Grammaire de▶ ◀la▶ personne (janvier 1934)g h
◀L’▶individu, tel que ◀les▶ libéraux — en politique — et ◀les▶ idéalistes — en philosophie — nous ◀l’▶ont légué, c’est ◀l’▶homme qui n’a pas ◀de▶ prochain et qui n’est ◀le▶ prochain ◀de▶ personne. Ou encore, comme ◀le▶ dit Keyserling, c’est ◀l’▶homme pour lequel ◀le▶ prochain est devenu tout simplement « ◀le▶ voisin inévitable », celui que définit, d’ailleurs, ◀le▶ Droit romain.
Nous voudrions montrer ici d’une part ◀l’▶identité ◀de▶ ◀la▶ personne, telle qu’on peut ◀l’▶opposer à cet individu, et du prochain, tel que ◀le▶ définit ◀l’▶Évangile ; d’autre part, certaines conséquences politiques ◀de▶ ◀l’▶erreur individualiste, et surtout, ◀de▶ ses plus récents succédanés.
◀Le▶ lieu ◀de▶ toute décision qui crée, c’est ◀la▶ personne. Toute ◀l’▶agitation du monde n’est rien de plus qu’une certaine question qui m’est adressée, et qui ne se précise en moi qu’à l’instant où elle me contraint ◀d’▶agir.
Peut-être qu’il est inutile ◀de▶ rien savoir du monde et ◀de▶ son train, des sciences, des faits et gestes, des batailles, des accidents, des inventions, des religions, des êtres, si ce savoir n’est pas pour moi, à tel moment, un ordre ou une tentation. Quand cesserons-nous ◀d’▶agiter des problèmes qui n’ont jamais été notre problème ? Car un problème n’est jamais réel que pour celui qui peut ◀l’▶incarner dans sa vie, ◀le▶ résoudre au concret, ou bien périr par lui. Il n’y a pas au monde un seul problème dont ◀la▶ réalité dernière, dont ◀l’▶existence déborde ◀les▶ limites ◀de▶ ◀l’▶incarnation personnelle.
On songe ici tout de suite à ◀la▶ question sociale. On se souvient peut-être aussi des libéraux spiritualistes qui aimaient à dire : « ◀La▶ solution des grands problèmes sociaux est une question ◀de▶ morale individuelle. » ◀L’▶originalité ◀d’▶une morale individuelle apte à résoudre ◀les▶ conflits sociaux se réduirait probablement aux vertus ◀de▶ surdité, ◀de▶ cécité et ◀de▶ mutisme. Par ailleurs, elle pourrait être aussi laïque ou religieuse qu’on voudrait. Mais ◀l’▶individu a vécu, nous dit-on… Il faut craindre ◀la▶ mort des mythes : elle n’est jamais qu’une métamorphose. ◀L’▶individu n’est mort que pour renaître dans ◀le▶ collectif. ◀La▶ mystique ◀de▶ ◀la▶ masse ou du groupe qui domine ◀la▶ moitié ◀de▶ ◀l’▶Europe, n’a pas ◀d’▶origine plus certaine que ce renversement ◀de▶ ◀l’▶individualisme.
Ramener ◀la▶ question sociale aux limites ◀de▶ ◀la▶ personne, c’est constater que ◀la▶ question sociale, en tant qu’elle est question exigeant une réponse ne se pose pas ailleurs que dans ◀le▶ je aux prises avec ◀le▶ tu. Ses données me sont extérieures, certes. Mais je n’ai pas à ◀les▶ connaître autrement que par ◀la▶ question concrète qu’elles m’adressent ; et cette question ne peut être concrète — ne peut être un conflit véritable — que si c’est un autre homme, en face de moi, qui me ◀la▶ pose. Qu’il soit là, proche ou lointain, à portée ◀de▶ ma main, à portée ◀de▶ mes yeux, à portée ◀d’▶imagination, peu importe, pourvu que cette prise, cette vue, cette image, soient pour moi une « deuxième personne », un tu sujet ◀d’▶une parole qui m’advient6.
