Humanisme et christianisme (mars 1933)a b
Je ne suis pas venu pour vous apporter un exposé systématique ou historique, mais bien pour poser devant vous quelques questions, définir à grands traits des antithèses à dessein forcées, et provoquer vos objections, plutôt qu’une adhésion muette à des constatations prudemment mesurées.
Et d’abord, la▶ question qui nous occupe ici est-elle une vraie question ? Est-elle, pour chacun ◀de▶ nous, une question qui se pose dans ◀la▶ vie, que vous vous posiez avant de venir ici, et à laquelle, réellement, vous cherchez à répondre ? En un mot, est-ce une question existentielle — pour employer un terme favori ◀de▶ ◀la▶ théologie et ◀de▶ ◀la▶ philosophie allemande contemporaines1 ?
L’une des caractéristiques ◀de▶ notre temps, c’est sans doute ◀le▶ besoin qu’il a ◀de▶ mettre en question ◀les▶ questions elles-mêmes. Nous nous refusons, de plus en plus, à discuter sur des nuances métaphysiques arbitrairement définies, sur des oppositions qui n’existent, en réalité, que dans ◀la▶ mesure où ◀l’▶on est décidé à refuser tous ◀les▶ conflits concrets et ◀les▶ décisions qu’ils comportent. Nous refusons toute problématique dans laquelle nous croyons distinguer une évasion hors des problèmes qui se posent et nous sont posés, hic et nunc.
Avant ◀d’▶aller plus loin, cherchons donc à serrer un peu ◀les▶ deux termes ◀de▶ notre sujet, cherchons à dégager leur réalité dans nos vies.
1. Il nous faut tout de suite dissiper un malentendu : par ◀le▶ terme ◀d’▶humanisme, on se borne trop souvent encore, en France, à désigner ◀la▶ culture gréco-latine. Nous n’avons pas, bien entendu, à discuter ici ◀la▶ question des humanités. Nous prendrons ◀le▶ mot humanisme au sens plus général, non moins précis, qui désigne une conception générale ◀de▶ vie — politique, économique, éthique — fondée sur ◀la▶ croyance au salut ◀de▶ ◀l’▶homme par ◀les▶ seules forces humaines. Croyance qui s’oppose rigoureusement au christianisme, s’il est avant tout ◀la▶ croyance au salut ◀de▶ ◀l’▶homme par ◀la▶ seule force ◀de▶ Dieu, — par ◀la▶ foi.
Dans ◀les▶ deux cas, marquons-◀le▶ bien, il s’agit ◀de▶ salut. Certains humanistes ◀le▶ nieront. Ils me diront que, là où ◀le▶ chrétien parle ◀de▶ salut, eux se bornent à revendiquer ◀le▶ bonheur des hommes, ◀la▶ justice. Faut-il voir là autre chose qu’une question ◀de▶ mots ? Dans l’un et l’autre cas, il s’agit bel et bien ◀de▶ savoir quel sens ◀l’▶homme veut donner à sa vie, comment il doit vivre pour mieux vivre.
Mais alors, en quoi ◀les▶ deux conceptions s’opposent-elles si radicalement ? C’est en ceci que, pour ◀les▶ uns, ◀le▶ salut est transcendant à ◀l’▶humanité, pour ◀les▶ autres, immanent.
◀Les▶ humanistes accusent ◀les▶ chrétiens ◀d’▶une sorte ◀de▶ lâcheté. Ils ◀les▶ accusent ◀d’▶avoir recours à une réalité surhumaine qui ◀les▶ dispense ◀de▶ mettre en œuvre toutes leurs forces humaines. Ils ◀les▶ accusent ◀de▶ faire appel à une Volonté dont ◀l’▶opération, à leurs yeux, anéantit celle ◀de▶ ◀la▶ volonté humaine, ou ◀la▶ rend absolument vaine. En somme, ils ◀les▶ accusent ◀de▶ diminuer ◀l’▶homme par ◀la▶ promesse débilitante ◀d’▶un « arrière-monde » qui serait comme une revanche contre tout ◀l’▶imparfait ◀de▶ « ce bas-monde », mais une revanche à bon marché, permettant, sur cette terre, une scandaleuse économie ◀d’▶énergie et ◀de▶ courage. Pour eux, ◀le▶ christianisme est contre ◀l’▶homme.
