Où sont les jeunes protestants ? Remarques sur le protestantisme et les doctrines politiques (juillet-août 1934)o
Y a-t-il des jeunes protestants ? Cette enquête le démontrera sans doute. Il faut avouer pourtant qu’il n’est pas très facile de▶ repérer leurs positions, sur le plan ◀de▶ l’action publique. On ne connaît pas en France ◀de▶ parti protestant comparable aux nombreux groupements catholiques à fins politiques ou sociales15.
Si les faits sont pauvres, profitons-en pour porter un regard plus direct sur les possibilités théoriques. Qu’est-ce que la foi des protestants leur permet ◀d’▶affirmer dans le domaine ◀de▶ César ? ◀De▶ la réponse à cette question dépendra notre évaluation des tentatives esquissées jusqu’ici, et peut-être l’indication ◀de▶ quelques possibilités pratiques fidèlement déduites ◀de▶ la doctrine.
I. Ce que la foi nous dit ◀de▶ faire
En dépit de certaine polémique bourgeoise, il n’existe pas ◀de▶ théorie du désordre. Toute doctrine sociale, fût-elle la plus subversive, est la doctrine ◀d’▶un certain ordre terrestre, ◀d’▶un certain aménagement des activités, ◀de▶ la durée, des créations humaines. Tout ordre terrestre suppose une conception ◀de▶ l’homme, tel qu’il est ou tel qu’il devrait être.
Tel qu’il est : c’est la conception réactionnaire, ou statique, la politique ◀de▶ la contrainte armée, ◀de▶ l’ordre immuable, ◀de▶ la mesure (ou hiérarchie) sociale imposée. C’est une doctrine pessimiste, une politique ◀de▶ la camisole ◀de▶ force.
Tel qu’il devrait être : c’est la conception révolutionnaire, ou dynamique, la politique du devenir et ◀de▶ l’évolution fatale. C’est une doctrine optimiste, dont la mesure n’est pas dans le présent injuste, mais dans le futur libérateur. Politique millénariste.
À droite, on dit que l’homme est une bête, que c’est là son partage et qu’il faut s’y tenir. À gauche, on dit que si l’homme est une bête, son but est toutefois ◀de▶ devenir un ange.
Le christianisme intervient dans cette fausse symétrie avec une sorte ◀d’▶humour transcendant, fort bien exprimé par Pascal : « L’homme n’est ni ange ni bête, et le malheur veut que qui veut faire l’ange fait la bête. »16
Qu’est l’homme ? Il ne se connaît pas. L’Évangile le révèle à lui-même, comme perdu, et par cette révélation, sauvé. Ainsi l’homme n’est humain que dans un paradoxe ; il est perdu lorsqu’il se croit sauvé, il est sauvé lorsqu’il se sait perdu. Je dis que seul ce paradoxe le fait humain : car si l’homme peut se voir perdu, c’est qu’il croit, c’est qu’il est dans la foi ; mais être dans la foi, c’est faire la volonté ◀de▶ Dieu, c’est agir, c’est donc attester sa dignité proprement humaine. La foi seule est un acte absolu ; le croyant seul, véritablement homme.
Dans ce paradoxe essentiel, et non ailleurs, peut se fonder une politique qui mérite le nom ◀de▶ chrétienne. Je la vois caractérisée par deux traits qui nous serviront ◀de▶ critères : d’une part, elle est seule humaine, au sens évangélique du terme ; d’autre part, elle est intenable.
Elle est seule humaine, parce que seule elle pose la question dernière du destin ◀de▶ l’homme, en même temps qu’elle connaît et saisit l’homme dans sa condition actuelle. Mais il faut savoir aussi qu’elle est intenable, parce que les ordres ◀de▶ la foi sont toujours imprévisibles, instantanés, et qu’ils ne souffrent point ◀d’▶être ◀d’▶avance limités par un système, par un programme, par des solutions toutes faites.
