Spirituel d’abord (juillet 1933)d e
I. — La▶ révolution n’est pas, contrairement à ce que pense ◀le▶ grand public, ◀le▶ résultat ◀d’▶un déterminisme économique et social. Elle est, d’abord, ◀l’▶acte qui crée ◀de▶ nouvelles déterminations, qui, par suite, bouleverse ◀les▶ anciennes déterminations, en un mot, ◀l’▶acte qui libère.
◀Le▶ désordre dont souffre ◀le▶ monde nous apparaît d’abord tout matériel. Il est dans « ◀les▶ apparences actuelles ». Contre ce désordre notre attitude est celle ◀d’▶un refus total.
Mais rompre avec ces apparences, ce n’est pas encore faire révolution. Ce n’est pas encore s’attaquer aux racines vives du désordre. ◀La▶ seule rupture véritable, efficace, est celle que nous opérons au cœur même du système régnant. Que trouvons-nous, à ◀l’▶origine permanente des erreurs qui, depuis vingt, ans, nous ont valu ◀la▶ guerre, ◀le▶ chômage et ◀les▶ dictatures ? Nous trouvons une certaine attitude humaine. Cette attitude, qu’on appelle capitaliste, est, en réalité, pour qui va au fond des choses, matérialiste et abstraite à la fois. Elle donne ◀la▶ primauté à ◀l’▶avoir sur ◀l’▶être, ◀l’▶anonyme sur ◀le▶ personnel, à ◀l’▶irresponsable sur ◀le▶ responsable, à ◀la▶ masse et à ◀l’▶individu abstrait sur ◀la▶ personne concrète. Machiniste et productiviste, elle consacre ◀la▶ pire gradation qu’une « civilisation » ait imposée à ◀l’▶homme. Si nous refusons « ◀l’▶ordre » établi, nous ne refusons pas moins ◀les▶ « révolutions » établies, également soumises au primat ◀de▶ ◀la▶ masse, à ◀l’▶anonymat et aux puissances ◀de▶ ◀la▶ matière. Pour nous ◀l’▶homme est autre chose qu’une unité ◀de▶ compte, un ventre ou un électeur.
Avec toute attitude idéologique qui entraîne ◀la▶ destruction ◀de▶ ◀la▶ personne, il est nécessaire ◀de▶ rompre. Tel est pour nous le premier acte : spirituel.
II. — Quand nous disons « spirituel d’abord », nous n’entendons pas échapper à des responsabilités, à toutes nos responsabilités. Bien au contraire.
Il y a eu, en ce domaine, ◀de▶ grandes trahisons. Ce mot ◀d’▶esprit a couvert ◀de▶ douteuses marchandises, et ◀l’▶activité spirituelle a pu paraître ◀le▶ privilège ◀d’▶une caste, ◀d’▶un niveau ◀de▶ fortune, ◀d’▶une qualité ◀de▶ culture. ◀L’▶esprit a fini par être conservateur. Trop ont un intérêt précis à confondre ◀l’▶ordre véritable avec ◀le▶ statu quo.
◀L’▶esprit n’est pas non plus pour nous cette forteresse protégée, qui ne risque plus rien du charnel et du temporel, qui ne veut, qui ne peut plus rien risquer. Entre ◀le▶ spirituel et ◀le▶ temporel, il y a, pour nous, ◀le▶ lien ◀d’▶une totale responsabilité.
Quand nous disons « spirituel d’abord », nous ne voulons pas qu’on entende intellectuel, idéaliste, clérical, ni surtout « spiritualiste ».
III. — Nous ne disons pas : « Esprit ! Esprit ! » Nous disons « spirituel ». Cet adjectif qualifie ◀l’▶acte personnel, c’est-à-dire ce qu’il y a de plus humain dans ◀l’▶homme, ◀le▶ sommet ◀de▶ ses hiérarchies, ◀le▶ fondement réel ◀de▶ sa liberté. On nous a reproché ◀de▶ ne pas définir ◀la▶ personne qui est à ◀l’▶origine ◀de▶ toute notre construction. Répétons donc que pour nous : ◀la▶ personne c’est ◀l’▶individu engagé dans ◀le▶ conflit créateur. Conflit qui se résout par ◀l’▶acte, — cet acte provoquant un conflit et un risque nouveaux, générateurs ◀de▶ créations nouvelles. ◀L’▶acte et ◀la▶ personne apparaissent ainsi indivisibles. Tel est ◀le▶ fondement ◀de▶ toute dignité humaine. Ceci posé, nous constatons immédiatement que, lorsqu’on édifie un système et un ordre :
A) si ◀l’▶on ne part pas ◀de▶ ◀l’▶acte, on ne part pas du tout ;
B) si ◀l’▶on ne part pas tout de suite ◀de▶ ◀l’▶acte, on ne partira jamais.