On voudrait nous faire croire aujourd’hui que ◀le▶ conflit fécond, ◀la▶ communion du tu et du je se résout pratiquement dans un nous, qu’on oppose alors fièrement aux ils des sociologues et des positivistes. Cette opération magistrale porte un nom en politique. C’est ◀le▶ fascisme. ◀Le▶ nous, c’est ◀le▶ groupe, ◀le▶ faisceau. On ◀l’▶oppose à ◀la▶ masse anonyme, tout autant qu’à ◀l’▶individu atomique. ◀Le▶ vœu humain paraît comblé… Mais ce nous est-il autre chose qu’une moyenne entre ◀le▶ je des libéraux et ◀le▶ ils des collectivistes ? N’est-il pas, lui aussi, inactuel et abstrait, et par là même, ne laisse-t-il pas ◀le▶ champ libre à ◀la▶ tyrannie, c’est-à-dire à ◀la▶ mécanique étatiste et dictatoriale qui tient lieu ◀d’▶ordre dès que ◀l’▶homme renonce à assumer personnellement son risque et celui du « prochain » ?
◀L’▶erreur fasciste est peut-être plus grave que ◀les▶ erreurs qu’elle combat, parce qu’elle figure ◀l’▶image du rapport véritable entre ◀les▶ hommes, mais qu’elle ◀la▶ figure dans ◀l’▶abstrait, dans ◀le▶ plan même ◀de▶ ce qu’elle croit mépriser. ◀Le▶ rapport véritable entre ◀les▶ hommes, c’est ◀la▶ communauté des personnes responsables. Mais ◀la▶ communauté n’est rien de plus que ◀les▶ personnes : elle n’est que ◀l’▶expression ◀de▶ leurs rapports spécifiques. Elle a son centre en chacune des personnes qui ◀la▶ composent, et n’est pas définie par autre chose que par ce centre. Elle est ◀le▶ rayonnement dans ◀la▶ durée ◀de▶ ◀l’▶acte instantané qui unit un je et un tu par un lien ◀de▶ responsabilité7.
En son principe, ◀l’▶erreur fasciste consiste à considérer cette communion non plus comme un acte, mais comme un état. C’est faire simplement abstraction ◀de▶ ◀la▶ responsabilité réciproque. Il en résulte que ◀le▶ je et que ◀le▶ tu, considérés ◀d’▶un point de vue qui n’est plus ni celui du je ni celui du tu, c’est-à-dire considérés dans leur rapport objectivé, vu par un tiers, se trouvent du même coup objectivés, et prisonniers ◀de▶ ce rapport, ◀le▶ nous. ◀Le▶ groupe ainsi formé est défini par sa circonférence. Et comme ◀le▶ veut ◀la▶ géométrie euclidienne, il est plus grand que chacun des éléments qui ◀le▶ composent. Il s’arroge des droits sur eux, bien qu’à ◀la▶ vérité il ne résulte que ◀de▶ ◀la▶ somme ◀de▶ leurs altérations. ◀Les▶ hommes qui constituent ce groupe ne sont plus des hommes véritablement humains, puisque l’un des pôles ◀de▶ leur être n’est plus visible ni concret, échappe aux prises ◀de▶ leurs mains. Pour chacun ◀d’▶eux, ◀le▶ tu es devenu ◀le▶ nous, c’est-à-dire a cessé ◀d’▶être ◀le▶ vis-à-vis qui pose une question directe, — ◀le▶ prochain. Il a cessé ◀d’▶être un des pôles ◀de▶ ◀la▶ personne. ◀Le▶ nous n’est rien qu’un biais, c’est un tu sans visage et qui vient se confondre avec un je désormais incertain ◀de▶ ses limites agrandies.
Perte ◀de▶ tension, en chaque point du cercle. Il faudra bien ◀la▶ compenser par une rigidité accrue ◀de▶ ◀la▶ circonférence. Et c’est ◀l’▶histoire ◀de▶ toute association humaine : on s’unit par ◀la▶ force ◀d’▶un principe transcendant, — et tant qu’il règne on peut mépriser ◀la▶ police ; puis vient un temps où ◀l’▶on se lasse ◀d’▶obéir à ◀la▶ force vivante, — et ◀l’▶on institue ◀la▶ police pour soutenir un corps social qui s’abandonne ; enfin ◀la▶ police décrète qu’elle est elle-même ◀la▶ force véritable. Mais elle ne règne plus que sur des automates.
