La▶ Révolution nécessaire, par Arnaud Dandieu et Robert Aron (juin 1934)m
Au cours ◀d’▶une conversation, cet été, Nicolas Berdiaev faisait observer que notre époque dominée par ◀les▶ « problèmes économiques », comme on dit, ne possède pas ◀d’▶économistes. Il entendait par là, bien entendu, des créateurs ◀de▶ valeurs neuves, ou même peut-être simplement, des hommes qui dominent ◀les▶ questions dont ils traitent. Car pour « ◀l’▶économiste distingué », nous en sommes pourvus, fort au-delà du nécessaire. (Il y a même quelques députés.) On répondit à Berdiaev : mais nous avons Dandieu… Il nous reste, du moins, sa dernière œuvre. Aussi, ◀les▶ éléments ◀d’▶une suite à cet ouvrage capital, suite qui s’intitulera Dictature ◀de▶ ◀la▶ liberté, et que Robert Aron va mener à son termen.
Telle qu’il nous ◀l’▶a laissée, ◀l’▶œuvre ◀d’▶Arnaud Dandieu apporte non seulement des idées neuves — une nouvelle position des problèmes — mais aussi quelques solutions fort importantes. Indiquons simplement, ici, ◀l’▶idée ◀de▶ ce service industriel, destiné selon ◀les▶ précisions ◀de▶ Dandieu, à provoquer ◀la▶ suppression ◀de▶ ◀l’▶inhumaine « condition prolétarienne ». Il est bon ◀de▶ noter que cette conception dépasse ◀les▶ rêveries marxistes dans leur domaine ◀de▶ prédilection. Mais voilà qui est plus important : elle se révèle immédiatement réalisable. ◀Les▶ travaux ◀d’▶un groupe ◀d’▶ingénieurs occupés depuis quelques mots à ◀la▶ chiffrer, à ◀la▶ traduire en une institution pratique, ont prouvé ◀la▶ justesse, découvert ◀la▶ fécondité surprenante ◀de▶ cette vue ◀d’▶origine purement doctrinale. Bel exemple du pouvoir des philosophes. Encore faut-il que ◀les▶ philosophes pensent dans ◀le▶ réel, c’est-à-dire dans ◀l’▶actualité, au sens littéral du terme ; et c’est ce que ne font pas, et ne peuvent pas faire, nos professeurs idéalistes et tous nos prêtres ◀de▶ ◀l’▶insoluble. Encore faut-il que ◀les▶ hommes ◀de▶ ce temps conservent dans leur cœur ◀la▶ volonté ◀d’▶être hommes, et sachent s’emparer des puissances libératrices qu’on leur propose ; et c’est ce que ne font pas ◀les▶ brigadiers et ◀les▶ embrigadés ◀de▶ toute farine que nous voyons parader en Europe devant ces dieux que ◀l’▶on nomme, depuis peu, Masse ou État totalitaire, ces dieux antiques, peinturlurés à ◀la▶ moderne, ces vieilles tyrannies importées ◀d’▶un Orient où ◀l’▶on savait au moins, même en ◀les▶ adorant, qu’elles se nourrissent du sang ◀de▶ ◀l’▶homme.
On pourrait montrer facilement, à propos de maint autre problème dont traite cet ouvrage (travail et chômage, machinisme, syndicats, échange et troc, crédit, taylorisme), ◀les▶ liens étroits que ◀les▶ auteurs ont su nouer entre leurs positions philosophiques et leurs conclusions ◀d’▶ordre politique et social. Ces conclusions ne manqueront pas ◀d’▶impressionner certain public au détriment des principes dont elles procèdent, et qui sont à mes yeux beaucoup plus graves et significatifs. ◀Le▶ mépris dans lequel on tient aujourd’hui ◀le▶ théoricien est peut-être ◀la▶ juste punition ◀d’▶une intelligentsia dont toute ◀la▶ « distinction » consiste à séparer jalousement ◀la▶ pensée ◀de▶ ◀l’▶action, du risque et ◀de▶ ◀l’▶engagement personnel, quitte à se lamenter sur ◀le▶ monde tel qu’il va, — il faudrait dire : tel qu’on ◀le▶ laisse aller. Craignons que ce mépris, toutefois, ne tourne en habitude, ne se fige en une convention faussement « réaliste » qui trompe sur ◀la▶ véritable nature ◀de▶ ◀la▶ pensée, et sur ses droits.
