Deux essais de▶ philosophes chrétiens (mai 1934)v
Combien existe-t-il en France ◀de▶ personnes intelligentes ? Pour ◀le▶ juger il ne faudrait sans doute pas se fier au tirage moyen ◀d’▶un ouvrage « difficile ». Seul, Bergson, avec ses Deux Sources pourrait s’aligner, dans cet ordre, avec un honnête romancier. On s’étonnera, sans doute, ◀de▶ m’en voir étonné. Je m’étonne davantage ◀de▶ ce qu’on trouve cela normal. Ce fut toujours ◀le▶ cas, me dira-t-on ? Mais ce n’est point partout ◀le▶ cas. ◀L’▶exemple ◀de▶ ◀l’▶Allemagne peut nous faire réfléchir. ◀Les▶ philosophes y connaissent des succès dont rien, ici, ne peut donner ◀l’▶idée ; et même ◀les▶ théologiens. ◀Le▶ Römerbrief, ◀de▶ Barth, en est au 20e mille. Un Keyserling, un Heidegger, un Karl Jaspers ont, dès longtemps, conquis ◀le▶ « grand public », celui-là même qui, chez nous, consacre ses loisirs à dévorer des prix Goncourt, justifiant ◀les▶ plus grosses manœuvres publicitaires, et ◀la▶ méfiance des éditeurs à ◀l’▶endroit des meilleurs esprits.
À qui faut-il s’en prendre ? Aux critiques d’abord, et, en particulier, à cette espèce nouvelle ◀de▶ critiques qu’on nomme ◀les▶ « courriéristes littéraires ». Ce n’est un secret pour personne qu’ils contribuent pour beaucoup à déterminer ◀le▶ succès ou ◀l’▶échec ◀d’▶une œuvre. Il semblerait, dès lors, que leur autorité — sinon ◀de▶ droit, du moins ◀de▶ fait — dût s’exercer au bénéfice des auteurs réputés « difficiles ». Car ◀les▶ autres s’en passent fort bien. Or, c’est exactement ◀le▶ contraire qu’on peut voir. ◀Le▶ critique qui dispose ◀d’▶un feuilleton régulier dans un hebdomadaire ou un quotidien n’est, en réalité, pas un critique, mais un commentateur des goûts ◀de▶ son public. Bien loin ◀d’▶avoir à cœur ◀de▶ signaler ◀les▶ œuvres qui risqueraient, sans lui, ◀d’▶être incomprises ou ignorées, il se contente, la plupart du temps, ◀d’▶être ◀l’▶écho ◀de▶ ◀la▶ vague rumeur entretenue par ◀la▶ publicité autour ◀d’▶un « succès » ◀de▶ saison.
Mais ◀l’▶insuccès notoire des philosophes auprès du grand public a des causes plus graves, qu’il faut attribuer autant aux philosophes qu’à ceux qui ne ◀les▶ lisent plus.
◀Le▶ public se figure que ◀la▶ philosophie est une activité qui ne ◀le▶ concerne pas. Il ne nie pas sa valeur intrinsèque. Ou, du moins, il ignore qu’il ◀la▶ nie pratiquement. Il répète avec ◀le▶ latin cet adage bourgeois avant ◀la▶ lettre : primum vivere, deinde philosophari. Cynisme ou naïveté ? Car il est évident que cette phrase, en fait, supprime toute philosophie. Ou bien ◀le▶ primum vivere se trouve être réalisé, et quel besoin alors ◀d’▶un deinde. Que demander aux hommes, sinon qu’ils vivent bien ! On se souvient ◀de▶ ◀la▶ noble réponse ◀de▶ ce proscrit ◀de▶ ◀la▶ Révolution auquel on demandait à son retour en France ce qu’il avait fait en exil : « J’ai vécu, Monsieur, c’est bien assez ! ». Ou bien ◀le▶ primum vivere se révèle imparfait ; il lui manque quelque chose : pourra-t-on ◀l’▶ajouter après coup ? On ne complète pas un acte avec des considérations sur cet acte ; ou c’est que ◀la▶ philosophie n’est qu’illusion et mystification.
