Positions d’▶attaque pour l’ordre nouveau (décembre 1933)h
Le groupe ◀de▶ l’Ordre nouveau n’a pas fait jusqu’ici beaucoup de bruit sur les places. C’est que nous sommes et voulons être avant tout des doctrinaires. Cette volonté a scandalisé certains ◀de▶ nos adversaires, qui prétendent partir des faits concrets et matériels. L’un d’entre eux revendiquait récemment, à la suite de Marx, disait-il, « la précédence du matériel, l’antériorité ◀de▶ l’être par rapport à la pensée ». En d’autres termes moins obscurs, il affirmait qu’il faut « commencer par le commencement ». Nous accepterons volontiers cette formule, qui a le mérite ◀de▶ la simplicité. Mais nous disons que le commencement du désordre n’est pas dans les faits matériels dont nous souffrons, n’est pas dans le machinisme, par exemple, mais bien dans les doctrines qui ont assuré le développement actuel du machinisme. C’est dans cet humus ◀de▶ doctrines périmées que plongent « les racines du malheur », c’est lui d’abord qu’il faut détruire si l’on veut tuer ces racines et surtout empêcher qu’elles ne se reforment. La nécessité ◀d’▶un travail doctrinal radical nous apparaît être la tâche la plus concrète et la plus immédiate ◀de▶ l’heure ; la seule tâche efficacement révolutionnaire.
Quels sont les caractères spécifiques ◀de▶ notre effort ◀de▶ doctrine ? C’est d’abord une volonté ◀de▶ considérer les problèmes économiques et sociaux dans leur totalité ; c’est aussi une volonté constante ◀de▶ changer ◀de▶ plan.
Ces deux expressions méritent un commentaire.
Notre volonté totaliste s’exprime ainsi : nous suspendons toutes nos constructions à un fait humain central, la personne — telle que nous la définirons tout à l’heure — ou mieux encore, le conflit personnel, et nous prenons pour norme ce conflit, étendu à tous les ordres ◀de▶ l’activité humaine : politique, économique et culturel. Telle est la base ◀de▶ notre ordre.
Cet ordre est nouveau en ceci qu’il ne peut être établi que par un changement ◀de▶ plan. Changer ◀de▶ plan, pour nous, c’est porter l’effort constructif sur un terrain que le désordre actuel néglige ou tente ◀de▶ stériliser. La plupart des questions qui divisent capitalistes et marxistes sont insolubles sur le terrain positiviste où ils les placent. Elles ne prennent leur vrai sens que dans le plan ◀de▶ la personne, où nous les reposons. Prenons par exemple le problème du « minimum ◀de▶ ◀vie▶ matérielle » destiné à assurer la liberté ◀de▶ l’homme. Marxistes et capitalistes prétendent, chacun à leur manière, le résoudre. Ils se disputent sur la manière. Mais leur dispute se passe sur un plan où elle est par définition sans issue : le plan matérialiste. Qui pourra jamais fixer absolument ce fameux minimum ◀de▶ ◀vie▶ nécessaire ? Il varie dans des proportions considérables selon la valeur morale des êtres ou les habitudes ◀de▶ la race. À supposer qu’une science, encore à créer, parvienne encore à le déterminer, la libération ◀de▶ l’homme bénéficiant du minimum ◀de▶ ◀vie▶ matérielle restera purement illusoire, puisque l’État, sous sa forme capitaliste ou marxiste, viendra immédiatement lui opposer ses contraintes absolues, son cadre de plus en plus rigide, de plus en plus perfectionné — ô ironie — pour assurer précisément, ◀d’▶en haut, le fameux minimum libérateur ! À quoi bon libérer l’homme si, par ailleurs, on le prive du ressort même ◀de▶ sa liberté (par l’effet ◀d’▶une doctrine matérialiste) ou du champ ◀de▶ cette liberté (par l’effet ◀d’▶une doctrine étatiste) ? En présence de ces faits, nous disons que le problème du minimum ◀de▶ ◀vie▶ matérielle ne prend son sens que dans le plan ◀de▶ la personne qui est, nous allons le voir, le plan ◀de▶ la liberté créatrice ; que ce problème ne peut être défini correctement qu’à partir de la personne ; que seule la doctrine personnaliste, parce qu’elle le transcende et le replace dans une totalité vivante, lui donne un sens concret et une solution réelle. Nous pourrons promettre du pain, et nous en promettons dans la mesure où nous assurerons en même temps aux hommes une raison ◀de▶ vivre que les systèmes régnants sont en train de leur ôter.
Nous avons ainsi défini par la double volonté ◀de▶ totalisme et ◀de▶ changement ◀de▶ plan la forme générale ◀de▶ notre doctrine.
Nous nous excusons ◀de▶ l’aspect théorique que prend forcément cet exposé, et qu’il perdrait si nous avions la place nécessaire pour développer. Nous nous excusons plus encore ◀de▶ la façon très rapide dont nous allons être obligés ◀de▶ décrire le contenu ◀de▶ nos constructions et la méthode personnaliste qui les anime. Cette méthode constitue la partie la plus élaborée ◀de▶ notre effort et l’on ne peut songer à en donner ici qu’une formule nécessairement simplifiée.
