Les rues sont vides jusqu’au cœur ◀de▶ la ville, où l’attend une ample demeure.
Et maintenant le chien s’est tu ; des pas s’éloignent. Un trait ◀de▶ lumière sous la porte disparaît.
Il aime sentir autour de lui vivre la grande maisonnée, cet espace cloisonné ◀de▶ murailles respectables, plein ◀de▶ présences et ◀d’▶absences — la chambre principale où une lampe arrose la pesante nappe aux dessins brodés, des verres, des coudes et des pipes ◀de▶ méditation —, des pièces vides où la Lune avance comme un chat sur le lit conjugal, un salon glacé dont le parquet craque sans que nul pied jamais ne s’y pose, et tous ces corridors si hauts où l’on devine à tâtons des armoires monumentales. Dans une chambre froide il s’est couché en grelottant. Mais à travers l’ombre il distingue les masses confortables ◀de▶ meubles volumineux, le poêle blanc à chapiteau rococo et ce lit énorme aux édredons rebondis où l’on s’enfouit comme s’il était le sommeil même.
Le bruit ◀de▶ la rivière et ◀de▶ l’écluse proche, — ce sera sa première habitude.
22 avril 1929
Mes fenêtres donnent sur la rivière. En m’y penchant je puis me voir dans l’eau plate, élargie en cet endroit, avant l’écluse qui la prend ◀de▶ biais sur la droite. Un nageur passe à travers les reflets jaunes, roses, verts, des maisons à façades triangulaires. Couleurs ◀d’▶un crépuscule ◀de▶ pluie. Plus près, des reflets ◀d’▶arbres ; plus près encore, des nuages troués ◀de▶ petits poissons. À gauche je domine un pesant pont ◀de▶ pierre rougeâtre, trois arches dont les piles s’avancent en éperons. Encastrée dans le parapet, une petite chapelle bossue, nourrie ◀de▶ poussière depuis le Moyen Âge, propose humblement son anachronisme ◀de▶ plain-pied avec les passants, les voitures. (Ils l’aiment bien, — ne la voient plus.)
La vie du pont m’occupe, comme les remous dans l’eau. Un char traverse lentement. Une belle auto derrière s’impatiente, tandis que les collégiens vont flairer sa marque, méprisant les occupants à lunettes. Viennent deux filles sans chapeau qui se promènent pour montrer leurs robes. Le nageur les intéresse, elles s’accoudent au parapet, tout près d’ici. Vont-elles sentir que je les regarde ? Vraiment la plus petite est jolie, très brune, avec un gros collier ◀de▶ verre bleu… Elle lève les yeux tout droit vers moi, une seconde, parle vite à sa compagne, rougit. Elles rient et s’en vont, et avant de disparaître au coin ◀d’▶une maison jaune, se retournent.
Ce petit monde enclos par le pont et l’écluse, je m’en contenterai doucement. Comme si j’avais presque oublié. — « Seul et séparé », ces deux mots que rythmait le train, est-ce qu’ils font encore vraiment mal ?
24 avril 1929
Les habitants ◀de▶ la maison me paraissent peu nombreux, mais sait-on bien ◀d’▶où il peut en sortir encore — sans compter les fantômes, probables ? Le père Reinecke, un barberousse aux yeux perçants, ex-nouveau riche ruiné par l’inflation, partage sa vie entre la vente des articles ◀de▶ sport et les joies ◀de▶ l’esprit. Quand le négoce installé au rez-de-chaussée ◀de▶ sa demeure patricienne souffre par le fait des menées impérialistes ◀de▶ la France, il cherche une revanche sournoise et désintéressée dans l’activité ◀d’▶un jugement qui domine la médiocrité du monde. Le père Reinecke est un esprit « caustique » — il aime à me le répéter en français, —et je le verrai bien, assure-t-il, le jour où il me confiera quelques fragments du « livre ◀de▶ sa vie », dont il compose chaque matin deux pages à la machine. Il y juge du monde en général, ◀de▶ la religion, des mœurs, ◀de▶ l’histoire, et ◀de▶ ses voisins en particulier. La « Gnädige » fait avec bonne humeur la meilleure cuisine possible au Wurtemberg, et ◀de▶ ces gâteaux compliqués qu’elle orne ◀d’▶un quatrain ◀de▶ bienvenue. Elle me confie qu’il lui arrive ◀de▶ rêver en vers. Chacun son petit talent dans la famille. Le gros Fritz est un blond géant ◀de▶ 25 ans, qui rit avec bonté et se distingue dans les concours ◀de▶ gymnastes. La domestique a cet air ◀de▶ victime attristée que prennent souvent les servantes ◀de▶ la bourgeoisie. Quant au chien, ◀de▶ l’espèce dite « schnauzer », il montre un poil ◀de▶ couleur neutre, et quelque bienveillance lorsqu’il a compris.
Est-ce tout ? Il y a encore l’absence ◀de▶ la fille, élément considérable dans l’atmosphère et dans l’économie du lieu. On l’a mise en pension en Bavière, et les galants qui passent sans avoir l’air ◀de▶ rien sur le pont Saint-Nikolaus sont bien capons ◀de▶ voir à sa fenêtre la silhouette ◀de▶ l’Étranger. On a laissé sa photo dans ma chambre, « pour que vous ayez une compagnie ! », dit sa mère, avec un clin d’œil. C’est une jolie fille potelée, qui rit, — et qui doit savoir se défendre à l’occasion, mais comme elles font, pas trop tôt.