Une pensée vivante, une pensée qui aide à vivre, trouve son lieu dans ◀l’▶acte et nulle part ailleurs. Mais il faudrait d’abord qu’elle soit elle-même un acte43. Et c’est ici ◀la▶ déficience des philosophes qui se montre.
Sous prétexte de science, ◀la▶ pensée ◀de▶ nos maîtres s’est tellement détachée du concret ◀de▶ nos vies que ◀l’▶on comprend sans peine ◀l’▶indifférence où ◀le▶ public ◀la▶ tient. Un philosophe « sérieux » pour ◀l’▶Université c’est trop souvent un homme que ◀l’▶étude des problèmes posés par sa technique détourne des problèmes qui se posent en fait. Mais que faut-il penser ◀de▶ ces techniques ◀d’▶abstention ?
Tel est ◀l’▶état des choses. Public et philosophes ont si bien pris ◀l’▶habitude ◀de▶ s’ignorer, qu’on est en droit ◀de▶ se demander si leur rencontre, à supposer qu’elle se produise, ne signifierait pas une révolution.
◀Les▶ évaluations morales du philosophe et ◀les▶ coutumes du citoyen moderne ont perdu toute commune mesure. Que se passerait-il si un beau jour ◀le▶ public se mettait à ◀l’▶école des penseurs ? On verrait éclater, je pense, ◀l’▶absurdité ◀d’▶une pensée inhumaine, en même temps que ◀l’▶incohérence ◀d’▶une action trop longtemps dépourvue ◀de▶ tout contrôle spirituel. N’est-ce point ◀l’▶obscur pressentiment ◀d’▶un tel péril qui explique, en dernière analyse, ◀la▶ méfiance réciproque dont je viens ◀d’▶indiquer l’un des symptômes ◀les▶ plus extérieurs ?
Supposez, maintenant, que ◀la▶ collusion se produise. (◀L’▶hypothèse n’est pas absurde : elle s’est vérifiée en Allemagne, à propos de Spengler par exemple, dont on sait ◀l’▶influence qu’il exerça sur ◀les▶ prodromes ◀de▶ ◀l’▶hitlérisme.) ◀Les▶ risques qu’elle entraîne sont proprement incalculables. Qui donc voudra ◀les▶ encourir ? Ceux-là seuls qui n’ont pas à subordonner ◀la▶ vérité ◀de▶ leur message aux calculs ◀de▶ ◀l’▶opportunisme. Quelques exaltés, pensera-t-on ? Quelques cyniques, ou quelques révoltés ? Certes, et c’est cela que nous voyons depuis ◀la▶ guerre. On pourrait aussi supposer que ◀la▶ leçon des catastrophes dictatoriales va réveiller quelques chrétiens. Leur office n’est-il pas ◀de▶ rappeler aux peuples où se trouvent ◀les▶ vraies valeurs, sans attendre que d’autres aient tout faussé, tout compromis ? Il est certain que ◀la▶ pensée chrétienne n’a jamais eu plus impérieuse ni plus nette vocation. ◀Le▶ lieu, ◀les▶ modes ◀de▶ son obéissance sont plus visibles qu’ils ne ◀le▶ furent jamais. Si ◀la▶ pensée chrétienne existe, c’est à ce seul niveau où pensée et action se confondent. Si elle veut être digne ◀de▶ son nom, c’est à elle seule ◀d’▶oser ce que ◀les▶ autres ne peuvent pas oser. C’est à elle seule ◀d’▶entreprendre ◀la▶ confrontation générale des valeurs dont ◀le▶ monde croit vivre et des valeurs qui jugent cette vie. C’est à elle, en particulier, et non pas au marxisme ni au fascisme, à conduire ◀la▶ critique des hérésies morales que toute ◀la▶ bourgeoisie, et ◀le▶ peuple à sa suite, révèrent. Car elle seule, si toutefois elle reste digne ◀de▶ sa charge, elle seule n’a rien à y perdre.
