Dialectique des fins dernières (juillet 1933)e
L’▶honnêteté ◀la▶ plus élémentaire oblige à reconnaître que nos vies comportent ◀d’▶autant moins ◀de▶ solutions que nous sommes plus exigeants. Tout idéal atteint se retourne aussitôt contre notre bonheur. Depuis ◀l’▶auteur ◀de▶ ◀l’▶Ecclésiaste jusqu’au romancier ◀le▶ plus moderne, ◀la▶ littérature universelle semble n’avoir voulu mettre en figures nos désirs et nos ambitions que pour mieux nous en révéler ◀l’▶essentielle inanité. Sénèque nous apprend que ◀l’▶on n’échappe point à soi-même. Inutilité des voyages. Mais Proust nous persuade qu’on ne s’atteint jamais. Et ◀les▶ philosophies ◀de▶ ◀l’▶Occident mettent ◀le▶ comble à cette gigantesque pagaille dont naquit bizarrement au xviiie siècle ◀l’▶idée ◀de▶ Progrès. ◀L’▶extérieur déçoit, ◀l’▶intérieur égare ; ◀l’▶objet pur opprime, ◀le▶ sujet pur s’évade ; ◀les▶ morales échouent, ◀l’▶immoralisme n’est qu’une morale de plus ; ◀l’▶athéisme conserve ◀l’▶orgueil bourgeois, ◀les▶ religions conservent ◀l’▶orgueil bigot ; « tout n’est que vanité et poursuite du vent », y compris ◀la▶ sagesse ◀de▶ celui qui croit trouver dans cette sentence ◀la▶ justification ◀de▶ son refus ◀de▶ vivre.
Mais il existe une sagesse qui semble bien n’être pas affectée ◀de▶ ◀la▶ dégradation immanente à toute solution humaine. Cette sagesse dit oui à toutes ◀les▶ contradictions du monde. Elle ◀les▶ assume dans une vue sobre et courageuse et cherche en elles ◀la▶ tension, ◀le▶ ressort nécessaires à ◀l’▶acte créateur. Loin de tenter leur réduction à quelque idéale synthèse, elle s’exalte des conflits sans cesse renaissants que suscite ◀l’▶exigence ◀de▶ ◀la▶ personne lorsqu’elle s’insère dans ◀le▶ donné hostile du monde ambiant. Elle ne veut ni ◀la▶ thèse seule, ni ◀l’▶antithèse seule, et bien moins encore ◀la▶ synthèse. Elle veut ◀le▶ risque permanent, ◀l’▶actualité permanente. Elle provoque sans répit cette mise en question personnelle que signifie ◀la▶ coefficience en nous-mêmes ◀de▶ ◀la▶ thèse et ◀de▶ ◀l’▶antithèse. Avec Kierkegaard, elle répète que « toute prétention à une unité supérieure qui harmoniserait ◀les▶ contradictions absolues n’est qu’un attentat métaphysique contre ◀l’▶éthique ». Il s’agit donc ici ◀d’▶une dialectique à deux termes simultanés, et dont ◀la▶ tension n’est pas orientée vers quelque troisième terme dans lequel elle s’annulerait, non sans soulagement, mais bien vers ◀l’▶acte créateur par où ◀la▶ personne accède à une plus dangereuse réalité. Ceci peut rappeler ◀le▶ jeune Hegel, mais s’oppose nettement au Hegel des hégéliens. Hegel supprima ◀le▶ conflit lorsqu’il voulut en étaler ◀les▶ éléments dans ◀le▶ temps et ◀l’▶Histoire. Sa dialectique est devenue une espèce ◀de▶ bascule automatique. ◀Le▶ tragique s’évanouit, ◀le▶ choix s’élude, ◀la▶ personne se dissout dans un processus qui nie ◀l’▶acte et ◀le▶ risque. Il n’y a plus qu’à compter un, deux, trois, comme ◀le▶ dit Kierkegaard dans ◀La▶ Répétition.
Qu’il y ait une virtu dans ◀l’▶acceptation volontaire du conflit permanent ; qu’il y ait au contraire un principe ◀de▶ dégradation éthique dans toute recherche ◀de▶ ◀la▶ synthèse et plus sûrement dans ◀la▶ croyance en une synthèse possible, voilà qui ne paraît point faire ◀de▶ doute.
