On oubliera les▶ juges (novembre 1932)b c
Une pensée débrayée, une action anarchique, voilà bien notre monde. Mais une pensée qui n’agit pas n’est plus de ◀la▶ pensée ; une action qu’on ne « pense » pas ne peut pas être créatrice. En tant que révolutionnaires, c’est de ce point de vue central et seul efficacement critique que nous devons envisager ◀les▶ perspectives de ◀la▶ vie publique et privée, dans ◀l’▶état où se trouve ◀la▶ France en 1932. Est-ce à dire qu’il faille entreprendre une description méthodique des circonstances de notre vie concrète, à seule fin d’en démontrer ◀l’▶absurdité latente et souvent manifeste ? Ce serait faire ◀la▶ part trop belle au monde, que nous refusons. Mais il peut être utile d’en dégager ce que ◀l’▶on appellerait ◀l’▶équation de décadence, dans certains cas où cette absurdité essentielle, cette mortelle, cette officielle dissociation de ◀la▶ pensée et de ◀l’▶action apparaît particulièrement flagrante.
C’est à ce titre et sous cet angle que ◀l’▶affaire Jacques Martin prend pour nous une signification précise, et que nous en parlons à cette place. André Bridoux, dans ◀les▶ remarques à mon sens si importantes par lesquelles il inaugurait ◀la▶ rubrique au premier numéro, suggérait une méthode d’« observation affectueuse » des vies privées. Ah oui ! si ◀la▶ Révolution était faite déjà ! Elle ne ◀l’▶est guère que dans nos cœurs, — et toujours à recommencer. Ce que ◀l’▶instant commande, dans ◀le▶ monde tel qu’il est, n’est-ce pas, d’une façon plus urgente, « ◀l’▶observation révolutionnaire » de nos comportements ?
Une conviction intime et péremptoire s’élabore et s’impose dans ◀le▶ silence d’une vie : ◀la▶ loi de Dieu s’oppose à cette loi des hommes qui veut qu’on tue. Une décision se formule, peut-être pour la première fois, dans ◀la▶ solitude d’une chambre ◀la▶ nuit, — si c’est ◀le▶ lieu de sa prière. ◀Les▶ faits ◀l’▶attendent : elle ◀les▶ juge. (Elle ◀les▶ avait jugés d’avance.) Et maintenant ils prennent leur revanche, dans ◀la▶ laideur de cette salle que ◀le▶ président de ◀la▶ Cour s’obstine à nommer pompeusement « cette enceinte ». Une salle carrée, laide de cette laideur pauvre et presque abstraite qui symbolise assez bien ◀le▶ régime. Quatre gaillards en uniforme, vautrés sur un banc qui ◀la▶ divise par ◀le▶ milieu, fument des cigarettes en taquinant du pied ◀la▶ crosse de leur fusil (baïonnette au canon). On a parqué ◀le▶ public dans ◀le▶ fond : des étudiants surtout, quelques casquettes. ◀La▶ cour fait son entrée — maniement d’armes — dépose sur ◀la▶ table sabres et képis, s’assied pour écouter : tout est jugé d’avance. Deux heures durant, quelques pasteurs et quelques écrivains vont faire appel aux principes suprêmes (c’est-à-dire fondamentaux) de ◀l’▶éthique, devant huit officiers corrects qui n’ont jamais rien entendu de pareil, ainsi qu’en témoignent leurs visages anonymes. Ils n’auront pas à s’exprimer, d’ailleurs, sinon par ◀la▶ voix de leur président, et ◀la▶ mimique d’un jeune aviateur, dont ◀la▶ mâchoire furieuse remâche une incompréhensible colère de fauve en cage — mais il n’y a pas de cage. Et chacun sait qu’au bout du compte il y aura un an de prison pour ce garçon sérieux et maître de lui, qui sourit parfois doucement derrière ses lunettes d’écaille. C’est lui qui juge, ayant pesé son acte. ◀Les▶ autres appliquent un tarif.
Je ne suis pas antimilitariste. Je ne suis même pas pacifiste. Eussè-je été tenté de ◀le▶ devenir qu’il m’eût été difficile de persister après ◀le▶ réquisitoire du Commissaire du gouvernement. Non pas que ses arguments fussent bien neufs, ni même honnêtement choisis. Mais simplement sa conclusion ◀le▶ classe, quoi qu’il en pense, dans cette phalange de rhéteurs qui va de Jaurès à Sangnier ; car c’est, vous m’entendez, « au nom de ◀la▶ cause sacrée de ◀la▶ paix » que ce brave officier réclama pour Martin ◀le▶ maximum de ◀la▶ peine, non sans avoir cité une pensée de Pascal en ◀l’▶attribuant à Pasteur. On peut n’être pas difficile : on tient tout de même à choisir ses complices.
Sans entrer donc dans ◀le▶ vif du débat — à savoir si Martin, « objecteur de conscience », a donné par son acte ◀la▶ preuve d’une obéissance à Dieu qui devrait être celle de tout croyant ; ou s’il a seulement manifesté sa vocation particulière —, on voudrait dégager ici quelques constatations dépourvues de subtilité.
1° ◀L’▶ensemble de cette oppressante cérémonie fit voir à ◀l’▶évidence, une fois de plus, que ◀le▶ monde fabriqué pour leur usage par ◀les▶ hommes de ce temps est à tous points de vue ◀le▶ plus irrespirable à ◀l’▶homme.