Voici le malentendu qui s’institue partout entre la politique et notre foi : la politique s’occupe des moyens, et néglige bientôt les fins, ou prend les moyens pour des fins ; la foi ne veut connaître que les fins, et en vient à dévaloriser les moyens. Ou encore : pour le politique pur, il s’agit toujours ◀d’▶un ordre établi ou ◀d’▶un ordre à établir. Pour le croyant, il ne s’agit, d’abord, que ◀d’▶un ordre reçu.
Mais dès que l’ordre est véritablement reçu, et accepté, il s’agit ◀de▶ l’exécuter. L’ordre reçu par le chrétien est dans l’instant, hic et nunc ; l’ordre imposé par une politique est dans l’histoire, dans la durée. Mais il faut que l’ordre reçu s’insère aussitôt dans l’histoire ; et le problème des moyens, s’il doit rester subordonné à l’origine et à la fin, en est cependant inséparable.
Il est donc non seulement possible, mais nécessaire, que le chrétien prenne position en présence des partis politiques. S’il rejette les partis pris, c’est qu’il doit sans cesse, à nouveau, prendre parti.
Comme le réactionnaire, il veut connaître l’homme tel qu’il est — seulement il le connaît mieux. Comme le marxiste, il sait que sa doctrine n’a pas à expliquer le monde, mais à le transformer — seulement, il sait que cette transformation s’appelle le Royaume ◀de▶ Dieu, non le royaume ◀de▶ l’homme moyen.
Contre le réactionnaire, il affirme que l’ordre établi ne saurait être en aucun cas définitif ni suffisant. Contre le marxiste, il affirme que l’évolution nécessaire n’entraîne pas une amélioration du genre humain, ne conduit pas mécaniquement au paradis terrestre. Aux uns et aux autres, il reproche ◀de▶ déshumaniser l’homme, par ignorance ◀de▶ sa nature véritable.
Certes, nous sommes dans l’histoire, mais non pas comme la subissant. Nous sommes au monde comme n’étant pas du monde ; dans le péché, mais comme ayant reçu la promesse ◀d’▶être sauvés ◀de▶ son empire. L’action politique nous est nécessaire, comme manger, travailler et penser, mais jamais un système politique ni aucune synthèse humaine n’aura ◀de▶ droit sur nous en tant que personnes, en tant que vocations. Surtout, jamais un succès politique ne pourra, pour nous, se confondre avec un progrès ◀de▶ salut. Principe ◀d’▶une politique du pessimisme actif.
Une phrase ◀de▶ Kierkegaard résume, à mon sens, le fondement et la seule direction possible ◀de▶ toute politique chrétienne : « L’homme seul (devant Dieu) est au-dessus ◀de▶ la collectivité. » Cela ne signifie pas que le croyant doive s’isoler ◀de▶ la communauté, mais bien que la communauté doit toujours être subordonnée à cette fin la plus haute ◀de▶ l’homme qu’est sa foi, — sa situation personnelle devant Dieu. Non seulement le chrétien pourra et devra collaborer avec tous les « mouvements » politiques qui revendiquent les droits supérieurs ◀de▶ la personne par rapport à l’ensemble ; mais encore il pourra et devra affirmer que la seule communauté réelle et humainement bienfaisante est celle qui se fonde dans ce rapport originel ◀de▶ l’homme à Dieu, ◀d’▶où découle la relation réelle et humainement bienfaisante que l’Évangile appelle l’amour du prochain.
Ni ange, ni bête, ni droite ni gauche. Pessimisme quant aux fins terrestres, mais impliquant l’activité ◀de▶ l’homme considérée comme un service nécessaire — voilà peut-être définie l’attitude chrétienne en politique : une révolution sans illusions.
II. Qu’avons-nous fait ?
Le lecteur voudra bien considérer que ce qu’on vient de lui dire n’est pas original, et bien moins encore matière ◀d’▶enquête. (On n’enquête pas sur la doctrine chrétienne.) Mais la disposition ◀de▶ ces évidences va peut-être nous permettre ◀de▶ situer quelques-unes des attitudes les plus tranchées, et par là les plus instructives, qui se soient manifestées jusqu’ici dans la jeunesse protestante.