Ailleurs4, j’ai pu marquer mon choix et quelles conséquences il entraîne dans ◀l’▶ordre politique, par exemple, que notre temps croit devoir considérer comme plus réel que ◀le▶ spirituel. Il me paraît certain qu’une dialectique fondée sur ◀l’▶actualité permanente ◀de▶ ◀la▶ personne nous oppose d’une part à ◀l’▶idéal bourgeois, synthèse eudémonique à ◀l’▶usage des individus égoïstes, d’autre part à ◀l’▶idéal marxiste, synthèse eudémonique à ◀l’▶usage ◀d’▶une masse non responsable.
Une dialectique sans « médiation » et comportant par suite ◀le▶ risque personnel, ◀le▶ choix et ◀l’▶acte, une sorte ◀de▶ « contre-Hegel » radical, voilà qui ne peut manquer ◀d’▶évoquer ◀l’▶attitude ◀d’▶un Kierkegaard et par là même ◀de▶ ses descendants directs, ◀les▶ théologiens dialectiques.
Je ne me serais pas attardé à développer ici ces thèses, si dans leur expression elles ne comportaient, à première vue, une similitude si troublante avec ◀les▶ thèses barthiennes, et si pour cette raison précisément elles ne constituaient un terme ◀de▶ comparaison tout à fait privilégié. Peut-être ◀le▶ point de vue dialectique ◀de▶ Barth se laissera-t-il ◀d’▶autant plus clairement définir qu’on ◀le▶ définira par son opposition globale à ◀la▶ dialectique humaniste qui paraît à nos yeux s’en rapprocher ◀le▶ plus.
Cet acte dont nous parlions, à quoi se suspend-il en dernière analyse ? Vers quelles fins dernières nous conduit ◀le▶ dépassement qu’il permet ? Et ◀le▶ rendement créateur ◀de▶ cette éthique ◀de▶ ◀la▶ personne, par quoi, au bout du temps, se trouve-t-il à son tour jugé ?
Si ◀l’▶on récusait ces questions, on affirmerait par là même que ◀l’▶acte créateur se crée soi-même et se suffit en soi. Si ◀l’▶on refusait ◀de▶ poser la question ◀de▶ ◀l’▶Origine et ◀de▶ ◀la▶ Fin, on supposerait par là même que ◀la▶ doctrine ◀de▶ ◀l’▶acte rend un compte suffisant ◀de▶ ◀l’▶ensemble du monde. Ce serait dire qu’elle constitue finalement ◀la▶ solution au nom de quoi ◀l’▶on refuse toutes ◀les▶ autres solutions. À ce moment précis, intervient ◀la▶ critique barthienne.
Nous disons « ◀la▶ critique » au sens ◀le▶ plus littéral ◀de▶ ce mot : ◀l’▶accusation qui met en état ◀de▶ crise ◀l’▶ensemble ◀de▶ ces affirmations et ◀de▶ ces négations, cette éthique et cette actualité, ce refus ◀de▶ toutes ◀les▶ synthèses et ce principe ◀de▶ synthèse qu’il contient. Accusation qui ne porte pas sur ◀le▶ détail ni sur ◀la▶ valeur morale ◀de▶ cette méthode, mais qui tombe perpendiculairement sur le plan humain et rien qu’humain où opère ◀la▶ méthode. Accusation qui consiste simplement à rapporter tous ces problèmes à ◀la▶ réalité ◀de▶ Dieu telle qu’elle nous apparaît, c’est-à-dire au problème ◀de▶ tous nos problèmes, au problème absolument insoluble, puisque notre rapport à Dieu, depuis ◀la▶ chute, est paradoxe par définition.