Sans théorie révolutionnaire, pas ◀d’▶action révolutionnaire, écrivait Lénine dans Que faire ? On ne saurait trop insister sur cette vérité, à une époque où ◀l’▶engouement pour ◀les▶ formes ◀les▶ plus étroites du praticisme va ◀de▶ pair avec ◀la▶ propagande ◀de▶ ◀l’▶opportunisme.
C’est pourquoi, sans vouloir en rien sous-estimer ◀l’▶analyse qu’Aron et Dandieu nous proposent des notions ◀d’▶échange10 et ◀de▶ travail, nous voudrions surtout insister sur ◀la▶ nouveauté ◀d’▶un chapitre ◀de▶ doctrine tel que « Esprit et Révolution », et sur ◀l’▶Esquisse ◀d’▶une théorie générale ◀de▶ ◀la▶ Révolution qui ouvre la seconde partie du livre.
Esprit et Révolution… « ◀Le▶ malaise révolutionnaire et ◀la▶ confusion des idées en sont arrivés à un tel point que ◀les▶ deux mots ont l’air bien souvent ◀de▶ s’opposer. À force de considérer d’une part qu’il n’est ◀d’▶autre révolution que ◀la▶ révolution matérialiste, à force d’autre part, ◀de▶ faire sur ◀l’▶esprit ◀le▶ contresens habituel qui ◀le▶ réduit à être une faculté purement intellectuelle, sans contact avec ◀les▶ événements, sans action effective, on est parvenu à stériliser l’un et l’autre, en privant ◀la▶ révolution ◀de▶ son ressort psychique et en privant ◀l’▶esprit ◀de▶ son aboutissement nécessaire. ◀L’▶esprit, comme ◀la▶ révolution, s’exprime par ◀la▶ violence : ce n’est pas une faculté ◀d’▶usage interne, qui mène à ◀l’▶intérieur des cadres ◀de▶ ◀la▶ pensée ses opérations solitaires. C’est essentiellement ◀la▶ faculté qui, dressant ◀l’▶homme contre ◀l’▶univers, ◀le▶ faisant résister et survivre, attaquer et étendre son pouvoir, lui permet ◀de▶ rallier toutes ses forces psychologiques ou physiques, dans un souci ◀de▶ conservation et ◀d’▶expansion. »
Ce langage est clair. Seuls ◀les▶ « petits purs » jugeront sans doute utile et astucieux ◀de▶ feindre ◀d’▶y voir un « spiritualisme » dont leur matérialisme n’est que ◀l’▶empreinte négative. On abuse singulièrement du mot « esprit » dans ◀les▶ jeunes groupes et ◀les▶ revues non conformistes. (◀Les▶ journalistes bien-pensants, ◀de▶ ◀L’▶Aube au Figaro , ◀les▶ en félicitent gravement.) Il faut rendre à Dandieu cette justice11 que ◀le▶ « contresens habituel sur ◀l’▶esprit » n’a jamais été son fait, mais bien celui, intéressé, ◀de▶ certains ◀de▶ ses adversaires, ◀de▶ certains ◀de▶ ses louangeurs. ◀L’▶esprit ne saurait désigner que ◀la▶ totalité créatrice ◀de▶ ◀l’▶homme, corps et intelligence, indissolublement, en acte. ◀La▶ séparation cartésienne ◀de▶ ◀l’▶esprit et du corps, ◀la▶ divinisation hégélienne ◀de▶ ◀l’▶esprit pur, sont en réalité à ◀l’▶origine même du désordre actuellement établi, qu’il se dénomme ordre bourgeois ou dictature. Ce processus peut apparaître assez paradoxal. Pour en découvrir ◀la▶ logique, il suffit pourtant ◀d’▶étudier ◀la▶ marche des révolutions bourgeoise et prolétarienne qui instituèrent ce désordre. ◀L’▶Esquisse en décèle avec rigueur ◀le▶ vice fondamental, ◀d’▶essence rationaliste. Pourquoi ◀les▶ révolutions aboutissent-elles à des dictatures, c’est-à-dire à ◀la▶ négation ◀de▶ leur élan originel, an-archique, antiétatiste. Parce qu’elles reposent l’une et l’autre, sur des