28 avril 1929
Ils ont ◀de▶ la peine à comprendre pourquoi je suis venu vivre dans ce bourg, chez eux justement… Comment leur confesser que je cherchais un lieu quelconque et paisiblement habité ? Cette ville est pour eux la moins quelconque du monde. Je prétexte des écritures — qui se réduisent d’ailleurs à ce journal — pour avoir la paix dans ma chambre ; aussi, une ancienne fatigue à guérir pour qu’on me laisse errer dans la campagne.
La petite ville au crépuscule, couchée en rond entre les collines, secrète sous un voile ◀de▶ brume bleue, dans une grande paix. Vue ◀de▶ la hauteur, sous un ciel pâle avec des nuages blancs qui s’en vont. Un vent froid, mais quelques douceurs aux abris, près ◀d’▶une ◀de▶ ces maisons isolées où je ne l’amènerai jamais, à cette heure qui serait celle ◀de▶ rentrer chez nous s’asseoir auprès ◀d’▶un feu… — Mais non.
7 mai 1929
« J’ai mes brouillards et mon beau temps au-dedans de moi », remarque Pascal, asservi au seul climat ◀de▶ l’âme. Pour moi, c’est ma jeunesse et ma vieillesse que je porte ainsi tour à tour. Entre l’âge ◀de▶ mes humeurs et le chiffre ◀de▶ mes années, « peu de liaison ». C’est à l’intimité ◀de▶ mon regard avec les choses que je mesure ma jeunesse : dans ces campagnes solitaires, je promène un adolescent.
Tout l’après-midi j’ai rôdé, marchant, m’arrêtant pour écouter et respirer longuement, choisissant parfois pour y sommeiller une lisière ◀d’▶où l’on voit ◀de▶ lointains horizons, puis de nouveau m’enfonçant au hasard dans la forêt. Vers le soir, j’étais bien perdu.
La lumière montait vers la cime des arbres, aux lisières ◀d’▶une forêt ◀de▶ Parsifal, et les plus hauts feuillages exultaient ◀de▶ clarté devant le ciel pâli. Tout vivait autour de moi dans une sorte ◀d’▶ivresse lente et majestueuse, et bientôt je me pris à composer des phrases, tout en allant comme en rêve sur l’herbe où s’étouffait tout bruit. « Ô crépuscule adolescent, disais-je, chasseur au cœur battant, que poursuis-tu dans le mystère des orées ◀d’▶ombre ? » Et l’on me répondait : « Ici, la jeune fille Aurore a surpris la licorne pure… » (Je croyais voir un éclair blanc sous la futaie.)
J’avançais à travers une nature ◀de▶ divagation. Les lisières sont des lieux ◀de▶ l’esprit où circulent des bêtes nées du rêve. Et l’Archer vierge y court en vain sur la trace des figures ◀de▶ son désir. (« Oh ! qu’il garde ses flèches, il ne tuerait qu’un songe. »)
La nuit fraîche m’a réveillé. Mais tandis qu’ici j’écris, je me sens tout baigné encore ◀de▶ cette fièvre amoureuse ; et tout est mythe de nouveau. Mythes ◀de▶ l’ombre et des frontières, sortis ◀de▶ la forêt occidentale : je retrouve en eux mon enfance entourée ◀de▶ présences obscures, mon enfance, cette foi anxieuse en je ne sais quelle liberté du monde.
Un peu plus tard, il y eut un instant merveilleux que je veux noter ici. Le ciel est encore plus blanc, et la prairie s’embrume. Soudain, à dix pas devant moi, une biche dresse la tête au ras des herbes, se lève, saute sur place, — n’est plus là. — J’ai poursuivi longtemps le reflet rouge ◀de▶ ses yeux parmi les troncs qui luisaient, faiblement, vers le cœur profond du bois. Et je croyais m’enfoncer et me perdre dans le silence ◀d’▶une mémoire bienheureuse.
21 mai 1929
Matinées végétales, depuis trois jours. Je me lève à 7 heures, rassemble quelques papiers, un tome ◀de▶ Meister, un paquet ◀de▶ tabac, le tout dans une couverture sous mon bras. La ville s’éveille et s’aère. Je me mets à grimper la colline parmi le bourdonnement des buissons qui surplombent un sentier rapide. Il faut enjamber le portail rouillé, redescendre quelques marches enfouies sous les branches folles : le jardin est abandonné depuis des années, sur ses terrasses étroites, déjà brûlantes au matin, dominant la ville, ses bruits ◀de▶ chars, ses cris ◀d’▶enfants. Je traverse l’odeur des groseilliers, écarte des ronces, et voici sous une voûte ◀de▶ feuillage, la table ◀de▶ pierre et son banc en demi-cercle. L’air est encore humide dans cette grotte ◀d’▶ombre. Sur le banc froid j’étale ma couverture, et mes papiers sur la table où s’aventurent des cloportes. Je bourre une pipe. Et alors je ris, je ris du plaisir ◀de▶ la matinée vide devant moi. Merveille ◀de▶ penser au fil du désordre lent ◀de▶ la vie ◀d’▶un jardin, dans l’odeur des feuilles vivantes, ◀de▶ la terre noire, des mousses. Des fils ◀d’▶araignée luisent et des brindilles tombent sur mes mains, écorces, chenilles. Une bouffée ◀de▶ pipe enveloppe une guêpe qui rôde autour de ma tête. La volupté ◀de▶ telles heures consiste à n’écrire que quatre ou cinq phrases mais en tenant compte ◀de▶ tout ce qui bouge. Il importe ◀de▶ s’arrêter longuement sous tous les prétextes, ◀de▶ secouer sa pipe quand les dernières bouffées deviennent écœurantes, ◀de▶ s’étirer alors et ◀de▶ considérer les flaques ◀de▶ soleil sur la table. Je somnole dans une méditation à la fois distraite et nourrie par tout ce qui flotte dans l’air, rampe, gratte le sol, pique, bruisse exquisement au vent.