◀Les▶ partisans du nous, en vérité, ont fait erreur sur ◀la▶ personne. Si ◀la▶ personne est ◀la▶ mise en question ◀d’▶un je par un tu, donc une rencontre, cette rencontre n’a lieu que dans ◀le▶ je et dans ◀le▶ tu. Deux hommes ne se rencontrent pas, spirituellement, à mi-distance l’un ◀de▶ l’autre — dans ◀le▶ nous 8. Pour nous aimer, nous devons faire chacun tout ◀le▶ chemin qui nous sépare l’un ◀de▶ l’autre. Et c’est au seul moment où je t’atteins en toi, où tu m’atteins en moi, que nous devenons deux personnes, et l’un pour l’autre ◀le▶ prochain.
Ainsi ◀le▶ phénomène personnel demeure situé dans ◀l’▶individu, mais dans un individu transformé, orienté, animé par une présence extérieure. Face à face avec ◀le▶ prochain que j’aime, je ne suis plus un isolé9, mais je reste un solitaire.
C’est dans cette « solitude menacée » que viennent en fin de compte retentir tous ◀les▶ problèmes sociaux et spirituels. C’est en elle, et c’est en elle seule, qu’ils provoquent un écho humain. C’est en elle enfin que s’opère ◀l’▶acte ◀d’▶une communion réelle. ◀La▶ personne est un lieu ◀d’▶héroïsme, et cela signifie qu’elle est ◀le▶ lieu, ◀l’▶origine et ◀la▶ fin ◀de▶ toute incarnation, ◀de▶ toute création, ◀de▶ tout risque.
◀La▶ personne est aussi, par conséquent, ◀l’▶individu moral, ◀l’▶individu social par excellence. Mais dans son acte seulement, c’est-à-dire dans ◀l’▶instant présent, non point dans ◀la▶ durée psychologique et descriptible ; c’est pourquoi des généralités abstraites telles que morale ou socialisme 10, entités que ◀l’▶on peut considérer en soi comme des systèmes, indépendamment du rapport actuel ◀d’▶un je et ◀d’▶un tu, ne rendent pas compte ◀de▶ ◀l’▶être personnel, ni ◀d’▶aucune réalité humaine.
Ces considérations peuvent paraître assez arides, et curieusement abstraites, s’agissant du concret par excellence. J’espère toutefois que ◀le▶ lecteur ◀les▶ aura transposées dans une actualité dont ◀le▶ moins qu’on puisse dire est qu’elle nous assaille de toutes parts avec ses grands panneaux hauts en couleur promenés par ◀les▶ rues allemandes et italiennes, et jusque dans ◀les▶ pages illustrées ◀de▶ nos quotidiens. Il me reste à marquer ◀la▶ dépendance théologique ◀d’▶une analyse qui peut paraître strictement humaine.
On peut parler en termes de philosophie du rapport ◀d’▶un je à un tu. Mais on ne peut ◀le▶ comprendre et ◀le▶ vivre, dans son paradoxe profond, que si ◀l’▶on se réfère au rapport primitif qui fonde ◀la▶ personne humaine : ◀le▶ rapport ◀de▶ ◀l’▶homme à son Créateur. ◀Le▶ Droit romain a peut-être raison ◀de▶ refuser à mon voisin ◀le▶ pouvoir ◀de▶ me questionner, puisque ce pouvoir n’a pas ◀d’▶autre fondement que ◀l’▶ordre révélé par Jésus-Christ. Si ◀le▶ tu a ◀le▶ droit ◀de▶ venir troubler ma quiétude, n’est-ce pas, en définitive, parce qu’il est pour moi, à tel instant, ◀le▶ symbole réel ◀de▶ Celui qui nous a dit : « En vérité, toutes les fois que vous avez fait cela à un seul des plus petits parmi mes frères que voici, c’est à moi que vous ◀l’▶avez fait. » Et si ce tu, non seulement possède ◀le▶ droit ◀d’▶être reçu par moi, mais encore ◀d’▶être reçu quoi qu’il me demande, fût-ce ma mort, n’est-ce pas pour cette seule raison, où bat ◀le▶ cœur du paradoxe ◀le▶ plus fou, que ◀l’▶Évangile nous dit : « Aimez vos ennemis » ?