À droite, je distingue deux tendances : celle ◀de▶ l’Association Sully, qui groupe les protestants monarchistes, et celle qui se manifeste dans le bulletin ◀de▶ La Cause, nettement nationaliste. L’Association Sully a publié pas mal ◀de▶ tracts et ◀de▶ brochures, dont la diffusion, je crois, est restée assez limitée. Cette tentative désespérée n’est pas sans noblesse. Et l’on ne saurait trop louer l’insistance avec laquelle certaines déclarations ◀de▶ l’AS condamnent le nationalisme mystique qui, par malheur, caractérise les efforts ◀de▶ La Cause. L’Association Sully est beaucoup plus éloignée ◀de▶ l’Action française que La Cause ne l’est ◀de▶ L’Écho ◀de▶ Paris. Du point de vue ◀de▶ notre foi, il me semble d’ailleurs qu’une position monarchiste peut être justifiée plus facilement — ne fût-ce que par l’exemple des actuelles monarchies protestantes — que la position nationaliste. Il y a dans le nationalisme moderne une véritable idolâtrie. La passion intolérante que manifestent ses adeptes, le caractère « sacré » que revêt à leurs yeux l’idée ◀de▶ patrie préalablement confondue avec celle ◀de▶ l’État, en témoignent avec évidence. Mais, d’autre part, le « politique d’abord » ◀de▶ Maurras, l’insistance mise sur la forme ◀de▶ l’État, paraissent bien inactuels en regard des problèmes économiques qui nous pressent. Un chrétien a-t-il le droit ◀de▶ rêver ?
Que faire alors, dans l’état de choses qui s’offre à nous ? ◀De▶ l’action « sociale » ? C’est dans ce sens que concluent les Compagnons, groupe fondé par la Fédération des étudiants chrétiens, sur le modèle des Équipes sociales ◀de▶ Robert Garric. Créer des contacts vivants avec les milieux ouvriers athées, par le moyen ◀de▶ cercles ◀d’▶études ou ◀d’▶« amicales » ◀de▶ travail, c’est une activité dont, à coup sûr, le bienfait ne sera jamais perdu, pour ceux d’abord qui en prennent l’initiative. Mais ici je poserais une question inverse ◀de▶ celle que je posais à l’Association Sully. Peut-on « se borner au pratique » ? Et toute activité auprès des ouvriers ne pose-t-elle pas des problèmes ◀de▶ doctrine économique et sociale qu’on ne saurait esquiver sans manquer à son tour ◀de▶ réalisme ?
La plupart des tentatives sociales ou politiques que je vois s’esquisser parmi nous me paraissent pécher par une vision insuffisante ◀de▶ l’ensemble concret des données actuelles. C’est un péril proprement protestant. La doctrine calviniste ◀de▶ la vocation ou des charismes nous y expose davantage que les catholiques, toujours soutenus et encadrés par les directives papales, et plus conscients que nous ne sommes souvent des implications générales ◀d’▶une attitude particulière.
C’est évidemment à propos de l’attitude des objecteurs ◀de▶ conscience qu’il y a lieu ◀de▶ souligner le plus fortement ce danger. Je n’ai pas, ici, à juger l’objection ◀de▶ conscience. Je me bornerai à deux remarques seulement. Dans la mesure où l’objection est l’expression ◀d’▶une vocation particulière, elle tend à échapper à la politique et sort du domaine ◀de▶ cette enquête. Dans la mesure où elle devient l’expression ◀d’▶un mouvement, le moins qu’on en puisse dire, c’est qu’elle est dangereusement insuffisante : elle impliquerait, en effet, logiquement, bien d’autres objections au régime établi. Je m’empresse ◀d’▶ajouter que les objecteurs chrétiens se sont gardés jusqu’ici ◀de▶ toute espèce ◀de▶ propagande, et ne tombent nullement sous le coup ◀de▶ la grave critique ◀d’▶incohérence et ◀de▶ sectarisme qu’il faudrait sans cela leur adresser.