Ainsi se créent peu à peu dans l’esprit ces formes végétales, ces cheminements brisés et délicats ◀d’▶insectes rampants ou volants, ces formes et ces voies qui sont celles mêmes par où la pensée entre en contact avec tout le mobile et l’ineffable du monde. Cure ◀de▶ sommeil, ◀de▶ rêves et ◀de▶ feuillages — et trois heures ◀de▶ tennis chaque après-midi —, cure vraiment : il s’agit ◀de▶ dissoudre ces angles droits, ces symétries minérales qu’on instruisit dans nos esprits et qui nous laissent comme perclus au milieu des métamorphoses. Il s’agit que l’esprit et l’espace vivant, de nouveau se répondent, se conviennent et soient signes l’un ◀de▶ l’autre. Dans le bonheur ◀de▶ cette matinée, la pensée s’abandonne à la séduction des ramures, et voici qu’elle apprend à distinguer dans leur dessin des formes particulières ◀de▶ son activité. En même temps elle se peuple ◀d’▶arbres, ◀de▶ germes lents, ◀de▶ passages ailés. Le vent qui glisse à travers ce jardin éveille en elle une allégresse semblable au frémissement des hautes branches.
L’architecture, dit Goethe, est une musique glacée. Mais l’arborescence est une musique vivante, une musique infiniment lente. Elle fraie des pistes délicates dans l’esprit ◀de▶ qui sait l’entendre, et celui-là peut-être, si plus tard il remonte jusqu’à la vision, distinguera des choses nouvelles dans l’espace. (Au poète ◀de▶ les nommer.)
22 mai 1929
(Après avoir relu ce que j’écrivais hier.)
Il s’agirait, au fond, ◀d’▶amener la pensée à la plus insistante vénération du réel. Tel serait le fondement ◀d’▶une morale des idées « par-delà le logique et l’absurde ».
Ah bien ! je connais quelques êtres entièrement en substance grise qui n’eussent pas mieux dit cela, — mauvais signe. J’ai pourtant dans la tête et dans la peau toute cette matinée ◀d’▶air, l’odeur ◀de▶ l’ombre sous les feuilles, et cette autre odeur ◀de▶ hautes tiges croissantes et ◀de▶ fourmis rouges. Dès 9 heures j’ai pu travailler en costume ◀de▶ bain. Buffon préférait les manchettes et le jabot. C’est bien l’un des auteurs les plus constamment provocants ◀de▶ son siècle, — il faudra s’y remettre. Mais ici je m’adonne aux seuls crus germaniques. J’ai trouvé Swedenborg et Paracelse dans l’armoire sculptée du père Reinecke. (Il y a Goethe, Schiller, Lessing reliés en vers bavarois, avec des médaillons en relief sur la couverture ; aussi Angelus Silesius ; un petit recueil des upanishads ; quelques romans modernes.)
Le pasteur suédois et le mage ◀d’▶Einsiedeln représentent assez bien à eux deux, par un hasard qui ne m’étonne guère, ce double mouvement ◀de▶ matérialisation du spirituel et ◀d’▶intellectualisation du physique qui justement m’apparaît comme le thème ◀de▶ mes songeries souabes. Mettons un peu cela au net.
Paracelse s’occupait ◀d’▶extraire l’ens des corps, tandis que Swedenborg se complaît à décrire le vêtement des anges. L’un découvre l’univers dans chaque organe ◀de▶ la machine humaine. L’autre enseigne que chacun des anges est un miroir du ciel entier. C’est parce qu’ils savent les correspondances que ce médecin parle avec mystère des objets que nous touchons, — ce mystique avec naturel ◀de▶ ce qui nous est invisible. Tous deux orientent la réflexion vers le sens et vers le symbole concret.
N’est-ce point ce genre ◀de▶ démarche que notre « culture » a le plus méprisé ? N’est-ce point à cause de ce mépris qu’elle a perdu le secret ◀de▶ l’humain ? Car voici bien le monde qu’on nous a fait. Tout encombré ◀d’▶idées sans corps, ◀de▶ corps stupides — ◀de▶ nihilistes et ◀de▶ boxeurs, si vous voulez —, tout encombré ◀de▶ larves et ◀de▶ systèmes qui ne correspondent à rien ni dans le ciel ni sur la terre.
Car enfin, qu’est-ce que l’homme ? qu’est-ce donc que ce paradoxal mélange ◀de▶ chair et ◀d’▶âme ? — Paracelse et Swedenborg s’accorderaient, je le crois, pour répondre. L’homme est un point de vue central et médiateur entre les corps et les esprits. C’est en cela seulement que réside son originalité dans l’univers, son irremplaçable et divine originalité16.
Or, pour l’être situé en un tel lieu — le lieu humain par excellence —, il devient aussitôt patent que toute réalité spirituelle a sa correspondance dans la matière, ou bien n’est qu’une duperie.
Correspondances à vrai dire tellement invisibles et duperies tellement respectables pour la plupart des êtres qui peuplent ces villes, là-bas, que le nom ◀d’▶homme ne saurait plus les désigner sans fraude. Un bel assortiment ◀de▶ monstres ! (J’ai lu le journal après dîner.) Et tous les accessoires ◀de▶ leurs démences, depuis les petites ailes dans le dos jusqu’au groin antigaz !
Ah ! Diogène, Diogène ! cesse ◀de▶ chercher un homme. Tâche plutôt ◀d’▶en devenir un. — Parmi ces gens d’ici, qui prennent leur temps. Parmi ces arbres.