Nous définissons la personne comme un acte et non pas comme un donné physique ou moral, matériel ou abstrait.
La personne, c’est l’individu engagé dans un conflit créateur avec lui-même d’abord, avec la nature ensuite, avec l’ambiance sociale enfin. Ce conflit comporte un choix permanent, donc un risque permanent, c’est-à-dire une tension permanente, qui mesure la valeur même ◀de▶ l’homme.
Tension, risque, choix, acte, tels sont les éléments ◀de▶ toute liberté réelle et créatrice, partant, ◀de▶ toute dignité humaine.
Pour faire sentir tout de suite le concret ◀d’▶une telle doctrine, voyons d’abord quelles institutions elle nous oblige à combattre et à renverser.
Ce sont, en premier lieu, les institutions démocratiques auxquelles donne naissance l’individualisme libéral.
L’individu libéral, tel que l’ont créé les théoriciens du suffrage universel, tout le monde croit aujourd’hui que c’est quelque chose ◀de▶ très simple, une évidence, une sorte ◀de▶ lieu commun. C’est en effet le lieu commun ◀de▶ tous les malentendus actuels.
Cet homme sans liens, réduit à l’unité arithmétique, où l’a-t-on vu ? qui l’a vu ? et comment existerait-il ? C’est pourtant sur cet homme abstrait qu’est bâti tout le système démocratique. Et l’erreur initiale, doctrinale, se retrouve à tous les étages du système. C’est à cause ◀d’▶elle qu’il s’écroulera.
Il suffira sans doute ◀d’▶indiquer ici notre opposition au parlementarisme. Nous ne combattrons pas le Parlement avec des discours, mais bien en créant un monde où il apparaîtra sous son vrai jour, comme le conservatoire ◀de▶ la politique bourgeoise, avec ses monarchistes et ses communistes, figurants indispensables et inoffensifs.
Il suffira ◀de▶ rappeler, d’autre part, que l’individualisme libéral est responsable ◀de▶ l’essor anarchique ◀d’▶une économie devenue inhumaine, et cela non pas à cause de la machine, mais parce qu’aucun contrôle humain, aucune doctrine totale et transcendante ne pouvait intervenir au xixe siècle pour orienter et humaniser ce développement.
En second lieu, la doctrine ◀de▶ la personne nous oppose à tout soviétisme stalinien. Il est trop facile, en effet, ◀de▶ distinguer dans le stalinisme un retournement pur et simple ◀de▶ l’individualisme libéral, procédant par ailleurs ◀de▶ conceptions positives et pseudo-scientifiques qui étaient déjà contenues dans la définition ◀de▶ l’individu libéral.
Il nous est possible maintenant ◀de▶ désigner ◀d’▶un seul mot l’objectif ◀de▶ nos attaques.
Le processus concret dans lequel Marx a inséré sa philosophie, c’était la lutte des classes provoquée par le premier épanouissement ◀de▶ l’industrie. Le processus concret dans lequel s’insère aujourd’hui le personnalisme, c’est la lutte contre l’étatisme moderne tel qu’il s’est constitué depuis Marx, phénomène beaucoup plus concret, plus universel et mieux défini que la lutte des classes.
Quelles sont donc les institutions qui nous permettront ◀de▶ rompre avec tout étatisme, ◀de▶ changer ◀de▶ plan, ◀de▶ réaliser une révolution effective ? Ici encore, il nous faut nous borner à deux indications très générales :
Dans le domaine politique, nous revendiquons une organisation régionaliste ◀de▶ l’Europe. Cela suppose la suppression du cadre national, carcan ◀de▶ frontières douanières, et du centre administratif, politique, financier et policier où viennent se congestionner les énergies du pays. Ce que nous voulons, c’est rétablir sur le plan politique la tension nécessaire et créatrice entre la petite patrie décentralisatrice d’une part, et d’autre part l’universalisme issu directement des personnes et qui pourrait se concrétiser dans un organe central, ◀d’▶autorité purement doctrinale et révolutionnaire, sorte ◀de▶ Komintern, mais dépourvu ◀de▶ pouvoir économique4.
Dans le domaine économique, nous revendiquons, parallèlement, un statut du travail impliquant une distinction profonde et effective entre le travail créateur et libre d’une part, et le travail indifférencié et parcellaire ◀de▶ l’autre. Ce qui se traduit par une sorte ◀de▶ corporatisme ou syndicalisme — pôle décentralisateur — et par une institution centrale ◀de▶ service industriel collectivisé, soumise à un organe ◀de▶ répartition, tout à fait distinct du pouvoir politique. Ainsi se trouve sauvegardée la tension nécessaire, et assuré, en fonction cette fois ◀d’▶une mesure humaine, le minimum ◀de▶ ◀vie▶ matérielle qui permet à la personne ◀de▶ courir sa chance.