L’attitude des objecteurs porte à son acuité extrême le paradoxe défini dans ma première partie. Elle ne saurait être mise en symétrie avec aucune des autres attitudes que j’ai indiquées. Elle comporte un risque, un engagement concret, un acte ◀de▶ foi, qui transcendent le plan ◀de▶ toute doctrine sociale. Mais il fallait en parler ici : elle marque le pôle du refus, dans notre « politique du pessimisme actif ».
Je voudrais décrire maintenant une attitude constructive à laquelle je me suis rallié pour ma part.
III. Qu’allons-nous faire ?
Ni ange ni bête, ni droite ni gauche. Pessimisme actif. Révolution sans illusions. Droits supérieurs ◀de▶ la personne. Telles sont quelques-unes des formules que je proposais tout à l’heure pour définir l’attitude chrétienne devant les exigences ◀de▶ César. Elles sont en singulière consonance avec les principes directeurs ◀de▶ deux mouvements ◀de▶ jeunesse : Esprit et l’Ordre nouveau.
L’originalité ◀de▶ ces deux équipes tient d’abord dans leur refus absolu ◀de▶ poser les questions par rapport à une droite et à une gauche également condamnées. Par ce seul refus, elles opèrent déjà ce que le vocabulaire ◀de▶ l’Ordre nouveau nomme un « changement ◀de▶ plan », — c’est-à-dire un acte révolutionnaire. Elles se dressent ainsi contre le préjugé le plus nocif ◀de▶ la mentalité politique française. C’est un volume entier qu’il faudrait consacrer à la critique des méfaits ◀de▶ ce préjugé, si profondément enraciné dans le sentiment du Français moyen, si stérile, si stérilisant, si peu réaliste, si vainement irritant, et qui fausse dès l’origine toute discussion honnête sur les réformes nécessaires. Les doctrines économiques et sociales développées par Esprit et surtout par l’Ordre nouveau auraient conquis déjà ◀d’▶innombrables adhésions, si seulement elles s’étaient données pour des doctrines ◀de▶ droite, ou ◀de▶ gauche.
Mais c’est précisément ce genre ◀d’▶adhésion sentimentale que les deux groupes refusent avec rigueur. ◀D’▶où les malentendus, parfois bien réjouissants, qu’ils ont provoqués ◀de▶ tous côtés. « Petits penseurs qui travaillent pour le fascisme », s’écrient les communistes à propos de l’Ordre nouveau, cependant que la Critica fascista, organe central du fascisme italien, déclare à propos du même groupe : « Nous préférons encore les marxistes ! » Esprit, de même, se voit qualifié ◀de▶ fasciste par les gauches, et ◀de▶ bolchévique par les droites. Preuve qu’il y a dans ces deux groupes ◀de▶ jeunes quelque chose ◀de▶ vraiment nouveau, quelque chose ◀d’▶irréductible aux vieilles distinctions familières, concrétisées par la seule disposition des députés dans les travées du palais Bourbon.
Le Cahier ◀de▶ revendications que je publiais en 1932 à la Nouvelle Revue française , manifesta pour la première fois l’existence ◀de▶ cette « troisième force », non marxiste et anticapitaliste, qui depuis lors s’est précisée et développée. Les deux groupes ◀de▶ tête ◀de▶ cette révolution que je considère comme étant la seule réelle et vraiment novatrice, sont Esprit et l’Ordre nouveau.
