« Histoires du monde, s’il vous plaît ! » (janvier 1933)t
Le▶ lecteur moderne est, paraît-il, un homme pressé, beaucoup plus pressé que ne ◀le▶ furent ses ancêtres (serait-ce peut-être à cause des innombrables moyens qu’il a inventés pour « gagner du temps » ? Il semble que tout ce que fait ◀l’▶humanité se retourne contre elle-même). Que doit lire un homme pressé, s’il demande aux livres autre chose que ce que peut lui offrir ◀le▶ conte du journal, c’est-à-dire s’il demande une nourriture rapidement assimilable, mais tout de même reconstituante ? Des romans, répondra-t-on, sans doute. Je ne suis pas du tout ◀de▶ cet avis. Et je crois distinguer à divers signes que mes contemporains, sans se lasser du romanesque, découvrent que ◀la▶ littérature peut apporter, sous d’autres formes, un agrément, un repos, un exercice à la fois plus tonifiants et plus actuels, je veux parler ◀de▶ ◀la▶ vogue récente des essais, genre assurément fort ancien, mais auquel notre époque vient de redonner une très vive nouveauté.
Il est bien remarquable, en effet, ◀de▶ constater, en parcourant ◀les▶ catalogues ◀de▶ librairie allemande, par exemple, que ◀la▶ proportion des ouvrages purement romanesques va en diminuant, et cela au profit ◀d’▶une littérature qui tient à la fois ◀de▶ ◀l’▶histoire, ◀de▶ ◀la▶ politique, ◀de▶ ◀la▶ morale et ◀de▶ ◀la▶ religion. Des livres comme ◀l’▶Essai sur ◀la▶ France, ◀de▶ E. R. Curtius, dont il fut parlé ici même, ou ◀le▶ Dieu est-il Français, ◀de▶ F. Sieburg, donneront une idée assez juste du genre. Son succès en Allemagne remonte aux premières années ◀de▶ ◀l’▶après-guerre, illustrées par ◀les▶ livres monumentaux ◀de▶ Spengler (◀Le▶ Déclin ◀de▶ ◀l’▶Occident) et du comte Keyserling. Il faut reconnaître que ◀l’▶état général du pays explique que ces ouvrages aient rencontré d’emblée ◀le▶ grand succès qu’ils méritaient. ◀Les▶ Allemands vivent « ◀la▶ crise » depuis 1919, et ◀l’▶atmosphère ◀de▶ crise baigne toutes leurs activités, à un degré bien plus profond qu’on ne ◀l’▶imagine ◀d’▶ordinaire en France. En ceci, ◀les▶ Allemands se trouvent être en quelque sorte plus « actuels », plus directement mêlés au jeu des puissances modernes, que ◀les▶ Français ne ◀le▶ furent jusqu’à ces tout derniers temps. Et c’est là que gît ◀l’▶explication du goût pour ◀l’▶idéologie que manifeste ◀le▶ grand public allemand.
Il est bien naturel qu’une société qui jouit ◀d’▶une relative sécurité cherche son divertissement dans des fictions romanesques. ◀Le▶ roman est un genre bourgeois — et c’est peut-être par là qu’il plaît tant au peuple. ◀Le▶ bourgeois qui rentre chez lui après 8 heures ◀de▶ bureau demande aux livres une évasion facile hors de ◀la▶ médiocre existence quotidienne. Mais ◀l’▶homme qui toute ◀la▶ journée a senti peser sur son œuvre ◀la▶ menace des forces terribles déchaînées dans ◀le▶ monde contemporain voit bien que ◀la▶ question n’est plus ◀de▶ s’évader, ◀de▶ se distraire en oubliant un monde qu’on serait sûr ◀de▶ retrouver bien en place ◀le▶ lendemain. ◀L’▶angoisse qui plane vaguement, et parfois précisément, sur ◀la▶ civilisation actuelle n’est pas quelque chose qu’on esquive comme ◀l’▶ennui, par ◀de▶ petits moyens. ◀L’▶homme menacé cherche à se rassurer, et d’abord en essayant ◀de▶ comprendre ◀la▶ menace. Il veut des documents, des explications, des directives. Ne fût-ce, souvent, que pour motiver ◀l’▶appartenance à un parti, ou pour se fournir ◀d’▶arguments précis et « sérieux » qu’on exhibera dans un cercle aussi excité qu’incompétent.
◀De▶ là cette multitude ◀d’▶écrits, dont ◀le▶ propos général est ◀d’▶élucider ◀les▶ causes lointaines ou prochaines ◀de▶ ◀la▶ crise sans précédent où s’engage ◀l’▶humanité tout entière.
