Principe d’▶une politique du pessimisme actif (novembre 1932)c
…que nous faisons du paradoxe ? Non. Dieu nous est paradoxal. ◀Le▶ paradoxe est ◀la▶ réalité, ou plus exactement ◀le▶ paradoxe est ◀la▶ marque et ◀la▶ preuve ◀de▶ toute réalité en tant que saisie et vécue, c’est-à-dire assumée par ◀l’▶homme. Sortir du paradoxe pour s’évader dans une synthèse quelconque, rationaliste, catholique, ou marxiste, c’est sortir ◀de▶ ◀la▶ réalité même. Car ◀la▶ réalité est précisément ce qui nous met en relation personnelle et immédiate avec Dieu : et que ◀la▶ relation ◀d’▶un être déchu avec son Créateur ne puisse être que paradoxale, cela est clair, ◀d’▶une clarté proprement aveuglante et même insupportable, si nous n’avions ◀le▶ Christ, seul médiateur et seul espoir, seulement accessible au plus profond du désespoir et ◀de▶ ◀la▶ nuit, par ◀la▶ foi seule, — qui ne vient pas de nous.
Telle est ◀la▶ démarche paradoxale, « dialectique », ◀de▶ ◀la▶ vie chrétienne : elle rejette tout espoir qui ne serait pas ◀le▶ seul espoir ; toute promesse qui ne serait pas ◀la▶ seule promesse : espoir et promesse ◀de▶ ◀la▶ foi, — et ◀la▶ foi naît au cœur du désespoir. Mais, d’autre part, en vertu du même ordre des choses, ◀la▶ dialectique chrétienne rejette tout désespoir qui ne serait pas ◀le▶ seul désespoir réel : celui qui dévaste ◀la▶ nature humaine jusqu’à ces profondeurs dernières où ◀l’▶attend ◀l’▶espoir éclatant ◀de▶ ◀la▶ révélation.
◀La▶ ◀Croix▶, signe éternel ◀de▶ ◀la▶ contradiction et ◀de▶ ◀l’▶« agonie », est au centre du monde chrétien, parce qu’elle est ◀le▶ signe même ◀de▶ notre condition. Et lorsque nous disons ◀le▶ « monde-chrétien », nous exprimons par ces deux mots ◀l’▶antinomie hors de laquelle toute méditation constructive reste vaine, évasive et mortelle.
Nous sommes au monde, nous ne sommes pas du monde.
Toute construction politique qui ne prend pas au sérieux ce qu’impliquent ◀les▶ deux termes ◀de▶ ◀l’▶antinomie, ou qui cherche à ◀la▶ supprimer, est antichrétienne en son principe. Ainsi se trouvent définies ◀les▶ trois hérésies politiques que nous avons à dénoncer.
1° ◀L’▶hérésie pessimiste abandonne à lui-même un monde qui ne saurait nous offrir ◀de▶ salut, puisqu’il n’est ◀de▶ salut qu’en ◀la▶ foi, qui transcende ◀le▶ monde. Principe ◀de▶ ◀l’▶individualisme anarchique ; point de vue qui rend absurde ◀le▶ fait même ◀d’▶être né, c’est-à-dire ◀d’▶avoir été « mis au monde ».
2° ◀L’▶hérésie optimiste constate au contraire que « nous sommes au monde pour quelque chose », mais elle oublie que ce quelque chose, notre activité, ne vaut rien pour notre salut. Elle se souvient que nous devons travailler à établir ◀le▶ Royaume sur ◀la▶ terre, mais elle oublie que cela nous est à jamais impossible. C’est ◀le▶ principe ◀de▶ cet activisme que ◀les▶ Européens trouvent commode ◀de▶ nommer « américain ».
3° ◀L’▶hérésie ◀de▶ ◀la▶ synthèse est inhérente à tout système rationaliste du monde, soit qu’il prétende, comme ◀le▶ système romain, enfermer ◀les▶ antinomies dans un cadre hiérarchique qui préserve ◀l’▶homme du désespoir et lui fournisse un équilibre durable, dont ◀le▶ péché forme sans doute l’une des composantes ; soit qu’il refuse comme ◀le▶ marxisme ◀l’▶antinomie centrale ◀de▶ notre condition, et que, enfermant ◀les▶ conflits purement humains dans ◀le▶ jeu ◀de▶ synthèses successives, il achemine ◀l’▶espèce vers un équilibre final, réplique morne et désespérée du millenium chrétien.
