Petites notes sur les▶ vérités éternelles (1932-1933)ag
◀La▶ lecture du bel article ◀de▶ M. Arnold Reymond, paru dans votre n° 1, me met ◀la▶ plume à ◀la▶ main. Voici quelques notes rapidement rédigées dans ◀les▶ marges. M. Reymond, je ◀le▶ crois, ne m’en voudra pas trop ◀de▶ leur vivacité : il connaît bien ◀les▶ Neuchâtelois, qui ◀l’▶ont beaucoup aimé ; il sait que ces Neuchâtelois sont ◀d’▶infatigables ergoteurs.
Pour ◀la▶ commodité du lecteur, je recopie ◀les▶ passages phrases auxquels s’attachent mes gloses. Je m’excuse par avance ◀de▶ ◀l’▶avantage que je m’accorde en détachant ainsi des phrases du contexte. Mais si j’adoptais une autre méthode, ◀les▶ dimensions ◀de▶ ◀la▶ Revue n’y suffiraient plus — ni ◀la▶ patience du lecteur à mon endroit, je ◀le▶ crains…
1. S’il n’y a pas ◀de▶ vérité absolue, en ce sens que tout jugement tenu pour vrai peut être modifié ou complété, ◀les▶ conditions ◀de▶ ◀la▶ vérité sont, elles, immuables et éternelles… (p. 12).
◀Les▶ conditions ◀de▶ ◀la▶ vérité sont donc éternelles (p. 13).
◀Les▶ philosophes, ◀de▶ tout temps, ont montré du goût pour une certaine continuité, une certaine permanence qui planerait au-dessus des vicissitudes du monde et des résultats hautement contradictoires des philosophies. ◀La▶ critique postkantienne ayant fait justice ◀de▶ certaines prétentions, survivantes chez certains penseurs, à connaître ◀d’▶une vérité absolue, on put se demander si ◀la▶ philosophie n’allait pas démissionner, purement et simplement. W. James ne disait pas non. Mais quoi ? Laisser tomber ◀la▶ « discipline » ? Et d’ailleurs, une démission ◀de▶ ◀la▶ philosophie eût impliqué, au concret, ◀la▶ démission réelle ◀de▶ tous ◀les▶ professeurs ◀de▶ philosophie, à quoi personne ne peut songer sérieusement.
On trouva des solutions élégantes. D’une part, ◀la▶ philosophie se transforma en histoire comparée des systèmes ; d’autre part, ◀les▶ « chercheurs » invétérés s’appliquèrent à rétablir une permanence abstraite, qu’ils ne tardèrent pas à trouver dans ◀la▶ forme même ◀de▶ ◀l’▶esprit créateur ◀de▶ systèmes.
Depuis lors on nous parle du créé et du créant.
Mais nous voudrions des créateurs qui parlent.
Peu nous importe ◀les▶ « conditions » purement logiques ◀d’▶une vérité, qui, à nos yeux, demeure constamment jugée par une réalité qui juge ◀la▶ logique même. Ce sont ◀les▶ conditions actuelles ◀de▶ ◀la▶ vérité qui nous posent un problème, et non pas ses conditions « éternelles ». Nous ne pensons pas qu’il y ait lieu pour un philosophe, ◀d’▶être rassuré par ◀la▶ découverte ◀de▶ telles conditions. Elles constitueront peut-être ◀la▶ dogmatique laïque ◀de▶ ◀la▶ philosophie des sciences, durant quelques années encore. Mais ce n’est pas, comme certains ◀le▶ répètent, ◀d’▶une dogmatique que nous avons besoin. Ce n’est pas ◀d’▶une systématique, d’ailleurs déduite a posteriori. Ce n’est pas ◀d’▶une méthode ◀de▶ correction, ou ◀d’▶assurances contre ◀les▶ paradoxes ◀de▶ ◀l’▶existence. Ce que nous demandons à ◀la▶ philosophie, c’est ◀de▶ mettre en forme une problématique réelle, existentielle, ◀la▶ problématique ◀de▶ ◀la▶ vie ◀de▶ ◀l’▶homme en 1933, assumée dans ses aspects ◀les▶ plus scandaleux, ◀les▶ plus quotidiens, ◀les▶ plus angoissants. ◀Le▶ fameux principe du tiers exclu est nié par ◀l’▶angoisse ◀de▶ tout homme qui tente ◀d’▶assumer son moi contradictoire pour ◀le▶ mettre aux ordres ◀de▶ ◀la▶ foi. C’est une colle ◀de▶ scolastiques ; elle alimentera quelque temps encore ◀les▶ jeux ◀de▶ société des congrès ◀de▶ mathématiciens et ◀de▶ logisticiens ; et pendant ce temps, c’est à ◀la▶ théologie que nous irons demander ◀de▶ ◀la▶ pensée, c’est-à-dire ◀de▶ ◀la▶ pensée créatrice, c’est-à-dire ◀de▶ ◀la▶ pensée obéissante : car il n’est ◀d’▶action véritable que celle ◀de▶ ◀la▶ foi, lorsque « mettant ◀les▶ pouces », je me rends à son ordre.
2. On comprend dès lors ◀l’▶attrait que ◀le▶ thomisme a exercé à un moment donné sur ◀la▶ pensée protestante. On comprend également ◀le▶ retour à Calvin, comme aussi ◀la▶ position prise par Barth et son école (p. 14).