26 mai 1929
Curieux comme ces lectures que les modernes ont fait passer pour abstraites ont au contraire le pouvoir ◀de▶ rendre à nos sens leur efficacité et leur étonnement. Je regarde les feuilles ◀de▶ ma salade ◀d’▶un autre œil, depuis que je lis Paracelse, méditant avec appétit sur ce qui va contribuer à bâtir mon microcosme… Et j’ai copié dans Swedenborg des passages sur l’amour des anges et des humains, — l’amour, qui est le lieu des correspondances, qui est le degré suprême ◀de▶ la signification. (L’état ◀de▶ l’âme et du corps où tout nous apparaît en relations concrètes.)
31 mai 1929
Personne n’a fabriqué autant ◀de▶ mots abstraits que les professeurs allemands, et cependant, par une apparente contradiction, la mentalité du bourgeois ◀de▶ ce pays est puissamment réaliste. J’en trouve des marques bien curieuses dans les « considérations sur ma vie » du père Reinecke. Il y est beaucoup question ◀de▶ la vie éternelle, et ◀d’▶expériences vécues avec l’Ange gardien, mais c’est toujours en relations pratiques avec le commerce quotidien. J’en traduis cette page Sur la mort.
Mes funérailles devront se dérouler dans le cadre ◀de▶ Jésus-Sirach, 38, versets 16-24. Qu’on mange et qu’on boive ferme après ma mort, tant que je serai encore dans la maison, et qu’on ne lésine pas. Il restera toujours assez, à l’époque ◀de▶ ma mort, pour supporter ces frais ; à tout le moins, les mille marks que paie la Caisse ◀de▶ décès y suffiront. Il faut que chacun des participants s’en retourne avec cette conviction : « Ce fut un bel enterrement ! » Et de même, ceux qui auront pris soin ◀de▶ moi au moment de ma mort et tôt après devront être largement dédommagés. Nul ne sait si je ne flotterai pas encore au-dessus ◀de▶ vous, et si je n’éprouverai pas ◀de▶ l’amertume à voir que mes derniers désirs même ne sont pas accomplis. Tant que je serai étendu dans la maison, je veux que la lumière brille dans ma chambre et dans les corridors, pendant toute la nuit, et qu’on n’y regarde pas à quelques kilowatts. Je veux être mis en bière dans mes habits ◀de▶ tous les jours, et peu importe si les coudes ou le fond ◀de▶ mon pantalon brillent. En aucun cas je ne veux être emballé dans une serviette ◀de▶ papier. Je renonce aux couronnes mortuaires et à toute autre marque extérieure ◀de▶ deuil ; par contre je voudrais que l’on joue sur ma tombe : Schon die Abendglocken klangen et ensuite : Heil’ge Nacht, oh giesse du ! »
10 juin 1929
Tennis avec la jolie fille au collier ◀de▶ perles bleues. Après la partie, où l’on s’est renvoyé autant ◀de▶ regards que ◀de▶ balles : — « Je vous ai bien vu, un jour à la fenêtre ◀de▶ mon amie, vous étiez si melancholisch ! » — « À ma fenêtre ? Je ne m’en souviens pas », dis-je, mentant.
Une grosse averse ◀d’▶orage nous a fait fuir sous la tonnelle du vestiaire. « N’est-ce pas, les Français sont terribles avec les filles ? » (Je pense : comme elles sont tout de suite en fuite, ◀de▶ tout leur maintien, quand elles ne sont pas provocantes.) Elle baisse les yeux, rougit, respire. Elle a l’air ◀de▶ se moquer ◀de▶ moi et ◀d’▶avoir subi une sorte ◀d’▶affront, en même temps. — « Ne regardez donc pas mes mains, je dois faire le ménage ces jours, la peau devient toute sèche et je n’ai même pas pu me faire les ongles… » Elle voudrait ressembler aux girls ◀de▶ son magazine, et me voit comme au cinéma. Moi, je crois entendre Gretchen (dans la scène du jardin, du premier Faust. Presque les mêmes mots !). Doux malentendu qui nous rapproche sous la forme, respectivement, ◀d’▶une carte postale et ◀d’▶une réminiscence littéraire.
Ses deux sœurs sont venues la chercher, et nous sommes rentrés sous le même parapluie, jusqu’à leur petite maison couverte ◀de▶ roses Crimson. Le père est un colonel en retraite qui déteste les Franzosen. On ne me permet pas ◀d’▶entrer.
11 juin 1929
Au rebours des classiques français, livrés à l’Enseignement, Goethe est profondément « populaire ». Non seulement l’aubergiste ◀d’▶en face cite ses vers en guise de proverbes à propos du temps ou des affaires locales ; mais les bourgeois ◀de▶ Meister parlent exactement comme mes hôtes, avec les mêmes tours familiers et sentencieux, qu’il s’agisse des choses du ciel ou ◀de▶ l’ordonnance du ménage. Une fois de plus, je m’émerveille du réalisme ◀de▶ ce peuple ◀de▶ rêveurs. Dans les Affinités électives, au moment le plus dramatique, celui ◀de▶ la noyade pendant le feu ◀d’▶artifice, souvenez-vous ◀de▶ la comtesse. Va-t-elle apostropher le destin ou pousser ◀de▶ beaux cris raciniens ? Elle envoie le capitaine au château puis songe qu’il a oublié la clef ◀de▶ l’armoire aux confitures. (Je crois qu’il y a dans cette armoire un cordial tout indiqué en l’occurrence.)
