Notice biographique [Kierkegaard] (août 1934)w
Søren Kierkegaard naquit à Copenhague en 1813, et y mourut en 1855. Presque toute son œuvre, une vingtaine de▶ volumes, à quoi nous pouvons ajouter dix-huit volumes ◀de▶ papiers posthumes, fut composée en ◀l’▶espace ◀de▶ douze années.
◀Le▶ père de Kierkegaard avait passé son enfance à garder ◀les▶ moutons dans ◀la▶ plaine du Jutland. Un jour, accablé par ◀la▶ misère, il était monté sur un petit tertre et il avait maudit ◀le▶ Dieu tout-puissant qui ◀le▶ laissait mourir ◀de▶ faim. Ce blasphème assombrit toute sa vie ; il ne ◀l’▶empêcha pas ◀de▶ faire fortune. Et c’est ainsi que Kierkegaard reçut en héritage ◀de▶ son père, après une sévère éducation piétiste, un secret terrifiant et une belle aisance matérielle. Du secret il tira son œuvre ; sa fortune, il ◀la▶ confia à l’un ◀de▶ ses frères, ne voulant pas avoir affaire aux banques. Lorsqu’il mourut, à 42 ans, il n’en subsistait rien. ◀L’▶argent provenait ◀d’▶une malédiction, pensait-il, il ◀l’▶avait donc dilapidé, surtout en dons. Sa vie était très simple. Il travaillait une grande partie ◀de▶ ◀la▶ nuit. Il aimait se promener à ◀l’▶aube. Puis il se remettait à écrire. Vers midi, on ◀le▶ voyait parcourir ◀la▶ rue ◀la▶ plus animée ◀de▶ ◀la▶ ville, parler, rire et discuter avec des bourgeois, des jeunes filles, des balayeurs, des intellectuels, ◀le▶ petit peuple. On connaissait sa silhouette, ses plaisanteries, il avait sa légende ◀d’▶« original ». On savait aussi qu’il était ◀le▶ meilleur écrivain ◀de▶ son pays. Sa première œuvre eut un immense succès ; mais à mesure qu’il se fit mieux comprendre, ◀le▶ public s’écarta, effrayé. Lorsqu’en 1854 il se mit à attaquer ◀de▶ front, avec une extrême violence, ◀le▶ christianisme officiel et ◀les▶ évêques qui avaient loué ses premières œuvres, il se vit abandonné dans ◀la▶ plus complète solitude qu’ait jamais connue un grand esprit. Un an plus tard, épuisé par ◀la▶ lutte, il tomba dans ◀la▶ rue. On ◀le▶ transporta à ◀l’▶hôpital, où il mourut paisiblement, en « saluant tous ◀les▶ hommes ». ◀Le▶ seul événement extérieur ◀de▶ sa vie fut ◀la▶ rupture ◀de▶ ses fiançailles avec Régine Olsen. Mais son acte, après lequel il put mourir, certain ◀d’▶avoir accompli sa mission, ce fut son attaque contre ◀le▶ christianisme officiel, au nom du Christ de l’Évangile.
Il avait terminé ◀les▶ études ◀de▶ théologie, mais il ne fut jamais pasteur. Il lui arriva pourtant ◀de▶ prêcher, et ses sermons, réunis sous ◀le▶ titre général de Discours ◀d’▶édification, remplissent plusieurs volumes. Ce furent ◀les▶ seuls écrits qu’il publia sous son nom. Tous ses ouvrages esthétiques et philosophiques, ◀de▶ ◀la▶ Répétition à ◀l’▶Exercice du christianisme, en passant par ◀la▶ Maladie mortelle 50 et ◀le▶ Concept ◀d’▶angoisse, parurent sous divers pseudonymes symboliques. Il voulait signifier par là que ces ouvrages n’exprimaient pas encore ◀la▶ totalité ◀de▶ son message chrétien, et qu’il ne pouvait pas en assumer ◀l’▶entière responsabilité devant Dieu et devant ◀les▶ hommes. Ce ne fut qu’à ◀la▶ fin ◀de▶ sa vie qu’il s’offrit sans masques à ◀la▶ lutte contre ◀l’▶Église établie, lutte qui devait ◀le▶ mener à ◀la▶ mort parce qu’elle accomplissait sa vocation chrétienne.
On a comparé Kierkegaard à Nietzsche, à Dostoïevski, à Pascal. Lui-même ne s’est jamais comparé qu’aux grands modèles apostoliques : à saint Paul, à Luther, mais pour se condamner. Il affirmait qu’il n’était qu’un « poète à tendance religieuse » et non pas un « témoin ◀de▶ ◀la▶ vérité » ; c’est qu’il se faisait du christianisme une idée si pure et si absolue qu’il voyait clairement que nul homme ne peut jamais se dire chrétien. Cette position paradoxale a permis ◀les▶ interprétations ◀les▶ plus diverses. Elle assure aussi à sa pensée une influence multiforme, et qui va croissant avec ◀le▶ temps. ◀La▶ philosophie allemande contemporaine, avec ses deux grands maîtres, Heidegger et Jaspers, procède ◀de▶ sa philosophie ◀de▶ ◀l’▶existence. ◀La▶ théologie barthienne se réclame ◀de▶ sa thèse principale : « Il y a une différence qualitative infinie entre Dieu et ◀l’▶homme. » ◀Le▶ sens réel et profond ◀de▶ toute son œuvre réside dans sa protestation à la fois violente et humble, ironique et pourtant foncièrement charitable en faveur de ◀l’▶absolu évangélique. Voici ◀le▶ jugement qu’un des meilleurs critiques ◀de▶ ce temps51 a porté sur ◀l’▶ensemble ◀de▶ ses écrits :
Kierkegaard fut le dernier grand protestant. On ne peut ◀le▶ comparer qu’aux grands fondateurs du christianisme, à Luther, à Calvin. Tous ◀les▶ autres paraissent petits à côté de lui. ◀La▶ question essentielle pour Kierkegaard était : Comment deviendrai-je chrétien ? Seul, un protestant pouvait trouver pareille formule… ◀L’▶œuvre ◀la▶ plus profonde et ◀la▶ plus originale ◀de▶ Kierkegaard est son Concept ◀de▶ ◀l’▶angoisse, auquel on ne peut trouver ◀d’▶analogie que chez Dostoïevski. Kierkegaard, d’ailleurs, ne peut être placé qu’à côté du poète russe. Tous deux marchent ◀de▶ pair, et aucun autre esprit du siècle ne ◀les▶ dépasse.