2. À cela, ◀les▶ chrétiens répondent : Comment ◀l’▶homme s’aimerait-il lui-même mieux que Dieu, son créateur, ne ◀l’▶aime ? Car Dieu seul connaît ◀l’▶homme dans son origine et dans sa fin. ◀L’▶homme étant « séparé » ◀de▶ Dieu sa source, — et c’est en quoi consiste ◀le▶ péché « originel » — il en résulte qu’il ne peut plus se connaître entièrement lui-même. Il ne peut plus connaître son bien. Il pose ◀les▶ questions ◀les▶ plus absurdes et ◀les▶ plus insolubles, par exemple : il ne sait même pas pourquoi il est au monde, ni pour quoi ; il se demande parfois ce qu’il a bien pu venir y faire ; il se demande à quoi rime cette horrible « Histoire », illustrée par ◀les▶ plus sanglants malentendus, sans cesse renaissants. Il a ◀l’▶impression ◀d’▶avoir perdu ◀la▶ clef ◀de▶ ce qui lui apparaît, dans ses heures ◀de▶ lucidité, comme une effroyable tragi-comédie. Au fond, ce que ◀l’▶homme ignore, ce sont ◀les▶ choses ◀les▶ plus importantes du monde : ◀l’▶origine et ◀la▶ fin ◀de▶ son existence terrestre.
Dès lors, ceux qui croient détenir ◀le▶ pouvoir ◀de▶ sauver ◀l’▶homme en se fondant sur ◀l’▶homme sont semblables, aux yeux du chrétien, à ce fameux baron de Crac qui prétendrait se tirer alors ◀d’▶un puits en se soulevant par ◀la▶ chevelure.
3. Humanisme contre christianisme, n’est-ce donc qu’un conflit ◀d’▶amour, assez touchant ? Est-ce à celui qui soignera ◀le▶ mieux cet homme que ◀l’▶on s’accorde à tenir pour malade actuellement ?
Aux yeux de certains humanistes, peut-être. Aux yeux du chrétien, non ; ◀le▶ conflit est plus grave, car ◀le▶ rejet ◀de▶ ◀l’▶humanisme constitue pour lui une sorte ◀d’▶obligation, à priori fondamentale : ◀l’▶humanisme c’est ◀le▶ péché même, si ◀l’▶on peut définir ◀le▶ péché par ◀la▶ volonté, naturelle à ◀l’▶homme, ◀d’▶agir pour soi, et non pour Dieu. C’est maintenant au tour ◀de▶ ◀l’▶humaniste ◀d’▶endosser ◀le▶ reproche ◀de▶ lâcheté. ◀Le▶ chrétien ◀le▶ considère comme un homme qui refuse ◀d’▶accepter, dans toute sa violence, ◀la▶ question que lui pose sans cesse ◀la▶ crise perpétuelle du monde.
Et ◀l’▶antagonisme des deux attitudes prend une forme encore plus précise, il devient ◀l’▶antagonisme ◀de▶ deux volontés qui ne s’opposent pas front à front sur ◀le▶ même plan, mais qui se coupent perpendiculairement. Chez ◀les▶ chrétiens, volonté ◀de▶ se soumettre à ce qui juge ◀la▶ vie. Chez ◀les▶ humanistes, volonté ◀de▶ vivre par eux-mêmes, ◀de▶ vivre à tout prix, ◀le▶ plus possible, comme si ◀la▶ vie était ◀le▶ bien absolu.
C’est ici que nous entrons dans ◀l’▶ordre ◀de▶ ◀l’▶éthique quotidienne. ◀L’▶humaniste va chercher une solution humaine qui lui permettra ◀d’▶assurer ce bien absolu qu’est sa vie. ◀Le▶ chrétien va chercher à obéir aux ordres ◀de▶ sa foi, fût-ce même au mépris ◀de▶ sa vie : tel est ◀le▶ fondement ◀de▶ ◀l’▶attitude ◀de▶ service et ◀de▶ sacrifice qui, dans tous ◀les▶ domaines, fait ◀de▶ lui un révolutionnaire, ◀l’▶homme du risque opposé à ◀l’▶homme des assurances.
Car ◀l’▶humanisme n’est, aux yeux de ◀la▶ foi, qu’une vaste entreprise ◀d’▶assurance-vie. ◀L’▶humaniste pourra répondre qu’à ses yeux, ◀le▶ christianisme n’est qu’une assurance-paradis. Mais ◀le▶ reproche est aussi misérable qu’injurieux, si ◀l’▶on songe que ce « paradis » doit être payé ici-bas du mépris des garanties humaines ◀les▶ plus élémentaires, — et toute ◀l’▶histoire des martyrs en témoigne.
Un chrétien est un être qui joue tout sur ◀la▶ foi, c’est-à-dire sur ◀l’▶invisible, contre toute vraisemblance. Prenons des exemples concrets.
Un chrétien qui contracte une assurance sur ◀la▶ vie n’est plus un chrétien à cet instant et dans cet acte ; il agit en humaniste. Il témoigne ◀de▶ sa défiance à l’endroit de ◀la▶ Providence.