Ainsi vivait l’Allemagne ◀d’▶hier — celle ◀de▶ cette province encore — dans l’intimité vivante ◀de▶ ses classiques. ◀De▶ là peut-être cette dignité conférée à la vie bourgeoise, qui fait un peu sourire, et qui est si réconfortante.
juin 1929
Paracelse et Swedenborg : Goethe m’y ramène, dont je lis qu’il les prisait fort, ainsi que Boehme, dans sa jeunesse. Il m’y ramène par un tour moins imprudent ◀de▶ la réflexion, avec ce même « réalisme » exemplaire, que tout, ici, conspire à m’inculquer.
Que Goethe ait été « initié », ne saurait laisser aucun doute, fussions-nous même privés ◀de▶ certains témoignages oraux ou ◀de▶ quelques textes irréfutables. Cependant il possède à un si haut degré le sens ◀de▶ l’enrobement des vérités occultes, ◀de▶ leur symbolisme concret, ◀de▶ leur incarnation, qu’il est possible ◀de▶ lire les Affinités « sans y rien voir », comme on dit17. Mais lorsqu’on « voit » soudain — quelle prise !
Et combien j’aime le paysage ◀de▶ cette œuvre, son climat, jusqu’aux détails ◀de▶ l’intendance des domaines. Là, toute démarche ◀de▶ la pensée s’accorde à des pentes variées et réelles, aux collines thuringiennes sous un très grand ciel doux. Une atmosphère ◀de▶ réflexion confiante et substantielle… Qu’irai-je demander ◀d’▶autre à cette « Germanie aimée18 » ? Ah ! les livres nous avaient bien trompés. Pas trace ici ◀de▶ « merveilleux ». Tout ce qui, sous d’autres climats, fait effervescence et fuse en l’air, ici fermente en pleine pâte.
Ainsi voudrais-je un jour décrire ma Souabe : comme un état ◀de▶ l’âme patiente. Une pensée sensuelle et lente, et qui jouit parfois ◀de▶ son objet…
13 juin 1929
Werther. J’ai mis des feuilles ◀de▶ buvard entre les pages, à cause de toutes ces larmes. Maintenant, parlez-moi du modernisme éternel ◀de▶ cette plainte. — Des Werthers aux yeux secs, voilà ce que nous sommes.
14 juin 1929
Je suis assis en face du magazine que lit le père Reinecke. Ses grosses pattes et sa barbe rousse dépassent, et parfois un œil égrillard. Impossible ◀de▶ lire Meister ce soir. Je ne sais pas ce qu’il y a, sinon que je dois retenir violemment une espèce ◀de▶ joie qui attrape la fièvre dans mon corps. Toute cette journée baignée ◀de▶ l’air des collines, il semble que mon sang ce soir la comprenne et lui réponde sourdement. La nuit s’ouvre comme un jardin aux allées aventureuses. Je sortirai dans les rues vides, je monterai jusqu’au signal, voir le pays sous la lune, je choisirai une maison isolée, la plus secrète dans les arbres ◀de▶ son verger… pour… ? Le sais-je même ? La fille au collier bleu… Tout ◀d’▶un coup le sommeil me vide les jambes. La nuit se ferme à l’imagination, cette nuit qu’il eût fallu vivre tout entière et qui n’est plus bonne qu’à dormir… Alors j’ai eu ce regard étrangement oblique, glissé comme entre ce que je vois et ce que je pense, tournant les choses, les vidant, allant pincer le nerf Réalité avec un sourd gémissement ◀de▶ la pensée. J’ai vu la vie, c’est fini, je rentre en moi ; n’ai pas bougé.
Le père Reinecke ferme son magazine ◀d’▶un coup, ôte ses lunettes, me regarde avec des yeux écarquillés. « Maintenant, dit-il (et l’on sent qu’il pense : maintenant que nous avons clos cette journée par une récréation bien méritée), nous voulons aller dormir. Ainsi, dormez bien, faites ◀de▶ doux rêves, — il cligne vers son magazine — pas trop doux, hein !… »
Tout cela est très juste ; la vie doit être ainsi : parfaitement compréhensible et ◀d’▶une vulgarité toute naturelle. Il faut aller dormir.
Rose de Tannenbourg
L’esplanade du Brühl, un soir ◀de▶ fête, en juin. Il y a dans les marronniers noirs des lampions et des touffes ◀de▶ gamins qui regardent avec la bouche ce qui se passe à l’intérieur ◀d’▶une enceinte ◀de▶ toiles tendues au-devant ◀d’▶un petit théâtre. La rampe a des feux stellaires, couleur ◀d’▶Aldébaran. On joue Rose de Tannenbourg, drame en 15 tableaux, un prologue et une conclusion. Le carton des armures sonne sourdement sous les coups ◀d’▶un Kühnrich à la basse rugissante, plus traître que nature avec sa large face mangée par une barbe en crin ◀de▶ cheval du diable. L’héroïne est belle comme une ballade ◀de▶ Bürger, tandis qu’elle arrose ◀de▶ ses larmes le seuil ◀de▶ la prison paternelle, tout en coulant un clin d’œil assassin vers le parterre agité ◀de▶ passions contradictoires. Durant les entractes, une fanfare ◀de▶ paysans bleu ◀de▶ roi joue sur un rythme impeccable, avec toujours les mêmes notes fêlées et l’accompagnement dans les feuillages ◀de▶ voix fausses mais aériennes, des chansons du Grand Duché ◀de▶ Bade qui sont ce que je connais de plus indiciblement nostalgique.