En France, plus longtemps qu’ailleurs, ◀le▶ « grand public » considéra que ◀la▶ lecture ◀d’▶un livre n’était qu’un moyen ◀de▶ « passer une heure agréablement ». ◀Le▶ goût des idées, même et surtout dans des cercles littéraires raffinés, était une sorte ◀d’▶atteinte au « goût » tout court, c’est-à-dire à ◀la▶ mode. Il fallut ◀la▶ petite équipe des fondateurs ◀de▶ ◀la▶ Nouvelle Revue française pour imposer, par ◀l’▶effet ◀d’▶un snobisme inattendu, ◀la▶ mode des discussions éthiques, d’ailleurs purement intellectuelles la plupart du temps, et ◀le▶ goût des « romans qui posent des problèmes ». On appelait cela ◀de▶ ◀la▶ « littérature difficile », non pas qu’une intelligence moyenne éprouvât des difficultés à suivre ◀les▶ développements lumineux ◀d’▶un André Gide, par exemple, mais simplement parce que ces écrits faisaient penser. J’exagère à peine.
◀La▶ littérature ◀de▶ ◀l’▶après-guerre, faite en grande partie par des hommes qui n’avaient pas eu ◀le▶ temps ◀de▶ se cultiver, est caractérisée par une facilité foncière et bien décevante, sitôt écarté ◀le▶ voile ◀d’▶obscurité purement formelle dont ◀la▶ mode ◀d’▶alors recommandait qu’on habillât ◀la▶ moindre historiette sentimentale. Mais tout cela, semble-t-il, s’évanouit en fumée, comme ◀les▶ fusées ◀d’▶une fête intempestive. On demande des lumières qui ne soient plus seulement aveuglantes. On voudrait être dirigé, plutôt qu’ébloui.
◀Le▶ roman était un genre bourgeois, en ce sens que dans ◀le▶ monde bourgeois, privé ◀de▶ risques et ◀d’▶aventures réelles, il représentait une évasion, une revanche nécessaire contre ◀l’▶ennui, — ◀le▶ royaume illusoire ◀de▶ ◀la▶ fantaisie, ◀de▶ ◀l’▶héroïsme et des grands sentiments bouleversants. C’était ce qu’il y avait de plus subversif dans ◀les▶ salons. « Se nourrir ◀de▶ romans », dans certains milieux, c’était ◀le▶ commencement ◀de▶ ◀la▶ fin, c’était se préparer à « mal finir ».
Est-ce ◀le▶ cinéma qui a changé tout cela ? ◀L’▶explication tente ◀les▶ journalistes. Mais ◀le▶ cinéma n’est qu’un des effets du changement à vue qui s’opère dans toute notre conception du monde. Dans une époque qui a vu ◀les▶ frontières et ◀les▶ peuples ◀de▶ ◀l’▶Europe bouleversés ; ◀les▶ régimes choir ; ◀le▶ plan quinquennal s’édifier sur ◀les▶ ruines ◀d’▶un continent ; ◀l’▶Amérique s’enrichir au-delà ◀de▶ toute raison européenne, puis s’affoler, entrer en décadence, et rêver à son tour une révolution ; dans une époque où ◀l’▶humanité risque ◀de▶ mourir pour ◀la▶ réalisation même ◀de▶ ses désirs matériels, dans cette énorme aventure qui « règne » sur ◀le▶ monde comme une fièvre, ◀le▶ romanesque éclate, remplit nos vies, ou s’il n’y pénètre pas encore, ◀les▶ baigne ◀d’▶une atmosphère menaçante dont il devient impossible ◀de▶ ne pas prendre conscience.
Alors, toutes ◀les▶ nouvelles qui nous parviennent du monde sont comme autant ◀d’▶épisodes ◀d’▶un drame qui intéresse chacun ◀de▶ nous. ◀L’▶homme se prend ◀d’▶un intérêt passionné pour ◀la▶ vie du monde. Et ce fait est nouveau dans ◀l’▶Histoire. Jamais ◀le▶ document n’a été recherché avec une telle avidité. « Ce que je préfère au cinéma, ce sont ◀les▶ actualités. » Phrase mille fois entendue. ◀Les▶ journaux se couvrent ◀de▶ photos. ◀La▶ couverture photographique triomphe chez tous ◀les▶ éditeurs. Et ces éditeurs, que publient-ils ? Des collections documentaires, des reportages à grande distance, ◀les▶ mémoires ◀d’▶Alain Gerbault, ◀les▶ aventures ◀d’▶Henri de Monfreid, cinquante volumes sur ◀l’▶URSS et sur ◀le▶ Plan ◀de▶ cinq ans, autant sur ◀les▶ formes américaines ◀de▶ ◀la▶ vie sociale, des albums ◀de▶ photos qui pour la première fois, nous semble-t-il, mettent sur notre table ◀le▶ monde tel qu’il est. Quel romancier pourrait nous apporter ◀l’▶équivalent ◀de▶ cette vision directe, exaltante et dépaysante ? Voici ◀le▶ monde en vrac, un monde plus absurdement divers que nul esprit ne pouvait ◀le▶ concevoir. C’est ◀l’▶expérience ◀de▶ ◀la▶ Renaissance, étendue à toute ◀la▶ planète.