Cherchons à voir d’abord ce qui les unit en principe :
1. Quelques refus massifs, refus du capitalisme créateur ◀d’▶injustice sociale, ◀de▶ guerres, ◀de▶ chômage, ◀d’▶immoralité publique et ◀d’▶un mercantilisme général qui se manifeste jusque dans le domaine ◀de▶ la pensée ; refus du nationalisme mystique, considéré comme une captation, au profit ◀de▶ l’État et ◀de▶ la finance, du sentiment patriotique originel ; refus ◀de▶ la culture bourgeoise et ◀de▶ la distinction commode qu’elle suppose et implique entre la pensée et l’action.
2. Quelques affirmations doctrinales : affirmation des droits ◀de▶ la personne humaine, toujours supérieurs à ceux ◀de▶ l’État, qui doit normalement leur être subordonné ; affirmation ◀de▶ la primauté nécessaire du spirituel (qu’ils définissent d’ailleurs assez diversement) ; affirmation ◀de▶ la nécessité ◀de▶ reprendre à la base l’ensemble ◀de▶ l’organisation économique, et ◀de▶ ne pas se contenter ◀de▶ réformes partielles ; affirmation enfin ◀d’▶un nouvel esprit communautaire, fondé non pas sur une mystique ◀de▶ race, ◀de▶ classe ou ◀de▶ parti, mais sur un sens concret des responsabilités personnelles.
Ces refus et ces affirmations définissent l’attitude spirituelle des jeunes groupes. Ils indiquent assez la nouveauté ◀de▶ leur point ◀de▶ départ. Alors que les partis aux prises dans la presse évitent avec ensemble ◀de▶ poser les questions fondamentales, et se cantonnent dans des luttes périmées et des polémiques malhonnêtes, Esprit et l’Ordre nouveau affirment la nécessité ◀de▶ s’attaquer au problème ◀de▶ l’homme même dans la civilisation mécanique. Ainsi pour être moins bruyant et moins démagogique, le combat qu’ils mènent est beaucoup plus radical au sens étymologique du terme : c’est aux racines du mal qu’ils s’attaquent. ◀D’▶où leur force ◀d’▶entraînement lente et profonde, dont les effets se manifesteront de plus en plus visiblement à mesure que le développement ◀de▶ la crise confirmera leurs prévisions.
Mais il ne suffit pas qu’un point ◀de▶ départ soit juste. Il faut encore partir, — sinon le point ◀de▶ départ se transforme en un simple point de vue, pour le plaisir stérile des clercs bourgeois. C’est ici la question ◀de▶ la tactique qui se pose, en même temps que celle des institutions à construire. Et c’est ici que nos deux groupes divergent.
Qu’est-ce que l’Ordre nouveau ? Un comité ◀d’▶écrivains et ◀de▶ techniciens. Autour de lui prolifèrent des cellules17, autant ◀de▶ germes semés dans la diversité des régions et des métiers : germes ◀de▶ corporations destinées à faire éclater, par leur développement normal, les cadres ◀de▶ l’ordre ancien. Une doctrine rigoureuse, qui s’exprime directement dans une tactique souple, dont la mise en œuvre institue dès maintenant l’ordre nouveau. Le groupe compte éviter, ◀de▶ la sorte autant que possible, l’écueil des révolutions russe et allemande, la fameuse « période ◀de▶ transition » nécessairement dictatoriale et étatiste, dont l’équipement actuel ◀de▶ la France doit permettre l’économie.
Le travail critique ◀de▶ l’Ordre nouveau, tel qu’on peut le suivre dans la revue qui paraît sous ce titre depuis le mois ◀de▶ mai 1933, est essentiellement orienté vers la création. C’est en vain que l’on chercherait dans ces minces cahiers les pittoresques invectives ou les abyssales logomachies dialectiques qui font le charme des revues communistes. Rien dans ces textes pour flatter les littérateurs. Rien non plus pour flatter la jeunesse, mais la jeunesse qu’ils ont atteinte n’est pas celle qui voulait être flattée. Et ce n’est pas l’exaspération du ton qui mesure l’efficacité ◀d’▶une prise de conscience révolutionnaire. Lieu commun pour cette génération : la violence véritable est celle des constructeurs.