Tel est ◀l’▶aspect humain ◀de▶ ◀la▶ dialectique dont il est question chez Barth ; et que cela suffise à faire voir que Barth ne saurait en être tenu pour ◀l’▶inventeur, pas plus que Kierkegaard, pas plus que Luther et Calvin, pas plus que Paul ou Jérémie. Que cela suffise aussi à écarter ◀les▶ toutes superficielles appréciations portées ici ou là contre ◀la▶ théologie dialectique incriminée ◀de▶ pessimisme romantique, ◀de▶ recours abusif au langage pathétique5 et au « concept ◀d’▶angoisse ». Car enfin si ◀le▶ paradoxe n’est pas dans ◀la▶ situation même ◀de▶ ◀l’▶homme devant Dieu, notre foi est vaine et c’est perdre son temps que ◀d’▶en apprécier humainement ◀l’▶expression ◀la▶ plus directe ; si au contraire ◀le▶ paradoxe est bien réel, s’il est bien tel que ◀l’▶ont formulé un Paul, un Luther, un Calvin, ce sont alors ces appréciations toutes humaines qui trahissent une vanité, et ◀la▶ vraie joie n’est pas avec ceux qui nous parlent ◀de▶ ◀la▶ « tristesse » du message barthien, puisqu’ils entendent désigner par là ◀l’▶acceptation ◀de▶ ◀la▶ mort et du rien, ◀de▶ ◀l’▶insondable et du scandale en tant que tels, ◀l’▶acceptation du salut impossible, paradoxe dont ◀la▶ formule est ◀le▶ nom même ◀de▶ Jésus-Christ.
◀La▶ réalité centrale ◀d’▶une telle dialectique est formulée dans ce passage ◀de▶ Barth : « Que Dieu (mais vraiment Dieu) devienne homme (mais vraiment homme !) c’est ce qui est affirmé ici et qui ici devient ◀la▶ vérité vivante, ◀le▶ contenu décisif ◀d’▶un vrai discours sur Dieu. Mais comment établir ◀le▶ rapport nécessaire ◀de▶ ces deux aspects ◀de▶ ◀la▶ vérité à leur centre vivant ? ◀Le▶ vrai dialecticien sait que ce centre ne peut être ni appréhendé, ni contemplé. » Et pourtant, cette impossibilité radicale s’est incarnée. Mais alors, si nous voulons parler en vérité ◀d’▶une telle incarnation du oui dans ◀le▶ non, nous ne pouvons que recourir au langage du paradoxe. Car tout autre langage traduirait ◀l’▶impossible en termes de synthèse, ◀l’▶objectiverait, ◀le▶ ferait tomber dans ◀l’▶histoire. « Ainsi donc, il ne nous reste — émouvant spectacle pour ceux qui n’ont pas ◀le▶ vertige — qu’à rapporter constamment ces deux attitudes l’une à l’autre, ◀la▶ positive et ◀la▶ négative, à expliquer ◀le▶ oui par ◀le▶ non, et ◀le▶ non par ◀le▶ oui, sans jamais nous arrêter un instant sur ◀le▶ oui ou sur ◀le▶ non. » Car ◀la▶ réalité dépassera toujours ◀le▶ oui et ◀le▶ non, et ce que, ◀de▶ leur simultanéité, nous croirons être en droit ◀de▶ déduire par ◀la▶ voie logique.
C’est pourtant cette inconcevable réalité qui donne un sens si grave à ce oui et à ce non qui, au travers de toute ◀l’▶œuvre ◀de▶ Barth, nous entraînent dans une oscillation gigantesque, entre deux infinis contradictoires. On conçoit que ◀le▶ fidèle habitué à venir chaque dimanche chercher dans un sermon consolateur ◀le▶ droit ◀de▶ ne pas trop prendre au sérieux ◀les▶ questions étranges et cruelles que poserait sinon ◀la▶ vie ◀de▶ tous ◀les▶ jours, — on conçoit que ce brave homme s’effare, et vitupère une « théologie » pareillement inconfortable, dont, au surplus, il n’est plus possible ◀de▶ se défaire au nom de ◀l’▶« action » ou ◀de▶ ◀la▶ « piété du cœur », puisqu’elle prétend précisément ◀les▶ mettre en cause.
