Taille de▶ l’homme, par C. F. Ramuz (avril 1934)o
Après Une Main, confession réticente, ◀d’▶une discrétion presque farouche, et dans la même lignée que Le Grand Printemps et Raison ◀d’▶Être, voici encore un essai ◀de▶ Ramuz, mais ◀de▶ tous le moins ramuzien : il s’agit cette fois ◀d’▶idées, et même ◀d’▶idées générales, ce qui est assez paradoxal dans une telle œuvre. Le sujet ◀de▶ Taille ◀de▶ l’Homme, c’est en effet l’opposition cosmique du monde marxiste et du monde chrétien.
Ramuz fait au communisme certains reproches que d’autres ont déjà formulés, avec plus ◀de▶ mordant et plus ◀de▶ précision, et qui d’ailleurs n’ébranleront pas, dans leur foi, les marxistes. Mais ce qu’il décrit avec une véritable puissance, c’est l’aboutissement du marxisme : l’isolement cosmique ◀de▶ l’homme. Quoi qu’il dise, d’ailleurs, il dit plus que ses arguments. On peut aller jusqu’à soutenir que s’il défendait le marxisme, il n’en resterait pas moins, par le fait ◀de▶ son être même, une protestation contre le matérialisme dialectique. Quand on possède, comme lui, le sens ◀de▶ la solitude et le sens ◀de▶ la communauté — indissolubles —, on est une objection vivante à tout individualisme, à tout communisme, à tout « isme ». Quand on est à ce point possédé par la vie des choses et des êtres, on n’a pas besoin ◀d’▶arguments pour faire sentir l’absurdité des « lois » qui, pour certains intellectuels, figurent la réalité. Une œuvre comme Adam et Ève nous le fait voir tout aussi bien que cet essai : Ramuz est présent à ce monde, — eux, ils essaient ◀de▶ le recomposer au sein de leur absence insurmontable.
Ramuz, mieux que personne, peut se passer ◀d’▶avoir raison, puisqu’il a pour lui la Nature27. C’est quand il parle ◀d’▶elle qu’il est grand, qu’il donne et manifeste sa mesure, qu’il apparaît véritablement qualifié. La mode est au marxisme et au mépris ◀de▶ la Nature ? Mode bourgeoise, tyrannie décadente, tout occupée à calculer sa propre mort. Mais Ramuz n’est pas un bourgeois. Il peut attendre : son attente est présence, et porte en soi sa justification.
À ceux qui croient aux fatalités ◀de▶ l’Histoire, il faut dire simplement qu’elles sont vraies pour eux-mêmes et pour tous ceux ◀de▶ leur espèce. On ne calcule pas avec la vie, mais avec des quantités mortes. Ceux qui se vantent ◀d’▶être calculables ont très probablement raison : c’est une constatation ◀de▶ décès spirituel, à peine anticipée peut-être. Mais ils se trompent tout à fait quand ils se croient matérialistes28. Ils détestent la matière comme seuls les spiritualistes bourgeois savaient la détester. (Dix ans ◀de▶ discussions, chez les philosophes ◀de▶ Moscou, ont abouti, en 1932, à des définitions tellement abstruses ◀de▶ cette fameuse « matière » sur laquelle tout se fonde, que Staline s’est vu contraint, pour en finir, ◀de▶ fixer la saine doctrine par un ukase condamnant à la fois les mécanistes et les dialecticiens. On parle encore du « diamat »29, mais ce n’est plus qu’un conformisme ◀d’▶État. C’est, à peu près, l’ukase en moins, ce qui s’est passé chez les bourgeois, au sujet du mot « esprit ».) Le vrai matérialiste, c’est Ramuz. Parce qu’il aime les choses et déteste les mécaniques interposées entre l’homme et les choses. Aussi bien n’éprouve-t-il pas le besoin ◀de▶ s’affirmer matérialiste.
La position ◀de▶ Ramuz paraît assez voisine ◀de▶ celle ◀de▶ Berdiaev. Tous deux considèrent le marxisme comme l’aboutissement logique ◀de▶ l’esprit bourgeois-capitaliste. Tous deux savent qu’il faut être pour Dieu ou contre Dieu. La bourgeoisie a choisi dès longtemps, pratiquement athée sans le savoir. Le marxisme est l’aveu ◀de▶ son choix. Mais Berdiaev parle en chrétien, et Ramuz ne veut encore parler qu’en homme. Est-ce possible ? Et peut-il y croire ? Il a bien vu le choix, mais l’a-t-il fait ? Il veut un monde à la taille ◀de▶ l’homme. Il sait aussi que la mesure ◀de▶ cette taille est dans une foi, dans « quelque chose qui dépasse l’homme et le suppose en même temps », écrit-il. C’est lorsqu’il définit ainsi la foi qu’on hésite à le suivre, — et que peut-être il sert mal sa pensée. Car cette définition ne vaut, précisément, que pour la foi marxiste-dialectique. Le « dépassement » peut aussi bien se faire dans l’immanence. La foi chrétienne dépasse-t-elle vraiment l’homme ? N’est-elle pas bien plutôt ce qui le juge et en même temps le sauve dans ses limites, ici et maintenant ? C’est là le sens ◀de▶ l’Incarnation, en même temps que ◀de▶ la véritable transcendance. C’est là le point ◀de▶ la rupture avec tout humanisme imaginable (l’homme sauvé par son progrès).