Und solltest du im LebenEin Madchen frei’n,Dann, muss sie am RheineGeboren sein…
(Il faudrait la mélodie.) La fanfare s’éloigne. La nuit est chaude sur les collines. Un grand verre ◀de▶ bière à l’auberge déserte, ma pipe et mon chien qui bougonne. La petite maison du colonel en retraite a des fenêtres basses, mais défendues par des rosiers sauvages. Laquelle des trois filles est donc la plus jolie ? Sans doute celle qui dort dans la mansarde, et qui n’a pas peur…
Mais c’est l’aînée que je préfère, et qui m’attend peut-être, derrière ses volets mal clos…
20 juin 1929
Hier, au moment de me quitter après une promenade en forêt, elle a rapidement noué son collier à mon poignet : « pour que je rêve ◀d’▶elle ».
Son sérieux enfantin devant la vie. « Es ist doch Schicksal, es ist alles Schicksal ! » Avec un soupir c’est irrésistible, et cela signifie d’ailleurs qu’il n’y a pas lieu ◀de▶ résister.
22 juin 1929
Rencontre avec la jeune fille tzigane.
Le dirai-je ici comme un rêve ? ou comme quelque chose ◀de▶ bien vrai et qui s’est passé cette nuit ?
Plusieurs choses sont douces au désir ◀de▶ celui qui marche dans une campagne nocturne. Mais plus douce que toutes choses est la rencontre sous un arbre noir ◀d’▶une femme abandonnée dans sa tristesse.
Par moments il y a la Lune et le visage blanc ◀de▶ la femme debout contre le tronc. (Pour moi je demeure dans l’ombre.) Quand la Lune s’en va, il y a ce haut corps obscur qui vit tout près de moi dans son véritable silence, les yeux clos. L’arbre, en sa nuit vivante, rêve ◀de▶ nous.
Plus tard, nous nous sommes regardés sans fin. (Ah ! comment dire ! Vraiment ce fut cette nuit.) Un vent léger écartait une branche et la Lune éclairait à longs traits nos visages. Je reconnus la jeune fille tzigane, ma Rose noire ◀de▶ Tannenbourg. La lumière délirait doucement, au sein du silence et du regard. Et nous sommes demeurés des heures au-delà ◀de▶ ce que l’on ignore ◀d’▶un être, dans le domaine sans frontières où l’on connaît profondément. Par les yeux ◀d’▶une femme étrangère, mes yeux possédaient sans mesure tout ce que l’anxiété ◀de▶ la vie nous dérobe : la nudité, la plénitude et la violence infiniment comblée. Oui, je sus que l’échange ◀de▶ deux regards est infini, est indéfiniment grandiose et musical. Ainsi coula cette nuit sans partage, et nos mains ne s’étaient point touchées, lorsque au point du jour je vis pâlir la jeune femme. Elle comprit que j’allais parler, et mit un doigt contre mes lèvres. Alors j’abaissai mes regards sur ses vêtements misérables et je l’accueillis dans mes bras. Elle rêvait, ses mains étaient très douces, et lorsque mes paupières cédaient au sommeil, je croyais qu’elle était un arbre, ou bien une prairie.
(Je suis rentré sans éveiller le chien. Un chaud soleil pénétrait dans la grande maison fraîche. Maintenant la journée commence, avec les pas ◀de▶ la servante au corridor.)
Début ◀de▶ juillet 1929
Écrivez donc une nouvelle allemande pleine ◀de▶ myosotis, ◀de▶ Gérard de Nerval, ◀de▶ victoria égarée dans la forêt, ◀de▶ chasseur à la redingote verte, ◀de▶ jeunes filles qui jouent du violon dans les champs ◀de▶ myrtille et ◀d’▶impératrices qui prient dans des chapelles envahies par les sapins.
C’est dans une lettre ◀de▶ l’auteur ◀de▶ la Rose de Thuringe. J’ai répondu :
Je ne sais pas si vous avez connu ce contentement large ◀de▶ tout l’être devant un verre ◀de▶ vin allemand que l’on boit à petites gorgées, entre des bouffées ◀de▶ pipe, à l’auberge. Le charme se compose ◀de▶ voluptés du goût et ◀de▶ l’odorat, ◀de▶ lenteur et ◀d’▶une certaine puissance ◀de▶ l’esprit qui se concentre dans un désir ou dans un rêve. Le vin ◀de▶ Souabe grise insensiblement, c’est plutôt qu’une fièvre une jubilation bonhomique qui commence par le cœur et se contente ◀de▶ ralentir doucement les idées. C’est un attendrissement plein ◀de▶ force et ◀de▶ dignité. Alors si l’on est quelques-uns, on se met à chanter des choses déchirantes qui peuvent seules exprimer cette euphorie. Quelques larmes font briller les yeux souriants et généreux. On se sent très près de ce qu’il y a de plus pur dans la nature et toutes sortes ◀de▶ sensualités et ◀de▶ gourmandises qui s’éveillent, en sont comme sanctifiées. Mais c’est le moment ◀d’▶entamer le jambon et les cornichons que dépose sur la table une servante respectueuse des plaisirs des hommes, et peut-être aussi ◀de▶ leurs familiarités.
J’étais attablé ce soir-là dans l’Auberge du Cerf, au premier, les pieds contre mon schnauzer enfin calmé (il avait harcelé la servante avec cette démesure qu’apportent dans leurs démonstrations les chiens ◀de▶ tous les pays). Au bout d’un certain temps, et sans doute à cause de ce que je venais ◀d’▶écrire, la faim me prit et je demandai une paire ◀de▶ saucisses croquantes et ◀de▶ la moutarde douce. Le journal local m’avait apporté cette ration ◀de▶ bouleversements, locaux aussi à leur manière, et très éloignés, qui composent notre imagerie quotidienne du vaste monde. J’étais seul et tranquille, à manger et à soupeser des idées qui venaient se poser devant moi. La servante à l’autre coin ◀de▶ la pièce brodait, bâillait, se sentait seule aussi.