Tel est ◀le▶ ressort ◀de▶ ◀la▶ révolution ◀de▶ L’Ordre nouveau. D’une part nous sommes convaincus que si ◀le▶ principe ◀de▶ toute liberté humaine ne se trouve pas à ◀l’▶origine ◀d’▶un système, il ne se trouvera pas non plus dans ses conséquences pratiques ; d’autre part, en vertu des évidences que nous venons de poser, ce principe ne sera jamais effectif s’il n’entre pas immédiatement en action. Nous tenons donc pour une nécessité vitale ◀de▶ passer, dès maintenant, à ◀la▶ construction ◀d’▶un ordre qui implique ◀la▶ rupture totale avec ◀le▶ désordre régnant. Nous nous engageons donc dans une lutte réelle dont ◀l’▶objet n’est autre que ◀de▶ soumettre ◀les▶ institutions aux exigences vitales ◀de▶ ◀la▶ personne concrète.
IV — Aucune confusion ne nous paraît dès lors possible entre ◀le▶ ressort spirituel ◀de▶ L’Ordre nouveau et ◀l’▶esprit bourgeois ou libéral. Aucune confusion non plus, entre ◀le▶ spirituel chrétien et notre personnalisme.
◀Le▶ spirituel ◀de▶ L’Ordre nouveau veut être humain et rien qu’humain. Certes, il transcende ◀l’▶égoïsme individuel, mais il ne s’agit pas ici ◀de▶ transcender ◀le▶ plan humain, ◀la▶ condition humaine. C’est donc faire ◀le▶ plus grand tort au christianisme ◀de▶ certains membres ◀de▶ L’Ordre nouveau que ◀de▶ leur attribuer une confusion entre ◀le▶ spirituel, tel que nous venons de ◀le▶ définir, et ◀le▶ Saint-Esprit dont parle ◀la▶ théologie, réalité qui, pour ◀le▶ chrétien, reste ◀d’▶un ordre radicalement hétérogène à tout ordre terrestre.
V. — Nous n’ignorons pas que ◀l’▶expression ◀de▶ « révolution spirituelle » a ◀le▶ privilège ◀de▶ scandaliser ◀les▶ « petits purs » marxisants. Nous laissons volontiers à ces honnêtes fonctionnaires ◀le▶ monopole ◀de▶ leurs révolutions.
Pour nous, elles ne sont que des trahisons, ◀les▶ caricatures, parfois comiques, parfois tragiques, ◀de▶ ◀la▶ véritable révolution où s’engage ◀l’▶essentiel. ◀Le▶ rôle ◀de▶ ◀l’▶homme sur ◀la▶ terre ne s’identifie pas pour nous à sa fonction sociale, ni à son utilité productive, ni à ses qualités biologiques.
Une révolution n’est pas seulement une redistribution des biens matériels suivant une autre méthode que ◀la▶ capitaliste. Nous ne sommes pas disposés à défendre ◀la▶ répartition actuelle des richesses, mais nous exigeons que, sous ◀le▶ prétexte, trop souvent fallacieux, ◀de▶ doter ◀l’▶homme ◀de▶ ces biens matériels, on ne ◀le▶ prive pas à jamais ◀de▶ toute possibilité spirituelle, non seulement ◀d’▶en posséder, mais ◀d’▶en concevoir d’autres.
Une révolution n’est pas non plus une façon ◀de▶ développer ce qui dans ◀l’▶homme est ◀le▶ plus animal, ◀le▶ plus soumis aux instincts ◀de▶ brutalité. ◀Le▶ spirituel à ◀la▶ von Papen, ou ◀le▶ matériel à ◀la▶ Staline, nous paraissent également attenter aux véritables valeurs spirituelles.
Une révolution ne consiste pas enfin à développer jusqu’au monstrueux ◀la▶ puissance abstraite ◀de▶ ◀l’▶État. ◀Le▶ fondement ◀de▶ notre action est ◀la▶ liberté, ◀le▶ risque. ◀L’▶autorité vient de ◀la▶ personne, non ◀de▶ ce qui lui est ◀le▶ plus opposé.
Il n’y a pas d’autres révolutions que spirituelles. ◀L’▶acte libre est à ◀l’▶origine, non pas à ◀la▶ fin.
VI. — On a dit que ◀l’▶esprit est hors de pouvoir sur ◀les▶ choses. C’est juste, si ◀l’▶on confond « ◀l’▶esprit » avec ◀l’▶intellectualité libérale, ou ◀l’▶intelligentsia, ou ◀la▶ religiosité bourgeoise, qui toutes trois reculent devant ◀le▶ risque personnel et ◀la▶ violence créatrice. Cet esprit-là, cet « esprit pur » n’est, en réalité, que ◀la▶ dégradation ◀d’▶un spirituel qui n’a pas voulu s’accomplir dans ◀l’▶actualité concrète. Que ◀l’▶esprit pur et ◀les▶ purs esprits aillent rejoindre ◀l’▶acte gratuit et ◀le▶ clerc-qui-ne-trahit-pas, dans ◀le▶ ciel des Idées, dernier asile pour ◀les▶ démissionnaires ◀d’▶une Démocratie fatiguée ! Quand nous parlons ◀d’▶un pouvoir « spirituel », nous n’entendons pas ◀le▶ pouvoir des « idées », mais bien celui ◀de▶ ◀la▶ personne, ◀de▶ ◀l’▶acte qui ◀la▶ pose et qui ◀l’▶oppose aux résistances ambiantes.
