Protestants (mars 1933)e
Si le▶ christianisme primitif est une révolution — et ◀la▶ plus profonde de toute ◀l’▶histoire —, ◀le▶ protestantisme se doit d’être révolutionnaire dans ◀la▶ mesure même où il reste fidèle à lui-même, c’est-à-dire dans ◀la▶ mesure où, constamment, il reproduit ◀la▶ démarche de ses fondateurs : ◀le▶ retour à ◀l’▶Évangile débarrassé de tous ◀les▶ adoucissements dogmatiques et compromis ecclésiastiques, sans cesse renaissant dans ◀la▶ chrétienté. Or en fait, dans certains pays, ◀les▶ églises protestantes sont devenues ◀les▶ officines d’un conformisme social et politique plus scandaleux encore que celui des églises catholiques, puisque il se trouve condamné par ◀la▶ dogmatique réformée, et plus encore par ◀la▶ révolte de ◀la▶ foi réformée contre toutes ◀les▶ « synthèses » humanistes. Corruptio optimi pessima : ◀le▶ conformisme des révoltés est ◀le▶ pire.
Il ne suit pas de là, contrairement à ce que prétendent certains écrivains marxisants, que ◀le▶ bourgeois protestant soit actuellement ◀le▶ type même du capitaliste conservateur. En réalité, dans ses pires errements, ◀le▶ protestantisme garde toujours ◀la▶ possibilité de transcender, de révolutionner ses formes. C’est pourquoi nous voyons aujourd’hui à ◀l’▶avant-garde du mouvement révolutionnaire, dans tous ◀les▶ pays où ◀le▶ protestantisme domine, des protestants qui loin de renier leur foi se fondent sur elle pour attaquer ◀le▶ régime.
◀L’▶exemple de ◀l’▶Allemagne est pour ◀le▶ moment ◀le▶ plus frappant, mais tout porte à croire que ◀l’▶Amérique, demain, ◀l’▶imitera, et même ◀la▶ France, si ◀les▶ questions économiques et sociales y prennent un jour ◀l’▶acuité qu’elles ont, depuis ◀la▶ guerre, chez nos voisins.
Du Front noir national-socialiste (Otto Strasser) jusqu’au Neue Volk marxiste (Vitus Heller) nombreux sont ◀les▶ groupements politiques, résolus à ◀la▶ rupture, qui se réclament hautement de leur foi. ◀Les▶ éléments extrémistes de ◀la▶ social-démocratie, qui s’expriment dans ◀les▶ Neue Blätter für den Sozialismus sont des éléments protestants, et leur maître, Paul Tillich, exerce par ailleurs une influence intellectuelle considérable sur ◀le▶ protestantisme de langue allemande. Alors qu’en France ◀l’▶affirmation d’une foi religieuse personnelle fait encore sourire ◀le▶ petit-bourgeois « progressiste », ou bien se voit taxée sans examen de « manœuvre réactionnaire », on est surpris de trouver dans ◀le▶ quotidien politique de combat ou dans ◀les▶ revues berlinoises ◀les▶ plus « avancées » des professions de foi dont personne ne songe à contester ◀l’▶opportunité. (Cette tolérance peut d’ailleurs paraître suspecte, à beaucoup de chrétiens.) C’est ainsi que Ferdinand Fried déclarait récemment dans ◀l’▶importante revue Die Tat, dont il exprime en général ◀la▶ pensée directrice, que ◀la▶ seule doctrine véritablement révolutionnaire est celle qu’on doit tirer de ◀la▶ foi protestante. Il faudrait nommer encore des groupes comme ◀le▶ Vormarsch, ◀le▶ Deutsche Volkstum, ou ◀les▶ efforts d’un Eugen Rosenstock — ◀l’▶historien des Révolutions européennes — dans ◀le▶ domaine du service civil et des camps de travailleurs. Mais ◀les▶ tentatives de rupture proprement théologiques nous paraissent encore plus significatives et plus riches de possibilité.