Nous n’en sommes pas là : Hic et nunc, nous voici, protestants, en face de deux solutions synthétiques « possibles », imposantes, établies. Qu’aurions-nous à leur opposer ? Tout notre espoir est dans un désespoir tellement « substantiel » qu’il nous rende à leur tour intenables ◀les▶ dernières ruses ◀de▶ ◀la▶ sécurité.
Il faut ◀les▶ entendre parler du « protestantisme ». ◀Les▶ uns ◀l’▶accusent ◀de▶ fomenter une anarchie individualiste, ◀les▶ autres — ou parfois ◀les▶ mêmes — ◀d’▶avoir sécrété ◀la▶ mystique du capitalisme américain. ◀Les▶ uns ◀l’▶accusent ◀de▶ livrer ◀le▶ monde au Malin, ◀les▶ autres — ou parfois ◀les▶ mêmes — ◀de▶ vouloir fonder dans ce monde un Royaume ◀de▶ Dieu qui pour capitale, plutôt que Genève, choisirait Détroit. Il s’agirait ◀de▶ s’entendre ; mais pour cela il faudrait tout d’abord connaître ◀la▶ position du calvinisme dialectique en face de ◀l’▶action humaine. Position, marquons-◀le▶ tout de suite, intenable in abstracto, intenable en logique rationaliste, comme toutes ◀les▶ positions existentielles, qu’ici nous défendrons ; intenable comme ◀le▶ fait chrétien lui-même, — s’il n’est pas attesté dans ◀l’▶acte ◀de▶ ◀la▶ foi.
Qu’est-ce donc, en effet, que ◀l’▶effort humain ? Sinon ◀l’▶exercice nécessaire ◀de▶ ◀l’▶âme, son actualisation, ◀la▶ raison ◀d’▶être ◀de▶ son incorporation ; mais ◀les▶ résultats terrestres ◀de▶ cet effort ne nous mériteront jamais ◀le▶ Pardon ; ils mériteront tout au plus ◀d’▶être eux-mêmes pardonnés. Ce qui nous assure ◀le▶ Pardon, c’est ◀la▶ foi. Agissez donc, mais votre action ne sert ◀de▶ rien.
◀L’▶hérésie pessimiste et ◀l’▶hérésie optimiste ainsi renvoyées dos à dos, nous voici maintenant en présence de ◀l’▶accusation plus subtile des partisans ◀de▶ ◀la▶ synthèse. Comment des gens qui se réclament ◀de▶ Calvin, ◀de▶ Luther, c’est-à-dire ◀de▶ contempteurs absolus des mérites humains, pourraient-ils, s’ils prennent au sérieux leur foi, participer à un effort politique quelconque ? Ayons ◀le▶ courage ◀de▶ ◀l’▶affirmer ; il n’est pas ◀de▶ réponse à cette question pour ceux qui ne savent pas ce que c’est que ◀la▶ foi.
Si ◀l’▶on entend par vie non seulement ◀la▶ vie naturelle, mais ◀l’▶ensemble des relations humaines, ◀la▶ foi est ce qui rend ◀la▶ vie impossible (par ses exigences absolues), tandis qu’au contraire ◀la▶ politique est ◀l’▶art ◀d’▶accommoder ◀les▶ relations dans ◀le▶ sens ◀de▶ ◀la▶ plus grande facilité ◀de▶ réalisation. ◀La▶ politique est un art ◀de▶ synthèses pratiques ; son office est ◀de▶ résoudre dans ◀la▶ mesure ◀de▶ ◀l’▶utile des difficultés naturelles. Mais ◀la▶ foi, bien souvent, ne peut qu’aiguiser ces oppositions naturelles ; bien plus, elle crée des conflits là où ◀l’▶homme naturel n’en pouvait distinguer ; et surtout elle impose un choix d’ailleurs humainement impossible, là où ◀l’▶homme naturel s’abandonnait en paix à ses déterminations physiques et morales.