Le premier manifeste publié par l’Ordre nouveau, il y a deux ans, comportait trois revendications capitales : personnalisme, communisme antiproductiviste, régionalisme, traduisant cette formule ◀de▶ base : Spirituel d’abord, Économique ensuite, Politique à leur service.
Il est facile ◀d’▶indiquer rapidement le principe ◀de▶ cohésion ◀de▶ ces trois ordres. Dans l’ordre philosophique, l’Ordre nouveau suspend toutes ses définitions à l’acte constituant la personne (l’individu engagé dans un conflit concret). Sur cette notion ◀d’▶acte pris comme point ◀de▶ départ 18 se fondent ses analyses du pouvoir et des valeurs, et sa critique du travail. Cette critique se développe en une doctrine économique, dont on trouvera la première synthèse dans l’ouvrage important ◀d’▶Aron et Dandieu : la Révolution nécessaire. Sa revendication essentielle est l’abolition ◀de▶ la condition prolétarienne par le moyen du service civil ◀de▶ travail19. L’analyse du pouvoir aboutit d’autre part à une conception ◀de▶ l’organisation politique radicalement antiétatiste, fédéraliste, ou mieux communaliste.
L’assimilation ◀de▶ la personne à un acte20, tel est donc le fait spirituel, le fait humain par excellence auquel l’Ordre nouveau rattache ◀d’▶une façon immédiate toutes ses institutions. Telle est la « primauté du spirituel » qu’il ne cesse ◀d’▶invoquer au risque, il faut le dire, ◀de▶ créer provisoirement, dans certains cerveaux, les plus graves malentendus. On a cru, ou feint ◀de▶ croire, qu’il ne s’agissait là que ◀d’▶un « spiritualisme ». De même, on a trop souvent confondu, et jusque chez les communistes, matérialisme et matérialisme dialectique.
L’influence des idées « ordre nouveau » est beaucoup plus considérable qu’on le croirait à lire la presse politicienne. Plusieurs des mots d’ordre que la jeunesse française fait siens depuis un an ont été lancés par l’ON qui a eu l’adresse ◀de▶ ne pas en faire une sorte ◀de▶ propriété privée. Parmi eux, je citerai le « ni droite ni gauche » repris depuis peu par les ligues ◀d’▶anciens combattants (dont l’action sera peut-être décisive l’année prochaine) ; l’idée ◀de▶ la « mission personnaliste ◀de▶ la France », que les centristes et les droites opposent à la mystique des masses russe ou allemande ; enfin l’idée du service civil ◀de▶ travail, qui pourrait bien devenir le cheval ◀de▶ bataille des mouvements ◀de▶ gauche.
« Primauté du spirituel », nous retrouvons cette affirmation dans la revue Esprit . S’agit-il là, encore, du spirituel comme acte ? Certes, Emmanuel Mounier, directeur ◀de▶ la revue, définissait dès son premier numéro une conception spiritualiste qui n’a rien ◀de▶ commun avec cela qu’ont voulu voir en elle les critiques ◀de▶ droite et ◀de▶ gauche, victimes ◀de▶ la confusion que j’ai dite. « Ce ne sont pas ceux qui disent Esprit ! Esprit !… » Mais tandis que l’Ordre nouveau évite l’emploi fort équivoque du mot Esprit, pour y substituer l’adjectif « spirituel » qualifiant l’acte personnel — et cette nuance est capitale —, il est incontestable que l’« esprit » ◀d’▶ Esprit est ◀d’▶inspiration spécifiquement chrétienne. La revue a d’ailleurs franchement pris position dans un numéro spécial intitulé : Rupture entre l’ordre chrétien et le désordre établi. Esprit n’en reste pas moins le lieu ◀de▶ rencontre ◀d’▶une centaine ◀de▶ jeunes écrivains « ◀de▶ toutes croyances et ◀de▶ toutes incroyances », comme disait Péguy, le lieu ◀d’▶une enquête permanente et approfondie sur la condition humaine telle que la déterminent le capitalisme et l’esprit bourgeois, — le lieu enfin ◀d’▶un ambitieux effort ◀de▶ reconstruction culturelle. Il faut citer ici les numéros volumineux consacrés à la question du Travail, ou à l’Argent misère du pauvre, misère du riche. Un tel titre n’évoque-t-il pas un souvenir fameux ? Cette revue jouera-t-elle un rôle comparable à celui des Cahiers ◀de▶ la quinzaine ? Elle a su se garder assez bien ◀de▶ la démagogie, des à peu près journalistiques, des attaques personnelles qui assurent ◀d’▶ordinaire aux publications dites révolutionnaires un succès ◀de▶ lecture, aux dépens de toute adhésion durable. Des obscurités, des lourdeurs, un péguysme parfois complaisant, — on voudrait faire l’éloge ◀de▶ ces gaucheries, songeant aux habiletés stériles, idiotes, ◀de▶ la critique bien pensante.