Ah ! pensai-je — et ce ah ! que j’écris ici, c’était alors une soudaine virulence ◀de▶ ma pensée, un élan contenu ◀de▶ certitude et ◀de▶ tendre lucidité, — je sais pourquoi je puis rester dans cette Souabe à ne rien faire : c’est que depuis quelques jours, je crois, oui je crois bien que je sens la vie tout le temps…
15 juillet 1929
Le père Reinecke me félicite ◀de▶ ma bonne mine, résultat selon lui ◀de▶ l’excellente cuisine que nous sert la Gnädige. Je n’aurais plus l’air citadin. Allons bon, félicitons l’hôtesse. Au reste il s’agit bel et bien ◀d’▶une question ◀de▶ nourriture, — la question fondamentale, et non point seulement pour le corps. J’ai pensé aux gens des villes, au décor ◀de▶ leur « vie ». J’ai vu clairement qu’ils sont en péril ◀d’▶inanition spirituelle. Ils ne dorment plus assez pour se rendre compte ◀de▶ la décadence ◀de▶ leurs rêves et des possessions en rêve — ce signal ◀d’▶alarme —, et l’amour qu’ils essaient encore le samedi soir n’est plus cet infini repos dans la puissance et l’être, mais seulement une usure des nerfs. Lampe vide, la mèche se consume.
Bois du lait, perds du temps, bats les lisières du sommeil. Ou bien descends les bras collés au corps dans l’onde apaisée du souvenir. Sois riche ◀d’▶avoir ce que tu es, comme ils sont pauvres ◀de▶ n’avoir que ce qu’ils ont.
19 juillet 1929
Ces mois ◀de▶ Souabe m’apparaissent de plus en plus comme une retraite sensuelle. N’est-ce point ◀de▶ cela que l’homme des villes a besoin ◀de▶ nos jours ? On parle toujours ◀de▶ son appétit du plaisir. C’est un cliché ◀d’▶un autre âge, et trompeur. Car l’argent n’est pas le plaisir et ne s’obtient pas dans le plaisir. Les affaires modernes vulgarisent en fait une ascèse inhumaine et sans but divin. C’est pourquoi l’usage ◀d’▶une sensualité consciente redevient une conquête ◀de▶ la sagesse.
Fin juillet 1929
Promenades sous la pluie, à la tombée du jour. L’esprit patient et fort trouve son repos dans les figures qu’il engendre. Il arrive aussi qu’il les aime et qu’il ressente à leur égard les désirs qu’auparavant il dédiait à quelque amie ◀de▶ haut parage spirituel. Le corps même y trouve sa part, car l’invention favorise la circulation du sang, amplifie le rythme des marées qui baignent nos membres. J’ai connu peu de joies plus hautes que celle-ci : se promener dans les campagnes amies en conversant avec les pensées et les êtres nés ◀de▶ la marche et du bonheur ◀de▶ respirer.
Combien j’aime ces ciels bas et traînants. Le beau temps n’est pas toujours le bon, si l’expression veut qu’il figure le contraire du « mauvais ». Les jours ◀de▶ pluie dans les campagnes ont un charme consolant et secret qui favorise la vie intérieure. Longues randonnées sur les plateaux ◀de▶ la Souabe, vous resterez pour moi comme une introduction à la vie lente — celle que mène l’esprit humain parmi les formes désirables du monde, lorsqu’il veut les connaître et les posséder dans sa force. Car la lenteur est chose souveraine, — elle seule domine l’amour. Les plus grands spectacles naturels sont des spectacles ◀de▶ lenteur ou ◀d’▶immobilité dans le mouvement. Et c’est par là qu’ils parlent à notre âme et la retiennent, la captivent.
Fin juillet 1929
Vraiment la rapidité ne saurait être le fait ◀d’▶un esprit incarné, mais seulement ◀de▶ son imagination pervertie. Les effets ◀de▶ vitesse sont du domaine ◀de▶ la matière abandonnée à sa manie ◀de▶ tomber. Dès que l’esprit entre dans le jeu, il provoque des lenteurs et des retards ◀d’▶où naissent le désir et la conscience. ◀De▶ là des pertes ◀de▶ temps ; mais ◀de▶ là aussi les inventions destinées d’abord à les combler et qui toujours dépassent le but. Et ◀de▶ la sorte, une ère ◀de▶ vitesse est une ère où la matière l’emporte.
Provisoirement ; car il se produit ceci ◀d’▶étrange que la matière à certaines très grandes vitesses commence ◀de▶ se spiritualiser. À la vitesse suprême, elle s’évanouit en lumière. C’est ainsi que dans le monde spirituel, l’ère ◀de▶ la vitesse préparerait l’ère des Illuminés… L’extrême tension ◀de▶ l’esprit peut aboutir à des matérialisations, cependant que l’extrême tension ◀de▶ la matière explose en subtilité. Double mouvement dont l’axe se nomme : l’humain.
10 août 1929
Le retour en troisième classe.
