Une main, par C. F. Ramuz (juin 1933)l
Qu’on ait pris Ramuz pour un « régionaliste », c’est une de▶ ces méprises qui peuvent servir à déterminer ◀le▶ niveau ◀d’▶une certaine presse. Si ◀l’▶on ne voit dans ◀l’▶auteur ◀d’▶Adam et Ève qu’une sorte ◀de▶ folkloriste, il faudra considérer ◀l’▶auteur ◀de▶ Phèdre comme un archéologue, auteur ◀de▶ drames historiques. Que cherche Ramuz ? Une connaissance du particulier qui introduise à celle ◀de▶ ◀l’▶élémentaire ; qui soit donc ◀le▶ contraire ◀de▶ ◀la▶ recherche du pittoresque. Aucune ◀de▶ ses œuvres mieux qu’Une Main n’en convaincra. On y sent, plus directe qu’ailleurs, sa pensée ; on y voit ◀de▶ tout près, dans ◀l’▶intimité ◀d’▶une chambre, comment sa pensée marche, insiste, souffre. Et cela ne se passe plus dans ◀le▶ canton ◀de▶ Vaud, mais dans ◀le▶ domaine propre ◀de▶ Ramuz qui est ◀l’▶élémentaire. Jamais il ne fut mieux lui-même. Il y fallait un cas très simple, un ◀de▶ ces cas où ◀le▶ mot « concret » devient presque synonyme ◀de▶ matériel.
Un bras cassé (◀le▶ gauche) ; ◀l’▶humiliation ◀de▶ ◀la▶ chute, ◀l’▶angoisse ◀d’▶être diminué, ◀les▶ difficultés qu’on découvre, déconcertantes ; puis ◀l’▶esprit qui se met à douter, parce qu’il n’a plus ◀d’▶application, ◀l’▶esprit qui prend peur. ◀La▶ guérison naîtra ◀d’▶une résistance retrouvée26. Et Ramuz, apaisé, regarde tomber ◀la▶ neige : ◀les▶ choses ont de nouveau leur sens.
Ramuz parle ◀de▶ lui, c’est la première fois. Et c’est à peine de lui. Dix petites pages émouvantes, ◀d’▶une confidence encore contrainte : « Ah ! comme je suis mal fait pour ma part, si j’ose ainsi parler ◀de▶ moi, mais je ne parle pas ◀de▶ moi, ou je ne parle pas que ◀de▶ moi, parce que nous sommes tous mal faits. » On n’attendait pas ◀de▶ Ramuz un examen ◀de▶ conscience. S’il s’interroge, dans Une Main, c’est plutôt un examen ◀de▶ son corps. Examen forcé d’ailleurs, interrogation accidentelle. Par ◀le▶ choix même du prétexte ◀de▶ cet écrit, il nous donne ce genre ◀de▶ pensées pour ce qu’elles ont toujours été à ses yeux : ◀le▶ fait ◀d’▶un défaut ◀de▶ présence au monde, ◀d’▶une impuissance à saisir ◀les▶ choses. Là réside ◀la▶ cause ◀de▶ ◀la▶ peur, qu’il avoue, et qui n’est sans doute que ◀la▶ méditation ◀d’▶un esprit dépourvu ◀de▶ prises sensibles. C’est un état d’âme qui caractérise assez bien ◀le▶ monde moderne, ◀le▶ monde des hommes sans responsabilité et sans résistance propre, ◀le▶ monde des hommes qui ne sont plus présents à eux-mêmes, hommes sans pesée, hommes ◀de▶ peu de poids, facilement entraînés.
Une Main nous donne ainsi ◀l’▶analyse élémentaire ◀d’▶un des phénomènes ◀les▶ plus importants ◀d’▶aujourd’hui : ◀la▶ démoralisation. Démoraliser un homme, c’est ◀le▶ priver ◀de▶ son pouvoir créateur. C’est ◀le▶ priver ◀de▶ sa main, — ou asservir cette main. Est-ce que ma main n’a pas sa vocation ? Est-ce qu’elle n’a rien ◀de▶ mieux à faire que ◀de▶ se lever avec cent-mille autres, ◀de▶ faire ◀le▶ poing avec cent-mille autres ? Cent-mille mains saluent ◀le▶ tyran, une main crée. ◀Le▶ temps est peut-être venu de penser avec ses mains.