Hic et nunc [éditorial] (novembre 1932)a b
Il existe — hic et nunc — un certain nombre de▶ choses à dire, un certain ordre ◀de▶ vérités qu’il n’est plus possible ◀de▶ taire. Mais c’est en vain que nous cherchons autour de nous leur lien actuel et leur lieu spirituel. Pareille constatation ne peut nous signifier rien ◀d’▶autre qu’une invitation pressante à créer ce lien et ce lieu : ce lieu ◀de▶ témoignage où puissent être dites avec tout ◀le▶ sérieux, toute ◀l’▶ironie, toute ◀la▶ décence, toute ◀la▶ violence qu’elles imposent, des vérités actuelles, personnelles, dangereuses. Dites à nous-mêmes, d’abord ; à tous ceux qui voudront ◀les▶ entendre ; à ceux auxquels, peut-être mieux qu’à nous, il sera donné ◀de▶ ◀les▶ comprendre en vérité, c’est-à-dire ◀de▶ ◀les▶ réaliser en obéissance.
En face d’une pensée religieuse qui s’épuise et se disqualifie dans ses efforts pour concilier ◀la▶ révélation et ◀la▶ psychologie, pour réfuter par des raisons humaines ces démons que seule ◀la▶ prière peut délivrer ◀d’▶eux-mêmes ; en face d’une pensée religieuse qui, pour tout dire, trahit sa mission ◀de▶ scandale, et tente lâchement ◀de▶ réduire ◀le▶ divin au « surhumain » (c’est-à-dire au « trop humain »), ◀le▶ transcendant au temporel, il y a lieu et ordre ◀d’▶attester que nous n’avons rien mérité, sinon ◀la▶ colère ◀de▶ Dieu. En face de morales de plus en plus débilitantes, asservies à ◀la▶ classe, à ◀la▶ race, et à ◀la▶ lâcheté publique, il y a lieu et ordre ◀d’▶attester ◀la▶ scandaleuse doctrine du « salut ◀de▶ grâce et bonté pure », du salut par ◀la▶ foi, par ◀l’▶abandon aux mains du Dieu vivant.
En face de philosophes qui se moquent des hommes et ne voient même pas qu’ils n’ont plus ◀de▶ réponses à offrir à leurs perpétuelles et urgentes questions ; en face de philosophies qui ◀de▶ Descartes à Kant, ou ◀de▶ Hegel à Marx, ont cru pouvoir nous sauver ◀de▶ ◀l’▶angoisse en fondant ◀l’▶être humain sur soi-même, sur ◀l’▶intelligence et ◀la▶ volonté supposées non déchues, il y a lieu et ordre ◀d’▶attester avec l’un des prophètes ◀de▶ ce temps, que ◀la▶ raison ◀d’▶un homme n’est pas sa raison ◀d’▶être : « Cogitor, ergo sum. » (Je suis pensé…).
En face d’une civilisation de plus en plus soumise à ce dieu imbécile qu’elle honore sur ◀les▶ « places » et qui s’appelle Production, il y a lieu et ordre ◀d’▶attester qu’« une seule chose est nécessaire ». Et qu’heureux sont ◀les▶ pauvres en esprit.
Notre but n’est pas ◀d’▶imposer des idées, un système nouveau, plus ou moins cohérent. Ce serait alimenter ◀de▶ nouvelles discussions, exciter des oppositions stériles, purement intellectuelles, forcer certains à se retrancher dans des positions que, peut-être, ils étaient bien près ◀d’▶abandonner. Il nous est indifférent, en principe, ◀de▶ nous opposer à telles idées courantes, ou ◀de▶ confirmer telles autres. Car notre opposition ne prendra jamais son point ◀de▶ départ dans ces idées mêmes, mais bien dans une réalité qui ◀les▶ domine et qui ◀les▶ juge, en même temps que nous-mêmes.
Avant tout, après tout, il ne peut s’agir que ◀d’▶une chose : témoigner, aussi fortement que possible, ◀d’▶une vérité dont nous ne sommes pas ◀les▶ auteurs, mais dont ◀l’▶essence même implique notre effort pour ◀la▶ réaliser. Vérité donc essentiellement concrète, vérité qui ne peut s’accomplir dans une synthèse satisfaisante en soi, mais qui se manifeste au contraire comme un ordre, personnellement adressé à chacun ◀de▶ nous. Vérité actuelle aux deux sens ◀de▶ ce mot, qui sont acte et présence.
Et certes notre activité serait injustifiable si nous tentions ◀de▶ ◀la▶ justifier par des arguments, au lieu d’entrer sans plus tarder en obéissance révolutionnaire. Ceci pourra paraître orgueil et vanité aux yeux des hommes. Ceci n’est rien, en vérité, qu’un acte ◀de▶ soumission et ◀d’▶espérance, car ce n’est pas aux hommes que nous disons : nous voici.