Et c’est ici que j’en reviens à mon propos initial. Quels que soient ◀les▶ bouleversements sociaux ou culturels, ◀l’▶homme demeure cet être qui veut penser ◀le▶ monde. Incapable désormais ◀de▶ s’en distraire en ◀le▶ fuyant, il cherche à ◀l’▶expliquer, avec une passion nouvelle.
Nous avons vu paraître, il y a quelque dix ans, les premières Explications ◀de▶ notre temps. Et depuis lors, que ◀de▶ volumes à grand succès qui pourraient reprendre ◀le▶ titre fameux ◀de▶ Paul Valéry : Regards sur ◀le▶ monde actuel. ◀Les▶ grandes controverses modernes sont nées en France autour de ◀la▶ Trahison des clercs, autour du problème ◀de▶ ◀l’▶humanisme (Conversion à ◀l’▶humain, ◀de▶ J. Guéhenno, enquête ◀de▶ Foi et Vie sur ◀l’▶humanisme nouveau, ouvrages ◀de▶ Ramon Fernandez, ◀de▶ Drieu la Rochelle, ◀de▶ Benjamin Crémieux), autour du problème, plus aigu encore, ◀de▶ ◀la▶ culture bourgeoise et des valeurs révolutionnaires. (Mort ◀de▶ ◀la▶ pensée et Mort ◀de▶ ◀la▶ morale bourgeoise ◀d’▶E. Berl, manifestes ◀de▶ groupements ◀de▶ jeunes tels que Esprit, Plans, l’Ordre nouveau, et tout récemment ◀le▶ « Cahier ◀de▶ revendications » publié dans ◀la▶ NRF ).
Lorsqu’il y a deux ans, Bernard Grasset, dans un article retentissant, annonça son intention ◀de▶ « casser ◀les▶ reins au roman », on put croire à un mouvement ◀de▶ mauvaise humeur, voire à une tentative publicitaire. En réalité, ◀la▶ suite prouva ◀la▶ clairvoyance ◀de▶ ◀l’▶éditeur, habile à saisir dès leur naissance ◀les▶ désirs à peine conscients du grand public. On n’a pas cessé pour autant ◀de▶ publier des romans nouveaux, mais ◀le▶ fait est que ◀le▶ seul grand succès, dans cet ordre, est allé au livre ◀de▶ Céline, Voyage au bout de ◀la▶ nuit, chef-d’œuvre ◀de▶ « documentaire », mauvais roman…
Autre signe : ◀les▶ jeunes maisons, fondées depuis deux ans, se spécialisent de plus en plus dans ◀la▶ publication ◀de▶ collections ◀d’▶essais : Denoël et Steele lancent des séries sur ◀la▶ psychanalyse et sur ◀les▶ penseurs religieux, Corrêa publie presque exclusivement des « écrivains ◀d’▶idées », ◀les▶ Éditions du Cavalier poursuivent une enquête européenne sous ce titre significatif : « ◀Les▶ Mœurs et ◀l’▶Esprit des nations 41. » Et ◀l’▶on pense au titre ◀de▶ cet album ◀de▶ photos paru récemment en Allemagne : « Weltgeschichte gefälligst », Histoire du monde, s’il vous plaît !
Retour à ◀l’▶essai rendu nécessaire par ◀le▶ besoin ◀de▶ mettre en ordre ◀l’▶énorme quantité ◀de▶ faits nouveaux que nous découvrons. Retour à ◀l’▶intelligence ? Oui, mais non pas à ◀l’▶intellectualisme. Car, — et j’espère que ◀le▶ lecteur m’aura compris — ce n’est plus ◀de▶ jeux ◀de▶ ◀l’▶esprit, ◀d’▶acrobaties ◀de▶ psychologues, ◀de▶ curiosités académiques ou ◀de▶ mandarinades qu’il s’agit, mais c’est du sort ◀de▶ ◀l’▶homme tel qu’il est, dans son effarante et magnifique diversité. Sort menacé, comme il ◀le▶ fut ◀de▶ tout temps, certes, mais ◀de▶ nos jours, plus visiblement, plus universellement. Quand il y va ◀de▶ tous, il y va ◀de▶ chacun.