Nous ne pouvons songer à développer ici ces thèmes constructifs, et encore moins à indiquer les moyens tactiques que nous envisageons pour les réaliser. Deux mots toutefois sur notre attitude révolutionnaire.
Certains s’étonneront peut-être ◀de▶ la voir si peu romantique. C’est qu’il sévit actuellement, parmi certains groupes ◀d’▶intellectuels, un véritable romantisme du chambardement, ◀de▶ l’émeute et du sang versé. Contre lui, nous maintiendrons la primauté ◀de▶ la doctrine, avec tout ce que cela comporte, en apparence, ◀de▶ sécheresse technique. Nous savons que le romantisme du désordre prépare simplement les dictatures policières ◀de▶ demain. Le romantisme révolutionnaire revêt une autre forme encore, non moins dangereuse pour notre action. C’est l’état d’esprit trop facilement héroïque et généreux ◀de▶ ceux qui nous disent : renoncez d’abord à tous les privilèges bourgeois, et nous vous écouterons ! Certes, nous savons que le premier aspect ◀de▶ toute révolution est dans un renoncement. Mais pour que l’acte soit réel, encore faut-il une doctrine et des institutions qui le traduisent en faits. Les aristocrates ◀de▶ la nuit du 4 août accomplissent un acte ◀de▶ renoncement aux privilèges. Mais à leurs côtés, se dressent des gens qui, eux, ne comptent renoncer à rien, s’emparent des privilèges abandonnés, sabotent la révolution et font la bourgeoisie du xixe siècle. Des privilèges ? Mais tous les hommes ou presque en demandent. Seulement, il en est ◀d’▶injustifiés. Et c’est ce que nous voulons déterminer d’abord.
On nous a aussi reproché ◀de▶ n’être qu’un groupe ◀d’▶intellectuels « bourgeois ». Comme ce reproche nous vient des marxistes, nous nous contenterons ◀de▶ répondre par une citation ◀de▶ Lénine :
La doctrine socialiste est née des théories philosophiques, historiques, économiques élaborées par certains représentants instruits des classes possédantes : les intellectuels. Par leur situation sociale, les fondateurs du socialisme scientifique contemporain, Marx et Engels, étaient des intellectuels bourgeois. De même, en Russie, la doctrine sociale-démocrate surgit indépendamment ◀de▶ la croissance spontanée du mouvement ouvrier ; elle y fut le résultat naturel et fatal du développement ◀de▶ la pensée chez les intellectuels.5
Peut-être ne serait-il pas inutile, pour conclure, ◀de▶ dégager clairement les thèses impliquées dans notre exposé. Voici donc en quelques mots nos positions ◀de▶ combat :
1° « Sans théorie révolutionnaire, pas ◀d’▶action révolutionnaire. On ne saurait trop insister sur cette vérité, à une époque où l’engouement pour les formes les plus étroites du praticisme va ◀de▶ pair avec la propagande ◀de▶ l’opportunisme ». (Encore Lénine, 1902.)
2° Dans l’état présent des choses, il n’y a pas ◀d’▶ordre concevable sur le plan capitaliste, au déterminisme duquel les soviets n’échappent pas.
3° La dialectique historique ne peut que rendre compte du passé — mais seul l’acte créateur opère le changement ◀de▶ plan et permet ◀d’▶instituer un ordre nouveau.
4° Cet acte créateur dont nous faisons dépendre tout l’ordre nouveau, cette « source ◀d’▶énergie » permanente ◀de▶ la révolution, c’est la personne humaine telle que nous l’avons définie.
5° Dans « l’Ordre nouveau », les institutions reproduisent à tous les degrés le conflit et la tension qui définissent la personne en acte.
6° Ces institutions sont :
— dans le domaine politique : la petite patrie décentralisatrice et le centre ◀de▶ contrôle doctrinal et juridique ;
— dans le domaine économique : les syndicats libres ◀de▶ production et ◀d’▶instruction professionnelle, d’une part, et ◀de▶ l’autre, le service prolétarien collectif soumis directement à un centre ◀de▶ contrôle économique et statistique.
7° Ce régime doit entraîner par son jeu normal la disparition des cadres ◀de▶ l’État et du statut des classes, c’est-à-dire : l’élimination des facteurs décisifs ◀de▶ l’inflation, du chômage et ◀de▶ la guerre moderne économique et militaire.
8° C’est au nom d’antagonismes naturels féconds et créateurs que nous voulons éliminer les antagonismes artificiels et destructeurs que fait naître le capitalisme matérialiste.
9° Nous sommes avec le prolétariat, par-dessus la tête ◀de▶ ses vieux meneurs, contre la condition prolétarienne.
Pour l’Ordre nouveau :
Arnaud Dandieu, Denis de Rougemont, Daniel-Rops, Robert Aron, Alexandre Marc, René Dupuis, Jean Jardin, Claude Chevalley.