Le▶ Procès, par Franz Kafka (mai 1934)p
Je ne sais pas si ◀le▶ Procès est ◀le▶ chef-d’œuvre ◀de▶ Kafka, mais il est difficile ◀d’▶imaginer un livre plus profond. On a même ◀l’▶impression en ◀le▶ lisant, ◀de▶ lire pour la première fois un livre absolument profond. Non qu’il prétende percer ◀les▶ apparences du monde pour s’enfoncer dans un ésotérisme, au contraire : il se borne à décrire ces apparences avec une minutie qui suffit à dénoncer leur absurdité réelle, en même temps qu’il se refuse à toute interprétation, c’est-à-dire à toutes ◀les▶ conventions inventées par ◀les▶ hommes pour étouffer ◀le▶ scandale.
Josef K… fondé ◀de▶ pouvoir dans une banque, se voit arrêté un beau matin par deux inspecteurs. Ces messieurs lui apprennent qu’il est inculpé, mais ils ne savent pas ◀de▶ quoi et n’ont pas qualité pour ◀le▶ savoir. Puis, on ◀le▶ rend à ◀la▶ liberté. Toute ◀l’▶histoire sera celle, non pas du procès, qui n’a jamais lieu, mais des préliminaires, des démarches que tente ◀l’▶accusé auprès ◀d’▶une justice insaisissable, infiniment pédante, corrompue et capricieuse, dont ◀les▶ bureaux sont installés dans des faubourgs ignobles ou des greniers. Jamais K… ne parvient à ◀l’▶instance suprême ; jamais personne d’ailleurs n’a pu y parvenir. À ◀la▶ fin du cauchemar, on ◀le▶ tue dans des conditions trop déprimantes pour qu’il puisse songer même à résister.
C’est ainsi une suspension du jugement qui est tout ◀le▶ drame du Procès. Constatation ◀de▶ ◀la▶ réalité telle qu’elle est, et en même temps, au moment où ◀la▶ révolte point, constatation ◀de▶ ◀la▶ vanité absolue ◀de▶ toute appréciation, ◀de▶ toute prise ◀de▶ parti, — ◀de▶ tout acte. C’est ce qu’on pourrait appeler ◀la▶ vision métaphysique. Tous ◀les▶ efforts des hommes — y compris ◀les▶ philosophes — consistent peut-être à échapper à cette vision, qui est ◀l’▶angoisse même.
Est-ce pur hasard si ◀la▶ théologie chrétienne rend compte ◀de▶ presque toutes ◀les▶ situations ◀de▶ ce livre ? Cette Loi qui nous condamne quoi que nous fassions, ce Juge impitoyable, cette instance suprême qu’on n’atteint jamais, ces avocats qui parlent comme des prêtres, et qui sont ◀de▶ mèche avec ◀la▶ justice, ces prévenus en liberté, cette complicité générale, tout cela, ce n’est pas ◀la▶ « misère ◀de▶ ◀l’▶homme sans Dieu », mais ◀la▶ misère ◀de▶ ◀l’▶homme livré à un Dieu qu’il ne connaît pas, parce qu’il ne connaît pas ◀le▶ Christ. « Nul ne vient au Père que par moi ». C’est par ◀le▶ Fils que Dieu devient pour nous ◀le▶ Père ; mais alors, ◀l’▶acquittement est possible. « Je suis ◀le▶ chemin » — mais alors ◀l’▶acte aussi est possible. Ainsi, ◀la▶ foi au Christ est ◀la▶ seule possibilité qui soit donnée à ◀l’▶homme ◀de▶ marcher, ◀d’▶échapper à ◀l’▶« arrêt » ; mais c’est aussi par cette foi, et parce qu’elle nous permet ◀de▶ faire un pas et « ◀d’▶en sortir » que nous connaissons notre état, que nous mesurons ◀le▶ réel, et que nous pouvons ◀l’▶avouer.