Faut-il rappeler ici ◀les▶ graves avertissements ◀de▶ Berdiaev ? Faut-il une fois de plus évoquer ◀les▶ menaces qui pèsent sur ◀la▶ civilisation ? Ou verra-t-on que ◀le▶ service que ◀la▶ pensée chrétienne doit rendre n’est un service rendu au monde que si d’abord il est obéissance ? Ce ne sont pas ◀les▶ catastrophes qui devraient effrayer ◀le▶ chrétien, mais ◀le▶ risque plus immédiat ◀de▶ faillir à sa vocation.
Ces réflexions nous serviront, pour aujourd’hui, ◀d’▶introduction à deux essais ◀de▶ philosophes chrétiens : ◀L’▶Homme du ressentiment, ◀de▶ Max Scheler44, Position et approches concrètes du mystère ontologique 45, ◀de▶ Gabriel Marcel. L’un et l’autre, ils répondent au vœu que j’ai tenté ◀de▶ formuler. Ils s’attaquent à cette « transmutation des valeurs » que tout le monde sent nécessaire, mais que ◀la▶ foi seule rend possible.
Max Scheler se rattachait à ◀l’▶école allemande des phénoménologues, illustrée par Husserl et Martin Heidegger. On sait que ◀la▶ coutume ◀de▶ ces philosophes est ◀de▶ fonder leurs analyses sur des totalités, sur des unités ◀d’▶expérience sensible, saisies telles qu’elles se présentent au sein d’un ensemble vécu. ◀Le▶ grand service rendu par ◀la▶ phénoménologie, c’est ◀de▶ nous avoir délivrés ◀d’▶une psychologie qui dissociait ◀les▶ unités vivantes en éléments abstraits, et prétendait examiner ensuite ces éléments sans tenir compte du sens et ◀de▶ ◀l’▶intention ◀de▶ ◀l’▶ensemble.
◀La▶ « totalité ◀d’▶expérience et ◀d’▶actions vécues » que Scheler étudie dans ce petit livre, c’est ◀le▶ phénomène que Nietzsche a baptisé ressentiment.
Pour Nietzsche, on s’en souvient46, ◀l’▶amour chrétien n’est que « ◀la▶ fine fleur du ressentiment » que ◀les▶ natures faibles vouent aux valeurs aristocratiques. ◀La▶ haine jalouse et rancunière ◀de▶ ◀l’▶esclave opprimé, a trouvé, selon Nietzsche, son expression détournée dans ◀l’▶affirmation paradoxale que les premiers seront ◀les▶ derniers, ou que ◀la▶ vraie noblesse réside dans ◀la▶ misère. C’est ce renversement des valeurs « nobles » qu’il ne cesse ◀de▶ reprocher au christianisme. Voici comment il ◀le▶ décrit :
… ◀l’▶impuissance qui n’use pas ◀de▶ représailles devient par un mensonge, ◀la▶ « bonté » ; ◀la▶ craintive bassesse, « humilité » ; ◀la▶ soumission à ceux qu’on hait, « obéissance » (c’est-à-dire ◀l’▶obéissance à quelqu’un dont ils disent qu’il ordonne cette soumission : ils ◀l’▶appellent Dieu). Ce qu’il y a ◀d’▶inoffensif chez ◀l’▶être faible, sa lâcheté, cette lâcheté dont il est riche et qui, chez lui, fait antichambre, et attend à ◀la▶ porte, inévitablement, cette lâcheté se pare ici ◀d’▶un nom bien sonnant, et s’appelle « patience », parfois même « vertu » sans plus ; « ne pas pouvoir se venger » devient « ne pas vouloir se venger », et parfois même ◀le▶ pardon des offenses (« car ils ne savent ce qu’ils font — nous seuls savons ce qu’ils font »). On parle aussi ◀de▶ ◀l’▶« amour ◀de▶ ses ennemis » et ◀l’▶on « sue à grosses gouttes ».