Si je me suis un peu étendu sur les principes spirituels qui animent l’activité ◀d’▶Esprit et ◀de▶ L’Ordre nouveau, ce n’est pas seulement parce qu’ils sont appelés à jouer un rôle de plus en plus important dans la vie politique et intellectuelle ◀de▶ la France et, par là même, à influencer toutes nos tentatives ◀de▶ rénovation. Je crois bien n’être pas sorti du cadre précis ◀de▶ cette enquête en marquant la coïncidence ◀de▶ ces principes et des doctrines que nous pouvons déduire ◀de▶ la Réforme.
Esprit est en majeure partie ◀d’▶inspiration catholique, je veux dire que ses collaborateurs sont pour la plupart catholiques21. L’Ordre nouveau se défend ◀d’▶aborder aucune question confessionnelle. Il n’en reste pas moins que le fondement spirituel commun à ces deux groupes se confond presque intégralement avec celui qu’un chrétien protestant peut assigner à son action publique. Je ne me dissimule pas certaines incompatibilités. Plusieurs textes parus dans Esprit trahissent la nostalgie ◀d’▶un ordre établi par l’Église, dont nous savons tous les dangers pour l’Église même. Plusieurs textes ◀de▶ L’Ordre nouveau manifestent un certain nietzschéisme, une certaine foi en l’acte seulement humain, qui figure, pour un chrétien, l’illusion dernière ◀de▶ l’orgueil. Mais ces obstacles, ces divergences, le protestant les retrouverait aggravés et compliqués ◀de▶ bien pires erreurs dans n’importe quel parti, aussi bien à gauche qu’à droite22. Avec cette différence qu’au sein de partis si nombreux, sa voix n’aurait aucun effet…
Dans la perspective que nous considérons ici, la logique des faits me paraît simple : les jeunes protestants n’ont pas à fonder un parti. Leur foi n’est pas ◀de▶ celles que l’on met en systèmes. Le fût-elle, leur très petit nombre les empêcherait ◀d’▶imposer ce parti à l’ensemble ◀de▶ la nation. Le temps n’est pas aux rêves, et ce n’est pas l’affirmation ◀d’▶une position politique qui permettra ◀de▶ « faire la France protestante ». Je croirais davantage à la vertu ◀d’▶une théologie fidèle à la Réforme. Mais, justement, cette théologie nous ordonne ◀d’▶agir, et ◀de▶ nous engager. N’attendons pas que d’autres aient édifié des systèmes irréprochables et parfaitement conformes à nos désirs. Examinons, choisissons les doctrines qui offusquent le moins nos convictions. J’en ai désigné deux. Je sais par expérience qu’on peut travailler dans les groupes ◀de▶ jeunes gens qui les défendent, et qu’on le peut sans renoncer à rien ◀de▶ cette vérité qui jugera toujours tous les systèmes. Travaillons avec ceux que nous pouvons aider.