Doit-on conclure au refus ◀de▶ toute activité politique ?
Ce serait admettre que ◀les▶ deux termes ◀de▶ ◀l’▶antinomie s’équivalent et peuvent s’annuler. ◀La▶ logique n’a ◀le▶ droit ◀de▶ conclure qu’à partir de concepts réduits au même ordre, mais ce n’est pas ici du concept ◀de▶ ◀la▶ foi que nous parlons. C’est ◀de▶ ◀la▶ foi vivante. Or, cette foi, nul homme n’est capable ◀de▶ ◀la▶ posséder dans ◀la▶ durée ; elle « survient », et jamais nous ne pouvons en tirer argument, comme ◀d’▶une force à notre disposition ; elle survient, et c’est alors un ordre que nous recevons et qui nous meut parmi ◀les▶ hommes tels qu’ils sont, — des hommes qui ont besoin ◀d’▶une politique pour suppléer à leur faiblesse, qui ont besoin tout autant qu’on leur montre ◀la▶ vanité ◀d’▶une chose si nécessaire.
Telle est, dans son principe, ◀la▶ seule attitude politique que puisse adopter ◀le▶ protestant : ◀la▶ politique du pessimisme actif, — ou si ◀l’▶on veut ◀de▶ ◀l’▶activisme sans illusions. Et sa devise n’est autre que ◀la▶ maxime souveraine du Taciturne, ◀la▶ maxime calviniste par excellence : « Point n’est besoin ◀d’▶espérer pour entreprendre, ni ◀de▶ réussir pour persévérer. »
Cette absence ◀d’▶illusions quant à ◀la▶ valeur absolue du résultat sinon ◀de▶ ◀l’▶acte, est en même temps ◀le▶ meilleur ressort ◀de▶ ◀l’▶action.
◀La▶ preuve est dans tous ◀les▶ livres ◀d’▶histoire. ◀Les▶ peuples calvinistes ont été ◀les▶ plus « actifs » des temps modernes. Il s’est même produit ceci (corruptio optimi pessima) que ceux d’entre eux qui perdaient ◀la▶ foi — c’est-à-dire ◀le▶ principe animateur — n’en continuaient pas moins ◀d’▶agir en vertu du principe ◀d’▶inertie (tout corps en mouvement tend à conserver son mouvement). C’est ainsi que ces activistes désorientés ont développé ◀le▶ capitalisme, symbole même ◀de▶ ◀l’▶action dépourvue ◀de▶ fins transcendantes, ◀de▶ ◀l’▶action optimiste.
Ceux donc qui rendent ◀le▶ calvinisme responsable du capitalisme commettent une erreur pire que celle qui consisterait à reprocher à Euclide ◀d’▶avoir permis ◀le▶ développement ◀de▶ ◀l’▶artillerie moderne et son utilisation criminelle.
Mais il existe des êtres que ◀l’▶attitude du pessimisme actif condamne sans discussion et sans appel. Et c’est peut-être vis-à-vis ◀d’▶eux seulement que notre politique pourra se fixer un programme : ◀la▶ devise ◀de▶ Guillaume d’Orange est ◀l’▶arrêt ◀de▶ mort des idoles.
Elle suppose un Dieu transcendant. Quel dieu fait ◀de▶ nos désirs ◀d’▶hommes pourrait nous certifier dans ◀le▶ fond ◀de▶ nos âmes un salut qui se rit des ultimes efforts et des ultimes défaites ◀de▶ notre volonté ◀de▶ vivre ? ◀Les▶ dieux ◀de▶ ◀l’▶Occident réclament des dividendes ; ils réclament aussi des sacrifices humains. ◀Le▶ dieu-nation respire ◀la▶ bonne odeur ◀d’▶onze millions ◀de▶ morts sacrifiés en quatre ans à sa gloire. Moins redoutable, en apparence, ◀le▶ dieu-production se contente des macérations ◀de▶ 70 millions ◀de▶ chômeurs, et ◀de▶ super-holocaustes annuels ◀de▶ blé, ◀de▶ coton et ◀d’▶obus.