◀L’▶adhésion à une pensée nouvelle est-elle suffisamment expliquée par ◀l’▶insuffisance ◀de▶ ◀la▶ pensée ancienne ? ◀Les▶ historiens ◀le▶ croient volontiers. Mais on ne saurait dire qu’ils témoignent par là ◀de▶ beaucoup de respect pour ◀la▶ vérité créatrice. Non, notre adhésion à Barth n’est pas ◀le▶ fait ◀de▶ ◀la▶ mauvaise humeur et ◀de▶ ◀la▶ mauvaise conscience que fomentèrent en nous ◀les▶ démissions systématiques ◀de▶ ◀l’▶historicisme et du psychologisme. ◀Le▶ secret ◀de▶ notre adhésion à Barth est dans ◀la▶ pensée ◀de▶ Barth elle-même, et non pas dans je ne sais quelle « réaction ».
Et c’est pourquoi nous ne pouvons pas accepter un instant ◀le▶ rapprochement qu’on nous invite à faire entre barthisme, thomisme et réaction.
Barth, croyons-nous, n’a jamais proposé ni prôné ◀de▶ dogmes « si possible immuables » (p. 14). On pourrait dire qu’il fait tout ◀le▶ contraire. Il nous ramène sans cesse à ◀l’▶état ◀de▶ pauvreté (pauvreté en esprit, absence ◀de▶ toute assurance extérieure, dénuement, vision absolument sobre et désillusionnée ◀de▶ ◀la▶ condition humaine) qui est ◀l’▶état dans lequel ◀la▶ vérité ne peut opérer dans notre existence que par un choix, une décision, — un acte ◀d’▶obéissance à ◀l’▶ordre « tombé du ciel ».
Comment parler ◀de▶ ◀la▶ « restauration intégrale ◀d’▶une dogmatique appartenant aux siècles passés » (p. 14), à propos d’une théologie dont ◀le▶ travail systématique consiste précisément à rejeter toutes ◀les▶ assurances humaines contre Dieu, tous ◀les▶ « rites » et toutes ◀les▶ « formules », en même temps que ◀la▶ critique ◀de▶ ces rites et ◀de▶ ces formules, toutes ◀les▶ idolâtries, que ce soit ◀la▶ croyance antique et païenne à ◀la▶ « vertu », à ◀la▶ sagesse et au bonheur, ou ◀la▶ croyance moderne et non moins païenne à ◀la▶ valeur absolue ◀de▶ ◀la▶ logique, ◀de▶ ◀l’▶histoire et des méthodes critiques ◀de▶ M. Goguel ?
3. Si notre civilisation chrétienne n’est pas détruite par ◀le▶ bolchévisme, elle reprendra sa marche en avant en approfondissant et en élargissant son horizon ◀de▶ pensée.
Peut-on dire que notre civilisation soit chrétienne ?
Peut-on dire que pour ◀le▶ chrétien ◀la▶ perspective ◀d’▶un nouveau progrès, ◀d’▶une « marche en avant » ◀de▶ ◀la▶ civilisation capitaliste-bourgeoise-nationaliste fournisse une raison ◀de▶ se montrer optimiste ? Devant des mots comme « approfondissement » ou « élargissement » ◀de▶ notre horizon ◀de▶ pensée, nous demandons passionnément et lourdement ce que cela peut bien signifier au concret. Ce que cela veut dire.
C’est une des leçons ◀de▶ ◀la▶ guerre. Notre refus est instinctif devant un avenir, un espoir, une action dont ◀les▶ buts sont aussi vaguement définis. Car là où ◀la▶ pensée n’a rien osé distinguer ◀de▶ précis, c’est là que ◀l’▶action des hommes devient folle et meurtrière.
4. Il me semble que ◀la▶ tâche ◀de▶ ◀la▶ théologie protestante à ◀l’▶heure actuelle est ◀de▶ dégager, dans un esprit ◀de▶ libre recherche et ◀de▶ respect pour ◀le▶ passé, ◀les▶ invariants chrétiens tels que ◀le▶ développement ◀de▶ ◀la▶ pensée moderne nous aide en toute loyauté à ◀les▶ affirmer (p. 16).
Pourquoi ai-je envie, dans une telle phrase, ◀de▶ remplacer « libre recherche » par « obéissance », — « respect pour ◀le▶ passé » par « respect pour ◀les▶ données présentes » — « développement ◀de▶ ◀la▶ pensée moderne » par « approfondissement ◀de▶ ◀la▶ pensée paulinienne, calvinienne, luthérienne, kierkegaardienne, dialectique… », — et « loyauté » par « humilité » ? Il me semble qu’alors ◀les▶ invariants chrétiens pourraient bien apparaître comme ◀les▶ constantes ◀de▶ déformation ◀de▶ ◀l’▶Évangile au contact des humains.
Et puis, que ferions-nous en attendant que ◀les▶ théologiens aient mené à bien leur travail historique ? Et qu’arriverait-il si ◀le▶ résultat en était par exemple, ◀de▶ démontrer que tel « invariant chrétien » est toute autre chose que ◀l’▶Évangile ? ou bien si, au contraire, ce n’était rien que ◀l’▶Évangile ? Peine perdue ? — Grosses questions, questions un peu grosses, dira-t-on. Dans une époque comme ◀la▶ nôtre, ce sont celles qu’il faut poser si ◀l’▶on veut réellement se tirer hors ◀d’▶une confusion sans précédent — ◀d’▶une confusion dont ◀le▶ profit ne sera jamais pour ◀la▶ foi.
Car ◀l’▶opération ◀de▶ ◀la▶ foi ne relève pas ◀d’▶un « invariant », connu ou inconnu, passé ou à venir, mais bien ◀d’▶un ordre, reçu hic et nunc, et ◀d’▶une présence, qui juge tout.