On a souvent reproché à ◀la▶ « théologie dialectique » de Karl Barth et de ses amis de justifier une sorte de désintéressement radical à ◀l’▶endroit des problèmes politiques et sociaux. ◀La▶ parution coup sur coup, de trois livres importants de Gogarten, de Brunner et de de Quervain sur ◀la▶ « théologie politique » fait justice de ce reproche et démontre une fois de plus que ◀le▶ paradoxe de ◀la▶ « politique du pessimisme actif » inspirera toujours ◀les▶ constructions ◀les▶ plus vigoureuses. Friedrich Gogarten en particulier dans son Éthique politique pose tous ◀les▶ problèmes de ◀l’▶heure avec une lucidité et un courage intellectuel qu’on rencontre rarement chez ◀les▶ écrivains politiques. Si certaines de ses conclusions sont nettement étatistes, il n’en reste pas moins non conformiste par ◀la▶ façon dont il pose ◀les▶ problèmes. Beaucoup plus « existentielle » que systématique, sa doctrine pourrait éclairer et aérer beaucoup de nos polémiques byzantines autour du marxisme. Il ◀le▶ rejette en définitive, mais ce n’est pas sans avoir reconnu que sa force persuasive vient de ce que seul, aujourd’hui, il prétend résoudre cette question, d’ailleurs essentiellement chrétienne : « Quelle est votre attitude vis-à-vis de votre prochain ? Lui laissez-vous ce qui lui revient, ou ◀l’▶en privez-vous ? »
◀La▶ caractéristique des mouvements américains de rénovation réside dans leur effort pour « christianiser ◀l’▶ordre social ». Certains même parlent déjà du devoir qu’aurait ◀l’▶Église de « christianiser ◀les▶ mouvements radicaux » c’est-à-dire ◀les▶ mouvements plus ou moins communistes, qui prennent actuellement beaucoup d’ampleur sur ◀le▶ terrain préparé par Ford. Une récente enquête publiée en volume chez Macmillan sous ce titre : Témoignages spontanés de travailleurs sur ◀la▶ religion (recueillis par Jerome Davis) se fait ◀l’▶écho de ces revendications antiecclésiastiques sinon antichrétiennes. Arthur A. Wharton, président de ◀l’▶association des mécaniciens d’Amérique exprime ce point de vue en une phrase typique : « ◀La▶ grande majorité des ouvriers parle de Jésus-Christ et de ◀l’▶Église comme de deux choses qui n’ont rien en commun. » Il constate que ◀l’▶Église est intervenue dans ◀la▶ vie quotidienne en promulguant des règles sur ◀le▶ dimanche, ◀l’▶alcool et ◀la▶ moralité, mais qu’elle s’est arrêtée au moment où il semblait qu’elle dût s’occuper de ◀la▶ durée du travail, de ◀la▶ question des salaires, etc. Cette carence subite dans ◀le▶ domaine économique vient à l’appui de ◀la▶ thèse marxiste qui ne veut voir dans ◀les▶ Églises que des institutions de classe.
Cette position simpliste de problèmes vieux comme ◀le▶ monde chrétien a du moins ◀le▶ mérite de débarrasser ◀le▶ protestantisme américain de son piétisme optimiste et moralisant. Mais qu’entendent-ils par « christianisation, de ◀l’▶ordre social » ? Ont-ils distingué clairement ◀le▶ péril de sécularisation de ◀l’▶Évangile impliqué dans leur attitude, et qui ◀les▶ ferait retomber dans ◀les▶ vieilles erreurs du capitalisme puritain qu’ils veulent combattre ? Cette critique semble pouvoir s’appliquer également au groupement tout récent qui s’intitule Economic Justice et à ◀la▶ tête duquel on retrouve Jerome Davis et Francis A. Henson. ◀Le▶ bulletin très vivant que publient ces jeunes hommes a pris pour tâche de faire connaître et de critiquer toutes ◀les▶ tentatives réformistes ou révolutionnaires chrétiennes qui se manifestent en Amérique. On remarque dans ◀la▶ liste de ses collaborateurs des noms d’évêques socialistes et d’essayistes à tendances philo-marxistes tels que Reinhold Niebuhr.
On y remarque également ◀le▶ nom de Toyohiko Kagawa, ◀le▶ grand leader du jeune Japon. Cet homme extraordinaire que ◀l’▶on a surnommé ◀le▶ forki japonais mériterait à lui seul toute une chronique de cette revue. Écrivain fécond9, évangéliste, économiste, philosophe, meneur de grèves, chef syndicaliste, Kagawa est l’un des personnages ◀les▶ plus influents du Japon, et ◀l’▶on n’a pas oublié son fameux message aux peuples chinois, publié à Tokyo pendant ◀le▶ bombardement de Shanghai, et qui lui valut des menaces de mort. Plus radical que ◀les▶ socialistes, labouristes, il se distingue nettement des marxistes dont il rejette ◀le▶ matérialisme méthodique et ◀le▶ goût pour ◀la▶ violence dictatoriale.
En France, ce mouvement mondial a rencontré jusqu’ici peu d’écho. ◀La▶ revue ◀Le▶ Christianisme social qui représente ◀l’▶aile gauche intellectuelle du protestantisme, s’attarde aux solutions réformistes et pacifistes, et n’a pas tenté jusqu’ici d’édifier une doctrine originale. Elle semble reculer devant ◀les▶ conclusions radicales, par suite sans doute d’un malentendu foncier touchant ◀le▶ problème de ◀la▶ violence et que seul parmi ses collaborateurs, André Philip tranche avec netteté, comme on ◀l’▶a vu plus haut. En dehors des écrits de Philip, on ne trouvera guère d’écho à ◀l’▶effort critique de ◀la▶ « théologie politique » allemande que dans ◀le▶ mince bulletin du groupe Hic et Nunc , et dans certains articles du Semeur , organe de ◀la▶ fédération chrétienne d’étudiants. Mais il y a là ◀le▶ germe d’un mouvement qui demain peut se préciser et s’amplifier.
Signalons enfin ◀la▶ revue internationale de ◀la▶ Fédération des étudiants, ◀le▶ Student World, qui sous ◀l’▶impulsion de W. A. Visser ’t Hooft adopte une attitude très nettement non conformiste. Elle vient de donner un remarquable fascicule intitulé ◀la▶ Fin du bourgeois, au sommaire duquel figurent entre autres ◀les▶ noms de Eugen Rosenstock, G. D. H. Cole (Angleterre) Carlo Predella (Italie), N. Stufkens (Hollande) et F. Heuson (Amérique). C’est un document de premier ordre sur ◀la▶ « rupture » à laquelle nous travaillons tous ici.