2° ◀Les▶ fondements idéologiques de ce monde sont morts ou n’en valent guère mieux, tant ils sont enrobés de crasse hypocrisie par ◀la▶ bureaucratie bourgeoise et militaire qu’ils engendrèrent légitimement. Il fallait voir comment ces Messieurs de ◀la▶ Cour accueillaient certaines tirades sur ◀le▶ fameux principe de ◀la▶ liberté de conscience. Cela prenait « dans cette enceinte » un petit air anarcho ou pleurard… Et ◀l’▶on parla pourtant de ◀la▶ conscience morale. On en parla, bien sûr, comme d’une de ces célébrités respectables et séniles dont ◀le▶ nom sert encore de recommandation (pour ceux qui croient aux « relations »). Cette vertu laïque et démodée, confectionnée par ◀les▶ idéologues de la Troisième République, a gardé parmi nous quelque prestige. Un je ne sais quoi de rassurant et d’avouable, qui fait qu’on invoque son nom dans tous ◀les▶ cas où il s’agit en vérité de conscience de classe, de conscience bourgeoise. Mais qu’elle se mêle un jour de s’affirmer par une personnalité, et par là même de ne plus coïncider avec ◀les▶ intérêts, ◀les▶ habitudes de ◀la▶ classe, et ◀la▶ voilà jugée, raillée, emprisonnée — accusée d’attenter à ◀la▶ « cause sacrée de ◀la▶ paix ».
Anti-personnalisme de ◀l’▶éthique bourgeoise.
3° ◀Les▶ actes politiques déduits par accident des principes fondamentaux du régime sont en contradiction formelle avec ◀les▶ actes juridiques déduits par voie de faits — si ◀l’▶on peut dire — des mêmes principes. Sangnier devait relever ◀l’▶anomalie : Briand met ◀la▶ guerre hors-la-loi, aux applaudissements des braves gens, qui par ailleurs mettent en prison Martin parce qu’il refuse de faire ◀la▶ guerre. (Ça n’est pas tout à fait des mêmes braves gens qu’il s’agit dans ◀les▶ deux cas, mais c’est du même état, qu’ils tolèrent.)
4° Il n’y a qu’un rapport de trahison entre ◀les▶ idéaux pour lesquels nous nous ferions tuer, et ◀les▶ buts de ceux qui nous feraient volontiers tuer. Jean-Richard Bloch ◀l’▶a dit à ◀la▶ barre des témoins : Martin fait dans ◀la▶ paix ce que firent à ◀la▶ guerre ses aînés : c’est pour ◀la▶ même cause qu’il se sacrifie, avec ◀le▶ même courage. On ◀les▶ a décorés, on ◀l’▶emprisonne.
5° Il n’y a qu’un rapport de trahison entre ◀la▶ religion chrétienne et ◀la▶ religion de ◀l’▶Écho de Paris. « Nous avons proposé un maître à ce jeune homme, dit ◀le▶ pasteur Cooreman. C’était ◀le▶ Christ. Martin est coupable de ◀l’▶avoir accepté. » Sur quoi ◀le▶ commissaire du gouvernement croit pouvoir remarquer « que ◀l’▶on n’est pas ici pour parler de théologie et de subtile philosophie ». André Philip, défenseur de Martin, lui répondra non sans violence : « C’est faux ! Vous faites de ◀la▶ théologie, et vous ne faites même que cela ; c’est une tout autre théologie que ◀la▶ chrétienne, simplement. C’est ◀la▶ théologie païenne par excellence, celle de ◀l’▶État-Dieu, qui veut ◀l’▶obéissance aveugle… »
6° Il n’y a qu’un rapport de lâcheté entre ◀les▶ formes de ◀la▶ justice actuelle et ◀les▶ fins que lui assigne ◀l’▶« ordre » bourgeois. Une manifestation comme celle de ◀la▶ rue du Cherche-Midi présente cet avantage d’être une véritable « manifestation du régime ». Tout aveu de cet ordre concourt à ◀la▶ ruine de ses auteurs. Un régime fort, usant de ses pouvoirs dans un style adéquat à ses fins, jugerait de tels cas sommairement sans avocats ni simulacres d’aucune sorte. Qui trompe-t-on ici ? ◀Les▶ « grands principes » de 89 ou ◀les▶ commanditaires de ◀la▶ prochaine dernière ? Il reste que ◀les▶ arguments, ◀les▶ témoignages apportés, ◀la▶ plaidoirie puissante et prophétique d’André Philip ont posé au régime ◀la▶ question de confiance ; et qu’ils ◀l’▶ont posée sur un plan où nul arrêt de ◀la▶ justice humaine désormais ne saurait ◀l’▶esquiver. Personne n’a réfuté ces témoignages, cette plaidoirie. ◀Le▶ président n’avait rien trouvé d’autre qu’une « colle » d’examinateur. « ◀Le▶ cas de légitime défense, répétait-il consciencieusement à chaque témoin, qu’en faites-vous ? » Un seul se permit de répondre que toutes ◀les▶ guerres sont défensives.
Quelqu’un me demandait, à ◀la▶ sortie : « Avez-vous jamais vu un soldat défensif ? Comment est-ce que c’est fait ? »
7° Certes, ◀l’▶on peut tirer de ces débats une conclusion précise : ◀la▶ question du service civil est ouverte. Une carrière pour ◀les▶ réformistes ! Mais il faut rendre à Martin cette justice que sa muette intransigeance a bien plus de portée. Prenons garde que ◀la▶ fameuse « cause de ◀la▶ paix » ne nous détourne de ◀l’▶action nécessaire, qui ne saurait longtemps demeurer pacifiste.
Dans un régime social où tout se tient, mais par ◀la▶ seule logique de ◀la▶ décomposition nécessaire de principes faux en faits absurdes, ◀le▶ geste de Martin, détaché de ses considérants individuels, s’isole comme un signal de rupture consommée. Tout homme qui agit, sa pensée est en rupture de bourgeoisie. Jacques Martin, dans sa prison, témoigne pour un ordre nouveau.