Il est facile ◀de▶ dire que Nietzsche exagère ; plus difficile ◀de▶ contester ◀la▶ cruelle pénétration dont témoigne un passage ◀de▶ ce genre. Mais si ◀l’▶on donne raison à sa description du ressentiment — ce que je fais pour ma part sans réserve —, il reste à voir si ◀les▶ causes en sont bien celles que Nietzsche allègue. Pour Scheler, ◀les▶ reproches ◀de▶ Nietzsche s’adressent en vérité à ◀l’▶humanitarisme, et nullement à ◀l’▶Évangile. ◀Le▶ « christianisme » qu’attaquait Nietzsche, c’est, en réalité, ◀la▶ morale bourgeoise. Scheler ◀le▶ démontre avec maîtrise dans un chapitre consacré aux valeurs humanitaires, qui me paraît renfermer ◀l’▶essentiel ◀de▶ son livre.
◀Le▶ lecteur se sent pris ◀de▶ vertige à découvrir ◀la▶ profondeur et ◀la▶ gravité des confusions morales dans lesquelles nous vivons. Je ne connais pas de plus salutaire leçon pour un chrétien ◀d’▶aujourd’hui que ce chapitre impitoyable et précis. Voici sa thèse centrale : nous en sommes venus à substituer « ◀l’▶amour ◀de▶ ◀l’▶humanité » à ◀l’▶amour du prochain commandé par ◀le▶ Christ : et c’est au nom de cet amour ◀de▶ ◀l’▶humanité que nous revendiquons ◀les▶ fausses valeurs décrites par Nietzsche. Nous ne voulons plus ◀l’▶acte ◀d’▶amour personnel — qui est une valeur héroïque —, mais nous prônons tout simplement un sentiment que nous jugeons ◀d’▶autant plus « idéal » qu’il exige ◀de▶ nous un moindre sacrifice. (On éloigne ◀l’▶amour : ainsi ◀l’▶amour ◀de▶ ◀la▶ patrie passe avant celui du prochain, ◀l’▶amour du genre humain avant celui ◀de▶ ◀la▶ patrie.) Cet humanitarisme entraîne toute une série ◀de▶ perversions : un certain altruisme d’abord, qui prend ◀la▶ place ◀de▶ ◀l’▶acte ◀de▶ miséricorde ; une pitié veule et platonique qui est ◀le▶ contraire du courage et non pas ◀de▶ ◀la▶ cruauté ; un internationalisme qui n’est qu’une rancune contre ◀la▶ patrie ; un pacifisme qui traduit bien plus ◀la▶ crainte ◀de▶ « se faire des ennemis » que ◀la▶ surnaturelle paix annoncée par ◀le▶ Christ à ceux qui luttent (dans leurs luttes et au-dessus ◀d’▶elles) ; un égalitarisme qui renie ◀la▶ réalité chrétienne ◀de▶ ◀la▶ vocation… Je suis loin ◀d’▶épuiser ◀la▶ liste. ◀L’▶extrême gravité que présentent ces perversions ◀de▶ ◀l’▶Évangile vient de ce que ◀les▶ chrétiens s’y sont laissés prendre. C’est tout ◀le▶ procès ◀de▶ ◀la▶ morale laïque, ou kantienne, qu’amorce ici Scheler. Je ne veux donner qu’un exemple des dissociations qu’il propose.
◀L’▶Épargne, autrefois participation ◀de▶ ◀l’▶idéal évangélique ◀de▶ ◀la▶ pauvreté volontaire, c’est-à-dire ◀de▶ ◀la▶ notion ◀de▶ sacrifice, et, par ailleurs, qualité pratique (et non pas vertu) recommandée aux pauvres, et aux pauvres seuls, est désormais une vertu sans lien avec ◀la▶ notion ◀de▶ sacrifice ou avec ◀l’▶idéal évangélique et, pour comble, vertu ◀de▶ riche, mais qui retient encore ◀le▶ pathos chrétien que renferme ◀le▶ mot.