Cinquième arrêt ! Il y en aura une douzaine encore jusqu’à Stuttgart, où je crois bien qu’on doit arriver vers 8 heures, J’ai d’abord essayé ◀de▶ me confiner dans cette petite édition cartonnée ◀d’▶Andersen, mais sans cesse des hommes entrent, cherchent une place, ouvrent la fenêtre, ou bien c’est un contrôleur, ou bien c’est encore une gare en géraniums, et il faut bien la regarder, la vivre un moment. Ce train paraît destiné à la réquisition ◀de▶ l’élément minable des populations qu’il traverse. À chaque station nous débarquons un peu moins ◀de▶ paysans et ◀de▶ paniers ventrus, embarquons un peu plus ◀d’▶ouvriers, casquettes et bouts ◀de▶ cigares. Des ouvrières aussi, au regard irrité. Deux d’entre elles ont fait mine ◀de▶ s’asseoir, en face et à côté de moi, mais je n’ai pas retiré ma valise et ne me suis pas serré contre la fenêtre. Elles ont senti cette sourde résistance et se sont assises plus loin en maugréant. La misère ◀de▶ tous ces regards me paralyse. Comment répondre à leur hostilité, comment accueillir avec un cœur viril et bon le spectacle ◀de▶ ces corps amaigris, énervés ? Un cœur viril et bon comme celui ◀d’▶Andersen, un tel cœur ne se fermerait pas devant la haine qui sourd ◀de▶ tant ◀d’▶anxiétés. J’aimerais échanger mon costume clair ◀de▶ voyage contre leurs vêtements et leur casquette, me prouver que vraiment je n’aurais pas ◀d’▶envie… Nouvel arrêt. Mais cette fois c’est une fée qui monte, une grande jeune fille nette aux yeux bleu-vert, au teint ◀de▶ princesse d’Andersen. Oh ! qu’elle vienne s’asseoir ici ! Mais je n’ose plus lui faire place. Je sens que les deux ouvrières me regardent. Elle, sans doute, ne veut pas trop choisir, ni surtout me choisir, — va s’asseoir ◀de▶ l’autre côté du couloir, tout au bord d’une banquette. Mais je la vois encore en regardant devant moi. J’ai honte.
Comme nous sommes incapables ◀de▶ nous libérer ◀de▶ barrières sociales ou ◀de▶ pudeurs qu’en pensée nous tenions pour nulles. Si j’étais vraiment libre, j’aurais fait place aux deux ouvrières laides, sans méfiance, — ou bien à la jeune fille, sans fausse honte. Si j’étais vraiment libre, je lui parlerais très doucement… La fumée des cigares lui fait peut-être mal au cœur, et aussi la curiosité sournoise des ouvriers, des deux femmes qui examinent ses vêtements. Elle a quitté le château endormi pour aller faire des courses en ville, probablement ; elle a dû prendre le train des ouvriers, — et c’est à elle que va ma sympathie ?… Les hommes parlent une langue brusque et ◀de▶ mauvaise humeur, les yeux mornes ou trop brillants ; ou lisent des feuilles communistes. Le « Bummelzug », interminablement, crache sa fumée dans des gares ◀de▶ banlieue qui ne sont plus fleuries. Il règne dans ce wagon un malaise âcre et oppressant ; et cette fumée et cette fatigue mal lavée — et cette robe verte seule pure —, et oh ! la pauvre interrogation des visages devant l’atrocité ◀de▶ notre vie sociale ! Je baisse les yeux sur mon livre.
Et la foule menaçante se pressait autour du char ◀de▶ la princesse qu’on menait au bûcher. Alors vinrent ◀d’▶un seul vol onze grands cygnes blancs. Ils se posèrent autour ◀d’▶elle et battirent ◀de▶ leurs grandes ailes. Et le peuple effrayé recula. » Mais la princesse jette sur eux les cottes ◀d’▶orties qu’elle tissait ◀de▶ ses mains, et voici onze princes qui se tiennent autour ◀d’▶elle. « Elle est innocente ! » s’écrient-ils, et le peuple s’agenouille comme devant une sainte. « Et pendant que l’aîné des frères racontait tout ce qui était arrivé, un parfum ◀de▶ millions ◀de▶ roses se répandit dans les airs, tandis qu’au sommet du bûcher paraissait une blanche et lumineuse fleur qui resplendissait comme une étoile.
Mais pourquoi détourner la tête vers la vitre sale, retenir des larmes ? Un soudain excès ◀de▶ l’amour s’est libéré dans tout mon être et s’élance vers ces vies proches. Oh ! s’ils savaient, s’ils pouvaient seulement savoir ! Partager la consolation miraculeuse ! En cet instant du moins je les ai tous aimés. Et j’ai compris que la grandeur du cœur humain, c’est ◀de▶ donner sans mesure un amour dont notre vie, peut-être, n’a que faire.
Le reste ◀de▶ la vie, c’est toujours entre deux voyages ◀d’▶Allemagne. On peut s’éprendre ◀d’▶une telle absence, qui vient au lieu d’un temps étrange et plus pesant que nulle part. Me voici tout environné ◀de▶ ville. Où trouver ici la lenteur des choses ? Où le désir peut-il errer, se retournant souvent vers son passé, méditant sur l’oubli jusqu’à ce qu’un souvenir bouge et s’émeuve… Où se perdre ? Où porter un regard amoureux du mystère, dans la puissante circonspection ◀de▶ l’attente ? Ô journées souabes, répandues dans la fraîcheur et l’âcreté des arbres désirables, que ne vous ai-je donné ma vie ! Encore un peu, qu’on me laisse au regret ◀de▶ vos paysages, ◀de▶ vos filles, qu’on me laisse au remords ◀de▶ vous avoir quittées pour cette ville à présent sans relâche, où les orages n’ont pas ◀d’▶odeur, terrains morts où l’on n’a plus peur ◀d’▶un arbre immense, ni des femmes, mais ◀de▶ soi-même, sourdement, dans l’insomnie du petit jour populeux…