Ce mot peut nous fournir un autre exemple.
Un chrétien qui s’écrie : c’est providentiel ! chaque fois que lui échoit un « bonheur » imprévu, pousse en réalité ◀le▶ cri ◀d’▶un humaniste, c’est-à-dire ◀d’▶un homme, pour qui ◀la▶ valeur absolue est ◀la▶ vie, non ◀l’▶obéissance.
Et de même un chrétien qui dit, parlant des autres ou parlant en général : ceci est bon, moral, cela est mauvais, immoral, — porte un jugement ◀d’▶humaniste, mange du fruit ◀de▶ ◀l’▶arbre ◀de▶ ◀la▶ connaissance du bien et du mal.
Humaniste encore, ◀l’▶homme pieux qui prie pour demander à Dieu des « avantages » humains. (Comment donc ◀les▶ connaîtrait-il ? Comment pourrait-il ◀les▶ nommer, s’il n’a d’abord cherché ◀la▶ volonté ◀de▶ Dieu, si souvent contraire à la sienne ?) Prier pour qu’il fasse beau demain, ce n’est pas prier, c’est exprimer un vœu, un vœu ◀d’▶humaniste.
Si je vous donne ces exemples, c’est dans ◀l’▶espoir ◀de▶ provoquer quelques réactions. C’est aussi dans ◀l’▶espoir ◀de▶ vous faire mieux sentir à quel point ◀l’▶humanisme, loin ◀d’▶être une simple conception philosophique, est une attitude devant ◀la▶ « vie pratique » — comme on dit, mais y en a-t-il une autre ? —, une attitude qui se mêle constamment à ◀l’▶existence des chrétiens eux-mêmes.
Ce n’est pas à dire que ◀l’▶humanisme n’ait pas ses doctrines, et même une expression politique cohérente. On a cité dans ◀les▶ Débats, ces jours derniers, ◀les▶ écrits ◀de▶ MM. Fernandez2 et Guéhenno. Si intéressants et précis que soit l’un dans ◀le▶ détail ◀de▶ sa dialectique critique, et si généreux que se veuille le second dans ses attaques contre un christianisme confondu d’ailleurs avec une certaine « culture », il ne semble pas que ces deux auteurs aient eu ◀le▶ courage ◀d’▶aller jusqu’aux dernières conséquences ◀de▶ leur refus du transcendant.
◀Le▶ communisme seul a poussé jusqu’aux réalisations effectives que semble devoir commander une foi véritable en ◀l’▶humain.
◀Le▶ communisme est ◀le▶ véritable humanisme ◀de▶ notre temps. ◀La▶ seule tentative pleinement consciente et avouée pour soustraire ◀l’▶homme à son créateur, pour rebâtir un monde à ◀la▶ mesure ◀de▶ ◀l’▶homme considéré comme autonome, et « calculable » humainement. ◀Le▶ Plan est d’ores et déjà ◀la▶ plus formidable entreprise ◀d’▶assurance-vie que ◀l’▶humanité ait jamais conçue. C’est à ce titre que ◀le▶ « marxisme-léninisme » peut être opposé utilement au christianisme, comme une « question » réelle et féconde.
Mais en face de ce triomphe humaniste, ◀le▶ chrétien ne pourrait-il pas relever maintenant ◀la▶ vraie défense de ◀l’▶homme, lieu naturel du nécessaire conflit ◀de▶ ◀l’▶ange et ◀de▶ ◀la▶ bête ? ◀L’▶homme soviétique se trouve soustrait aux conflits naturels. Il vit dans un monde où il n’y aura bientôt plus — se dit-on — ni luttes sociales, ni lutte contre ◀la▶ nature définitivement asservie. Cet homme sera-t-il encore humain ? Que fera-t-il, une fois son triomphe assuré par sa victoire sur ◀les▶ difficultés naturelles, sur ce conflit qui constitue ◀la▶ raison ◀d’▶être ◀de▶ la plupart des hommes ? Sera-t-il ange ou bête ? Sera-t-il encore un homme ?
◀L’▶homme chrétien est à la fois ange et bête. Dans ce conflit perpétuel, il trouve sa joie et sa souffrance — peu importe ◀le▶ nom qu’il leur donne ; — il y trouve sa raison ◀de▶ vivre, c’est-à-dire ◀de▶ lutter pour devenir une personne devant Dieu.
◀Le▶ succès ◀de▶ ◀l’▶humanisme triomphant serait-il tout simplement ◀d’▶enlever à ◀l’▶homme toute raison personnelle ◀de▶ vivre ? ◀Le▶ succès ◀de▶ ◀l’▶homme abandonné à ses calculs serait-il, en définitive, un suicide supérieurement organisé, du « genre humain » ?