constructions rationalistes qui ne peuvent rendre compte du saut révolutionnaire. « En réalité, ◀la▶ dictature ◀de▶ transition qui enterre toutes ◀les▶ revendications en promettant ◀la▶ lune, ne peut servir qu’à masquer sur ◀le▶ terrain pratique ◀l’▶échec ◀d’▶une révolution qui ne sait pas où elle va. » Cartésienne ou hégélienne, ◀la▶ dialectique sur laquelle se fondent ces révolutions avortées ne peut rendre compte que des données antérieures à tout acte, non ◀de▶ ◀l’▶acte lui-même. Au moment de sauter, elles hésitent et reculent. Elles tombent alors dans ◀l’▶illusion ◀d’▶une synthèse qu’elles veulent croire transitive, conciliant ◀les▶ contradictions réelles sur le plan tout abstrait ◀de▶ ◀l’▶étatisme, au lieu de ◀les▶ laisser se développer jusqu’à provoquer ◀le▶ changement ◀de▶ plan, qui seul constituerait ◀la▶ Révolution véritable.
Contre cette illusion rationaliste-idéaliste ◀de▶ ◀la▶ synthèse, qui justifie en philosophie ◀le▶ monisme, en politique ◀les▶ tyrannies abstraites, Dandieu reprend ◀l’▶argumentation que Proudhon d’une part, et Bakounine ◀de▶ l’autre, opposaient à Karl Marx en son temps. J’ai souligné d’ailleurs ◀l’▶identité, à vrai dire surprenante, des thèses politiques ◀de▶ Proudhon, et ◀de▶ celles, philosophiques, ◀de▶ Kierkegaard, vis-à-vis de ◀la▶ dialectique hégélienne. Cette opposition me paraît ◀la▶ plus profonde et ◀la▶ plus significative ◀de▶ toutes celles qui aient occupé jusqu’à présent ◀les▶ philosophes. Tous ◀les▶ autres débats du xixe perdent leur aiguillon si on ◀les▶ y compare. Affleurant maintenant au niveau des faits matériels, cet antagonisme radical vient s’incarner dans notre génération. Saura-t-elle ◀le▶ pousser jusqu’à ses confins créateurs, — ou va-t-elle, une fois de plus, s’endormir dans ◀le▶ rêve ◀d’▶un « troisième terme » dont nous connaissons désormais ◀le▶ monstrueux visage ? — « Nous sommes sur ◀la▶ terre décisive… »
Antithétique — an-archique —, seule et par elle-même transitive, telle est, pour Aron et Dandieu, ◀la▶ Révolution véritable. Cela ne signifie point que sa violence se dégrade nécessairement en aventures militaires ou en émeutes sanglantes, bien au contraire : ◀la▶ violence extérieure mesure, simplement, un défaut ◀de▶ préparation doctrinale, — ce mot devant être entendu, répétons-◀le▶, dans ◀l’▶acception ◀la▶ plus littéralement « actuelle ». ◀L’▶Esquisse ◀d’▶une théorie générale ◀de▶ ◀la▶ Révolution est un effort pour retrouver ◀le▶ contenu concret et précis du grand mot ◀de▶ révolution dont abusent aujourd’hui, à l’envi, ◀les▶ anarchistes petits-bourgeois du type surréaliste, et ◀les▶ évolutionnistes brutaux, en passant par ◀les▶ émeutiers fascistes. ◀Le▶ trait décisif, sans doute, auquel nous pouvons reconnaître une pensée effective, créatrice, c’est bien cette faculté ◀de▶ libérer ◀l’▶être des mots. Cessons ◀d’▶épiloguer sur ◀les▶ vieilles armures, et recherchons plutôt ◀les▶ conflits vitaux pour lesquels elles furent inventées. ◀La▶ sémantique ainsi comprise peut être une science proprement révolutionnaire. Ce n’est point par hasard qu’on tentait ◀de▶ nous ◀la▶ réduire à cette description résignée des altérations du langage.