En face des idoles, il n’y a que deux attitudes possibles : ◀les▶ adorer ou ◀les▶ fracasser.
(Il y avait aussi ◀l’▶attitude cynique — faussement appelée esthétique, qui consistait à dire : comme elles sont bien peintes ! (ou mal). — Pauvre type ! Peut-être aurai-je pourtant ◀la▶ force ◀d’▶avoir pitié ◀de▶ toi, quand tu grinceras des dents sous ◀le▶ genou ◀de▶ ces démons que tu veux ignorer hic et nunc. Peut-être.)
Je ne veux parler ici que du principe ◀de▶ notre politique ; il est bien clair qu’elle condamne, dans ◀la▶ mesure où ces idolâtries sont suspendues à ◀la▶ réussite matérielle ou à des systèmes ◀d’▶assurances, ◀le▶ capitalisme comme ◀le▶ stalinisme, tous ◀les▶ nationalismes, et toute révolution qui prétendrait fonder notre salut sur une organisation terrestre quelle qu’elle soit.
Il ne suit pas ◀de▶ là, bien au contraire, que nous ne puissions collaborer à aucune révolution. ◀L’▶iconoclaste est un type assez pur ◀de▶ révolutionnaire. Nous ne pouvons être ni conformistes — ◀les▶ ordres ◀de▶ ◀la▶ foi sont absolus — ni réformistes, n’ayant rien qui nous assure ◀de▶ ◀l’▶action continue ◀de▶ ◀la▶ foi. Je songe ici à ◀l’▶armature catholique, qui condamne cette Église au réformisme modéré, c’est-à-dire à un effort pour durer par des moyens humains, comme à ◀l’▶abri des touches fulgurantes du Saint-Esprit. ◀La▶ politique romaine est ◀la▶ recherche ◀d’▶une harmonie statique des relations humaines, ◀d’▶un visible « principe ◀d’▶union » (terme ◀de▶ ◀l’▶encyclique Quadragesimo anno), tout à fait étranger au réalisme « tragique » ◀de▶ ◀l’▶Évangile, et qui même, dans certains cas extrêmes, nous tient quitte ◀de▶ ◀la▶ foi. Il ne s’agit jamais pour nous ◀de▶ rendre cette vie possible, mais tout au plus ◀d’▶abattre ◀les▶ obstacles à ◀la▶ foi, ◀les▶ idoles, ◀les▶ synthèses dans lesquelles ◀l’▶homme cherche sa sécurité, et qui n’ont pas ◀de▶ vérité.
◀La▶ plus grande liberté ◀d’▶action et ◀de▶ révolution est promise à celui que n’empêtre aucun respect du résultat en soi. Pessimisme rétablissant sur un plan supérieur une sorte ◀de▶ jeu, ou mieux ◀d’▶humour, qui se mêle au tragique quotidien comme un rappel ◀de▶ ◀la▶ seule grandeur transcendante. Nous ne sommes pas condamnés au succès, mais à ◀l’▶obéissance jusqu’à ◀l’▶absurde et au martyre, à ◀l’▶« agonie » entre ◀la▶ Promesse et ◀le▶ péché, entre ◀la▶ foi et ce qui nous paraît ◀la▶ « défier ».
Que faire donc ? Briser d’abord ◀les▶ idoles, menaçantes. Et puis rester aux ordres ◀de▶ ◀l’▶esprit. Nous n’avons pas à prendre ◀d’▶assurances sur ◀l’▶avenir. Nous n’avons pas à nous garantir à ◀l’▶avance par un programme, si « chrétien » qu’on ◀le▶ veuille. Un certain nombre ◀de▶ compromissions nous sont à jamais impossibles : et tout ◀le▶ reste est affaire ◀d’▶obéissance aux ordres imprévisibles et concrets ◀de▶ ◀la▶ Parole. Point ◀de▶ « synthèse », point ◀de▶ « consolation » ailleurs qu’en Dieu : notre action baigne dans ◀l’▶« angoisse ◀de▶ ◀l’▶espérance »1.