Nous disons que ◀le▶ spirituel est ◀le▶ pouvoir sur ◀les▶ choses, et qu’il n’y en a pas d’autres, contrairement à ce que pensent ◀les▶ réalistes à ◀l’▶américaine. (Leur puissance ne reposait que sur ◀l’▶illusion matérielle, monétaire : on a vu ce qu’en valait ◀l’▶aune.) ◀Le▶ spirituel, c’est ◀l’▶acte créateur ◀de▶ rapports nouveaux dans ◀la▶ société, ◀de▶ forces sociales nouvelles. ◀Le▶ spirituel, c’est ◀le▶ mouvement, c’est ◀le▶ pouvoir ◀de▶ pousser, ◀de▶ renverser, ◀de▶ bouleverser pour ordonner à nouveau. C’est, sous sa forme ◀la▶ plus immédiate, ◀la▶ plus concrète, ◀la▶ plus réelle, ◀le▶ pouvoir même.
VII. — Tout pouvoir politique, militaire, juridique dans ◀la▶ mesure où il est efficace et valable, se ramène à un pouvoir spirituel. C’est lui qui rassemble une armée, qui trouve ◀l’▶argent pour payer ◀les▶ soldats. Mais que ◀la▶ force spirituelle fasse défaut, ◀l’▶armée ne sera plus une arme entre ses mains déficientes. On pourra peut-être payer encore ◀la▶ troupe : on n’osera plus ◀la▶ commander.
Schleicher dispose contre Hitler ◀de▶ toute ◀la▶ Reichswehr et des Schupos. Pourquoi n’en use-t-il pas ? Il paraît maître absolu du pays, mais ◀la▶ violence spirituelle est du côté de Hitler, et c’est elle qui vaincra sans coup férir une force brutale dont ◀le▶ « pouvoir » ne sait que faire.
Mais, dira-t-on, que se passe-t-il quand ◀le▶ pouvoir efficace et valable disparaît, et que ◀les▶ institutions dans lesquelles il s’est jadis incarné subsistent, pesant ◀de▶ tout leur poids ?
Il se passe ce que nous voyons en France : ◀la▶ police seule protège encore ◀la▶ mécanique, ◀la▶ police, c’est-à-dire, psychologiquement, ◀la▶ peur. C’est un état ◀de▶ décadence caractérisée, ◀l’▶état ◀de▶ démission ◀de▶ ◀la▶ personne devant ◀les▶ mécanismes créés par d’autres.
Alors ◀le▶ pouvoir efficace et valable se déplace. Il passe dans ◀l’▶opposition. Il devient révolutionnaire. En tant que tel, il appartient, ◀de▶ fait et ◀de▶ droit, à ◀la▶ plus grande violence spirituelle. L’ordre nouveau existe dès ◀le▶ moment où cette violence se dresse. Il lui reste à augmenter sa tension essentielle — et c’est cela ◀la▶ vraie période ◀de▶ transition —, jusqu’au jour où ◀les▶ servants ◀d’▶une mécanique parlementaire qui tourne à vide, vaincus par ◀les▶ événements qu’ils subissent, passeront ◀la▶ main aux pouvoirs agissants.
VIII. — ◀La▶ révolution spirituelle est non seulement ◀la▶ seule valable, mais encore ◀la▶ seule effective, nous voulons dire : ◀la▶ seule qui passe dans ◀les▶ faits sans avorter en dictature. ◀La▶ dictature n’est que ◀la▶ fixation brutale ◀d’▶une révolution en pleine période ◀de▶ transition, ◀d’▶un désordre dont ◀l’▶acte ordonnateur n’a pas encore détruit ◀le▶ principe agissant. Une révolution s’accomplit matériellement dans ◀la▶ mesure où son privilège spirituel a rompu ◀d’▶avance ◀la▶ résistance : elle va ◀d’▶autant plus loin que ce principe est plus violent. Elle ira jusqu’au bout des faits, si nous restons au cœur du spirituel.
IX. Que d’autres nous reprochent, maintenant, ◀de▶ vouloir sauvegarder des situations acquises, ou encore ◀de▶ vouloir « détourner ◀les▶ forces prolétariennes », — ils savent peut-être ce qu’ils disent, mais sûrement pas ce que nous faisons.