Ces quelques lignes décrivent assez bien ◀le▶ mouvement général ◀de▶ ◀la▶ critique ◀de▶ Scheler. À ◀l’▶origine ◀de▶ toutes ◀les▶ valeurs bourgeoises il n’y a pas ◀la▶ Loi, ni ◀l’▶Évangile, il y a tout au contraire une sournoise révolte ◀de▶ ◀l’▶homme naturel, une poussée ◀de▶ ressentiment contre ◀l’▶héroïsme chrétien ; à ◀l’▶origine ◀de▶ ◀l’▶amour ◀de▶ ◀l’▶humanité, il y a, comme Fichte ◀l’▶avait vu, une haine des hommes ; bien plus : une révolte contre Dieu. ◀L’▶homme du ressentiment, ce n’est pas ◀le▶ chrétien, c’est ◀le▶ bourgeois dont ◀la▶ morale usurpe ◀l’▶apparence évangélique, en haine ◀de▶ ◀l’▶Évangile et ◀de▶ ses exigences concrètes. Est-il besoin ◀de▶ marquer, pour finir, que cette critique ◀de▶ ◀l’▶esprit bourgeois englobe également ◀le▶ socialisme humanitaire et ◀le▶ marxisme, qui sont, à tant ◀d’▶égards, ◀de▶ simples aveux des tendances plus ou moins déguisées du bourgeois ?
Comme Max Scheler — au moment du moins où il écrivait ◀L’▶Homme du ressentiment 47, M. Marcel est catholique. Sa méditation sur ◀le▶ Mystère ontologique est la première œuvre philosophique qu’il ait publiée depuis sa conversion. On est heureux ◀de▶ constater qu’elle marque un élargissement en même temps qu’une simplification ◀de▶ sa pensée, par rapport au Journal métaphysique. M. Marcel est un ◀de▶ ceux dont nous devons attendre qu’il fasse passer ◀de▶ ◀l’▶air dans ◀la▶ philosophie française ; un ◀de▶ ceux pour lesquels philosopher ne figure pas ◀l’▶activité ◀de▶ ceux qui n’en veulent point avoir. Son essai manifeste une volonté très nette ◀de▶ passer outre aux prudences intéressées ◀de▶ ◀la▶ scolastique laïque.
Nos après-venants seront sans doute fort étonnés ◀d’▶apprendre qu’il fallait, en 1934, un courage véritable pour utiliser en philosophie des motifs tels que ◀le▶ désespoir, ◀l’▶espérance, ◀la▶ présence ou ◀la▶ fidélité. Certes, ◀l’▶exemple ◀de▶ ◀la▶ phénoménologie a ouvert ◀la▶ voie à une nouvelle liberté ◀de▶ ◀la▶ pensée ; mais, jusqu’ici, peu ◀l’▶ont suivie, en France. Sachons gré à M. Gabriel Marcel ◀de▶ nous donner ◀l’▶exemple ◀d’▶une « présence » et ◀d’▶une « fidélité » vraiment chrétienne.