Je ne voudrais pas clore ces quelques notes, qui sont loin ◀d’▶épuiser ◀la▶ revue des principaux thèmes ◀de▶ ◀l’▶œuvre12, sans soulever deux objections que Ramon Fernandez faisait récemment à ces auteurs13. La première porte sur ◀la▶ notion ◀de▶ ◀la▶ personne, évidemment centrale pour ◀la▶ construction ◀de▶ Dandieu : « Une personne est un homme qui unifie ◀les▶ diverses parties ◀de▶ lui-même à l’intérieur de lui-même », écrit Fernandez. Il en déduit naturellement que « ◀la▶ personnalité concrète peut se réaliser dans n’importe quelles conditions données… et peut faire bon ménage avec ◀la▶ société ◀la▶ plus strictement sociale ». Et voici détendu ◀le▶ ressort ◀de▶ ◀la▶ Révolution nécessaire. Mais qu’est-ce que cette définition, sinon celle même du vieil individu idéaliste, cet individu détaché, autarchique, qui permet justement ◀le▶ fascisme, et qui s’accommode à merveille ◀d’▶un régime dictatorial ?
◀La▶ doctrine ◀de▶ l’Ordre nouveau définit une personne qui n’a rien à voir avec cet individu. Une personne qui n’est pas plus ◀l’▶homme naturel ◀de▶ Rousseau, comme ◀le▶ suppose Fernandez, que ◀l’▶homme intérieur ◀de▶ ◀l’▶idéalisme, puisqu’elle est à la fois conquête et rencontre, engagement et actualité. Une personne qui peut être définie comme ◀le▶ prochain ◀de▶ ◀l’▶Évangile.
La seconde objection concerne ◀l’▶efficacité probable des doctrines ◀de▶ ◀la▶ Révolution nécessaire. Fernandez ne croit pas à ◀l’▶existence concrète14 ◀de▶ ◀la▶ personne telle que nous ◀la▶ définissons. Elle n’est pour lui qu’un mythe, dont il met en doute ◀la▶ puissance ◀de▶ soulèvement. « On comprend qu’un bourgeois risque sa peau pour ◀la▶ sauver : on ne comprend pas qu’il s’arrache ◀la▶ peau dans ◀l’▶espoir qu’une meilleure lui pousse. » Fernandez a peut-être des lumières qui me font absolument défaut sur ◀la▶ psychologie du bourgeois, animal visqueux et féroce dont il me semble que Léon Bloy a donné ◀la▶ description ◀la▶ plus exacte. (Il faudrait être Bloy pour montrer comment cette « peau » du bourgeois pour laquelle il mourrait, dit-on, ne peut être qu’un symbole ◀de▶ son argent.) Mais ce que je sais, c’est que ◀l’▶homme tout court, ou même ◀l’▶homme noble, ou prolétaire, n’a jamais risqué sa peau pour des intérêts. On ne se bat et on ne meurt que pour des « folies » qualifiées. Celle que l’Ordre nouveau propose à notre besoin ◀de▶ sacrifice, c’est ◀la▶ qualité ◀d’▶homme par excellence, ◀la▶ qualité créatrice ◀de▶ ◀la▶ personne. Je n’en vois pas de plus haute dans notre ordre, ni de plus digne ◀de▶ conquête.
◀La▶ question reste, évidemment, ◀de▶ savoir combien, parmi nous, tiennent encore à être des hommes.