C’est qu’aussi bien ce oui, c’est ◀la▶ Vie en Dieu, et ce non c’est ◀la▶ mort où nous sommes. Ce oui, c’est ◀l’▶éternité, et ce non, c’est notre durée. Car notre durée n’est sans doute que notre perpétuel refus ◀de▶ ◀l’▶éternité. Dieu dit oui : ◀l’▶homme comprend non, se découvrant soudain plongé dans ◀la▶ négation radicale. Mais aussitôt, s’il accepte ce non, ◀l’▶affirmation ◀de▶ son salut paraît : il reconnaît ◀la▶ Vie au travers de sa mort. Si, par un souci peut-être vain, en tous cas dangereux, ◀de▶ simplification formelle, nous revenions au schéma hégélien, il faudrait dire qu’ici ◀la▶ synthèse précède et seule provoque ◀l’▶antithèse, dont ◀le▶ sens n’est pourtant donné que par ◀la▶ thèse simultanée. Chronologie d’ailleurs bien équivoque, puisque tout cela n’a ◀de▶ réalité que dans ◀l’▶instant éternel, dans ◀le▶ contact mortel du temps et ◀de▶ ◀l’▶éternité ; puisque tout cela, encore une fois, ne concerne que ◀l’▶origine et ◀la▶ fin, ou, pour employer une expression chère à Karl Barth, se rapporte aux réalités dernières.
Qu’y a-t-il donc entre ce non dernier et tous nos sic et non ? Qu’y a-t-il entre cette condamnation globale et tous ◀les▶ jugements quotidiens que nous pouvons porter sur nos actions, nos doctrines et notre « vie religieuse » ? Il y a ◀la▶ mort, et notre acceptation ◀de▶ cette mort. Et qu’y a-t-il entre ce oui dernier et tous nos sic et non, qu’y a-t-il entre cette justification totale et toutes ◀les▶ affirmations orgueilleuses ou modestes ◀de▶ notre vie mortelle ? Il y a ◀l’▶acceptation ◀de▶ ◀la▶ Vie qui n’est pas nôtre, qu’il faut croire. Dissymétrie vertigineuse : ◀la▶ place qui nous est assignée dans ce monde « nous situe plus profondément dans ◀le▶ non que dans ◀le▶ oui » ; mais ◀la▶ promesse qui nous est faite dans ◀l’▶instant ◀de▶ ◀la▶ foi, c’est ◀la▶ promesse ◀de▶ ◀la▶ victoire éternelle.
Loin de moi ◀la▶ prétention ◀d’▶avoir, par ces quelques traits schématiques, voulu décrire une dialectique qui juge tous nos mots. Je voudrais simplement en avoir dit assez pour qu’il soit inutile ◀d’▶insister davantage sur ce fait : nos dialectiques humaines et ◀la▶ dialectique chrétienne sont séparées par ◀la▶ mort éternelle. Qu’un philosophe, qu’un moraliste, parle ◀de▶ choix, ◀de▶ risque et ◀d’▶acte, ces mots désignent des réalités éthiques qui n’ont rien ◀de▶ commun avec ◀l’▶acte, ◀le▶ risque et ◀le▶ choix dont parle ◀la▶ théologie dans sa dialectique absolue. Il n’y a plus ici ◀d’▶opération réelle que par ◀la▶ Parole ◀de▶ Dieu : acte ◀de▶ ◀la▶ Parole, que ◀l’▶homme ne peut saisir que dans ◀la▶ foi ; choix ◀de▶ ◀l’▶élection, c’est-à-dire ◀d’▶une possibilité qui n’est pas nôtre. Et ◀le▶ risque permanent, c’est alors celui qu’encourt ◀l’▶homme jeté par ◀la▶ révélation ◀de▶ ◀la▶ Parole dans une situation absolument nouvelle, dans un instant dont nulle morale ne peut prévoir ◀le▶ sens dernier.
Une synthèse qui précède et dépasse à la fois ◀l’▶antithèse et ◀la▶ thèse, et dont toutes ◀les▶ deux procèdent ? Langage affreux, dira-t-on non sans raison. Traduisez-nous un peu tout cela dans notre parler quotidien. Nous dirons donc : Dieu premier et dernier, et ensuite seulement notre recherche, mais en même temps, si elle est vraie, notre salut. Et c’est Pascal, traduisant Augustin : « Tu ne Me chercherais pas si tu ne m’avais déjà trouvé. »