Sara Alelia (25 mai 1934)c
Il y a une chose au monde plus difficile à réussir qu’un beau roman : c’est un roman chrétien. Qu’est-ce donc qu’un roman chrétien ? Une histoire où tout le monde « se conduit bien » ? Il n’y aurait pas de▶ roman. Une histoire dont ◀le▶ personnage principal est « ◀la▶ main du Seigneur », ou encore « ◀l’▶insondable Providence » mise en action au gré ◀d’▶un moraliste qui se donne ◀l’▶air ◀de▶ ◀l’▶avoir bel et bien sondée ? Ce serait un conte bleu, ou un volume ◀de▶ ◀la▶ Bibliothèque Rose. Est-ce une histoire qui finit bien, comme ◀le▶ croyaient ◀les▶ écrivains anglais du xixe — en conséquence de quoi ◀les▶ romans des « païens », ◀d’▶un Thomas Hardy, par exemple, se devaient en conséquence de finir carrément mal ? Non, car ◀le▶ christianisme se passe dans cette vie ou bien n’est pas du christianisme. Et ◀l’▶on serait en droit ◀de▶ prétendre qu’un roman pessimiste à ◀la▶ Thomas Hardy a plus ◀de▶ chances ◀d’▶être chrétien qu’un quelconque happy end soi-disant édifiant, s’il est certain que ◀l’▶Évangile et ses promesses ◀de▶ salut sont seuls capables ◀de▶ donner à ◀l’▶homme une vision réaliste ◀de▶ son sort terrestre, et ◀le▶ sobre courage ◀d’▶avouer sa dégradation. Un vrai roman chrétien est d’abord réaliste. Car il faut bien connaître ◀la▶ nature et ses abîmes, si ◀l’▶on veut être à même ◀d’▶y voir ◀les▶ touches du surnaturel.
Si ◀les▶ scandales du temps vous laissent quelque loisir pour vous occuper ◀de▶ vous-mêmes et ◀de▶ ◀l’▶enjeu ◀de▶ ◀l’▶existence, vous lirez Sara Alelia 2. ◀La▶ puissante mélancolie, ◀le▶ réalisme total qui éclatent dans ce chef-d’œuvre vous consoleront des réalités artificielles qui énervent nos vies ◀de▶ soucis dégradants. J’ai fait lire ce livre à des gens ◀de▶ toutes conditions, « ◀de▶ toutes croyances ou ◀de▶ toutes incroyances », comme disait Péguy. Et dix fois, en me ◀le▶ rendant, « Je ne vous dirai pas à quelle heure je ◀l’▶ai terminé cette nuit ». — « Des livres comme celui-là, ça aide à vivre ! »
Tout ◀le▶ charme profond ◀de▶ Selma Lagerlöf revit dans ces peintures ◀d’▶une Laponie lointaine, où des gens simples mènent des existences bien plus proches ◀de▶ ◀la▶ nôtre que celle du passant qu’on coudoie. Moins ◀d’▶art peut-être, je veux dire moins ◀d’▶apparent lyrisme que chez ◀l’▶auteur ◀de▶ Gösta Berling : mais une sobriété qui vous saisit ◀le▶ cœur, à chaque page. Toute une vie ◀de▶ femme se déroule sur un rythme large à travers une humanité vivement contrastée, et des paysages baignés ◀d’▶une longue lumière boréale. Cette femme n’est pas un ange, ni une sainte. Elle pèche, elle désespère, elle touche ◀le▶ fond ◀de▶ ◀la▶ détresse humaine. C’est un vieux pasteur un peu ivrogne, un vieil ours intraitable, toujours dressé contre ◀les▶ conventions civilisées — inoubliable création, ce Norenius ! — qui prend soin ◀d’▶elle au temps de sa misère. Puis une grâce vient dans sa vie et désormais ◀l’▶accompagne en secret tout au long ◀de▶ cette chronique. On voit naître et grandir un fils, puis ◀les▶ enfants ◀d’▶une troisième génération. (C’est un des grands pouvoirs des romanciers du Nord, que ◀d’▶introduire ◀la▶ durée ◀d’▶une vie comme protagoniste du drame.) Des fragments émouvants du journal ◀de▶ Sara commentent et rythment ◀le▶ déroulement ◀de▶ cette légende ◀de▶ ◀la▶ vie quotidienne.
Il y eut une école littéraire, à ◀la▶ fin du siècle dernier, pour soutenir que ◀la▶ réalité c’est ◀le▶ terne train-train des journées. Ils avaient en somme raison, tout au moins pour leur compte, ajouterons-nous. À chacun sa réalité : elle dépend du regard qu’on porte sur ◀les▶ choses. ◀Le▶ regard « réaliste » ◀de▶ Hildur Dixelius a su voir dans ◀la▶ « vie courante » ◀de▶ ses héros des drames singuliers, ◀de▶ bizarres et profondes folies, ◀l’▶originalité bouleversante des êtres, qu’il s’agisse ◀d’▶un grand évêque ou ◀de▶ cette fille ◀de▶ ferme « au mince visage ◀de▶ belette » qui enterre son enfant dans ◀la▶ neige avec une sorte ◀d’▶innocence animale. ◀La▶ superstition rôde dans ces campagnes désertiques : il y a des fous, des femmes possédées ; des ivrognes qui citent ◀les▶ Écritures ; peut-être aussi des saints qui se croient plus mauvais que tous ; surtout et jusque dans ◀les▶ choses, un mystère inquiétant se révèle aux yeux de celui qui sait voir parce que, mieux que d’autres, il sait aimer. Et sur ce monde, qu’il est, sur ces vies douloureuses, banales ou touchantes, mal engagées ou menacées, harmonieuses ou durement rabrouées par ◀le▶ sort, « ◀la▶ neige tombe, effaçant toutes traces », symbole ◀d’▶une miséricorde lumineuse, dont on dirait qu’elle est ◀le▶ vrai sujet ◀de▶ ce grand livre.
Je ne vous conterai pas « ◀l’▶histoire ». Cette chronique ◀d’▶une vie ◀de▶ femme n’est pas ◀de▶ celles qui se résument. Il y a là vingt figures qui mériteraient ◀d’▶être citées, et qui vivent dans ◀la▶ mémoire avec leurs gestes lents et leurs passions étranges. Aussi, quelques enfants qui semblent incarner toute ◀la▶ poésie des contes scandinaves, une merveilleuse petite Eva-Margareta dont ◀l’▶apparition fait songer aux plus radieuses créations ◀d’▶Andersen. On a fait un succès depuis quelques années à tant de traductions qui ne valent pas dix pages ◀de▶ ce roman ! ◀La▶ mode passe, ◀le▶ public se fatigue, paraît-il. « Achetez français », disent ◀les▶ critiques, à l’instar de ◀l’▶affiche (dont il faut regretter qu’elle soit elle-même un affreux barbarisme importé ◀d’▶outre-Manche). Mais s’il est une justice dans ◀le▶ domaine littéraire, il faut prédire à Sara Alelia non pas un succès ◀de▶ saison, mais ◀la▶ carrière plus discrète, plus populaire et plus durable, réservée aux vrais chefs-d’œuvre.