« Philosopher, c’est apprendre à mourir », disait ◀le▶ triste Cicéron, et Montaigne ◀l’▶en loue. Pour M. Marcel, on lui ferait plus volontiers dire que philosopher, c’est apprendre à ne pas se suicider. « On pourrait même dire que ◀la▶ possibilité permanente du suicide est en ce sens48 ◀le▶ point ◀d’▶amorçage peut-être essentiel ◀de▶ toute pensée métaphysique » (p. 276). Je ne puis résumer que ◀les▶ thèmes ◀d’▶une méditation qui se propose pour objet ◀d’▶approcher ◀le▶ mystère indéfinissable ◀de▶ ◀l’▶être. « Il faut qu’il y ait, dit M. Marcel, ou il faudrait qu’il y eût ◀de▶ ◀l’▶être, que tout ne se réduisît pas à un jeu ◀d’▶apparences successives et inconsistantes — ce dernier mot est essentiel — ou, pour reprendre ◀la▶ phrase ◀de▶ Shakespeare, à une histoire racontée par un idiot » (p. 261). C’est une histoire ◀de▶ ce genre qui caractérise malheureusement ◀l’▶existence ◀de▶ ◀l’▶homme moderne, emprisonné dans ◀la▶ catégorie du « tout naturel » incapable, par suite, ◀de▶ s’interroger sur ◀les▶ sources ◀de▶ son être. ◀Les▶ philosophes lui sont ◀de▶ peu de recours. Ils ont fait ◀de▶ ◀l’▶être un problème qu’ils placent devant eux et qu’ils se mettent à critiquer, comme s’ils n’étaient pas eux-mêmes en jeu ! Mais, dit ◀l’▶auteur, « je ne puis me dispenser ◀de▶ me demander du même coup : qui suis-je, moi qui questionne sur ◀l’▶être ? »49 (p. 264).
◀Le▶ problème devient alors tout autre chose qu’un problème : un mystère. Et toute démarche pour s’en approcher figure déjà par elle-même une sorte ◀de▶ participation concrète à ◀l’▶être. Démarche négative du désespoir, positive ◀de▶ ◀l’▶espérance, — elles sont inséparables jusqu’au bout, note M. Marcel, qui m’apparaît ici très « dialectique » — démarche ◀de▶ ◀la▶ création qui va toujours dans ◀le▶ sens ◀de▶ ◀l’▶être, à condition qu’elle soit soutenue par une fidélité que ◀l’▶auteur définit comme « une présence activement perpétuée ». Et tout cela tend à créer dans ◀l’▶âme une disponibilité paradoxale : « parce que ◀l’▶âme sait qu’elle n’est pas à elle-même, et que ◀le▶ seul usage entièrement légitime qu’elle puisse faire ◀de▶ sa liberté consiste précisément à reconnaître qu’elle ne s’appartient pas ; c’est à partir de cette reconnaissance qu’elle peut agir, qu’elle peut créer » (p. 297).
Je sens bien qu’un aperçu si schématique fait tort au caractère concret ◀de▶ cette méditation. Si son mérite principal est à mes yeux ◀d’▶avoir revalorisé un certain nombre ◀de▶ motifs vitaux négligés par ◀la▶ technique idéaliste, d’autre part, il faut vivement louer ◀l’▶auteur ◀de▶ conserver à chaque page ◀le▶ souci des références à ◀l’▶actuel. ◀La▶ description qu’il fait ◀de▶ ◀l’▶homme moderne réduit à un complexe ◀de▶ fonctions ; ses allusions au désordre social ; ◀la▶ corrélation qu’il indique entre ◀l’▶optimisme du progrès technique et une philosophie du désespoir, — autant ◀de▶ traits qui nous assurent que ◀les▶ problèmes débattus dans ce livre sont ◀de▶ ceux qui se posent ; non point ◀de▶ ceux que ◀l’▶on se plaît à poser gratuitement pour esquiver ◀les▶ choix concrets. ◀La▶ démarche assez sinueuse, ◀le▶ titre un peu rebutant ◀de▶ cet essai, ne nous empêcheront pas ◀de▶ voir qu’il y a là ◀les▶ éléments ◀d’▶une critique pénétrante ◀de▶ nos modes ◀de▶ vivre, je dirai plus : quelques-uns des fondements ◀d’▶une éthique ◀de▶ ◀l’▶être qu’il est urgent que ◀les▶ chrétiens opposent à ◀la▶ « morale des commerçants » — comme disait Nietzsche — qui domine notre société.