Nécessité de▶ Kierkegaard (août 1934)x
On appelle ◀l’▶esprit…
◀De▶ quoi se plaint ◀l’▶intelligence ? Si ◀l’▶on en croit ◀les▶ écrits ◀les▶ plus dignes ◀de▶ formuler son opinion, et qui sont pleins ◀d’▶amères protestations contre ◀le▶ règne ◀de▶ ◀la▶ masse et ◀les▶ outrages divers encourus par ◀l’▶individu, ◀les▶ Puissances anonymes et ◀le▶ Standard seraient en voie ◀de▶ triompher, et ce serait aux dépens de ◀l’▶humain. Au sein de cette crise que ◀l’▶on dit sans précédent, que fait ◀l’▶individu pour se défendre ? Et quels titres à ◀l’▶existence vient-il produire ? Car il est excellent ◀de▶ défendre son moi, surtout lorsqu’il détient plus ◀de▶ réalité que ◀l’▶anonyme. Mais encore, il faudrait que ce moi fût fondé. Ce n’est pas évident ◀de▶ soi, si ◀l’▶on peut dire : ◀les▶ marxistes ◀le▶ nient avec plus ◀de▶ passion que ◀les▶ bourgeois n’apportent à ◀l’▶affirmer. ◀D’▶un côté, nous voyons une foi, ◀de▶ l’autre, une mauvaise humeur, et certains pensent : une mauvaise conscience.
Que disent ◀les▶ collectivistes ? Que ◀le▶ grand nombre est plus précieux que ◀le▶ petit : Que ◀la▶ vie ◀de▶ ◀l’▶esprit n’est possible que si ◀l’▶on a d’abord assuré l’autre vie, ◀la▶ vie des corps, ◀les▶ conditions physiques ◀de▶ ◀l’▶existence. Que ◀la▶ justice est dans ◀l’▶égalité ◀de▶ tous, et ◀la▶ vertu dans ◀l’▶opinion publique. Que ◀l’▶histoire évolue selon des lois fatales, et que ◀la▶ volonté ◀de▶ quelques-uns n’y changera rien. Que ◀la▶ révolte, enfin, ◀d’▶un seul contre ◀la▶ foule serait ◀la▶ marque ◀d’▶un affreux orgueil, si d’abord elle ne témoignait ◀d’▶un ridicule défaut ◀de▶ sens pratique.
Et que disent alors ◀les▶ bourgeois ? ◀Les▶ mêmes phrases, à peu près, mais sans y croire, ou du moins sans prouver par ◀le▶ fait qu’ils y croient. Il s’agirait alors ◀de▶ croire à quelque chose qui légitime ce scepticisme ou cette « mesure »… Sinon ◀la▶ foi des uns, fatalement, va triompher ◀de▶ ◀la▶ mauvaise humeur défensive des autres. Certes, on y a pensé. ◀Les▶ plus hardis parlent déjà ◀de▶ rendre sa place à « ◀l’▶esprit »… Mais, quel esprit ? Et qui ◀l’▶a laissé perdre ? Et que va-t-on lui sacrifier ?
Supposez qu’un homme paraisse, et qu’il relève ◀le▶ défi collectiviste. Il soutient que ◀le▶ solitaire est plus grand que ◀la▶ foule anonyme, que ◀la▶ vie ◀de▶ ◀l’▶esprit n’est possible que si ◀l’▶on a d’abord renoncé à l’autre vie ; que ◀les▶ lois ◀de▶ ◀l’▶histoire ne sont rien si ◀l’▶acte ◀de▶ ◀l’▶homme ◀les▶ dément ; que ◀la▶ foi ◀d’▶un seul est plus forte, dans son humilité et devant Dieu, — car c’est ◀la▶ foi, — que ◀les▶ discours des réalistes et ◀l’▶enthousiasme populaire ; que ◀la▶ justice, enfin, et ◀la▶ vertu, n’ont aucune réalité si chacun n’est pas à sa place là où ◀la▶ vocation ◀de▶ Dieu ◀l’▶a mis.
Supposez qu’un tel homme existe. Que va-t-on faire ◀de▶ lui, ◀de▶ ce héros, n’est-ce pas, des valeurs ◀de▶ ◀l’▶esprit que justement ◀l’▶on fait profession ◀de▶ défendre ? ◀La▶ biographie ◀de▶ Kierkegaard va nous ◀l’▶apprendre. On commencera par mettre en doute son sérieux : « Qui est ◀le▶ docteur Søren Kierkegaard ? C’est ◀l’▶homme dépourvu ◀de▶ sérieux », lit-on dans un journal du temps. On se moquera ◀de▶ son aspect physique et ◀de▶ ses pantalons trop longs. On montrera sans trop ◀de▶ peine que ses idées sont faites pour rendre ◀la▶ vie impossible, puisqu’elles impliquent ◀le▶ martyre des braves chrétiens, comme si ◀la▶ religion, ◀de▶ toute éternité, n’était pas au contraire ◀la▶ façon ◀la▶ plus sage ◀de▶ supporter ◀les▶ maux ◀de▶ ce bas monde tel qu’il est ! ◀L’▶Église, par ◀la▶ voix ◀de▶ ses évêques, tentera ◀de▶ prouver qu’il extravague ; on proposera en public ◀de▶ ◀l’▶interdire ◀d’▶accès au temple ; ◀l’▶opinion unanime accablera son fol orgueil : n’a-t-il pas écrit que ◀la▶ presse est ◀de▶ nos jours ◀l’▶obstacle décisif à ◀la▶ prédication du christianisme véritable ? Épuisé par ce long effort démesuré contre son temps, accablé par ◀la▶ réprobation générale, il s’en ira mourir à ◀l’▶hôpital, en disant à son seul ami : « Salue tous ◀les▶ hommes ! Je ◀les▶ aimais bien tous… »
Cela se passait à Copenhague, en ◀l’▶année 1855. Depuis lors, il est vrai, ◀les▶ choses ont bien changé. On dirait même qu’elles sont au pire, mais il faut prendre garde ◀de▶ laisser croire à nos contemporains que ce pire ne puisse être aggravé, si tant est qu’ils s’y abandonnent.
Qu’est-ce que ◀l’▶esprit ?
Donc, on nous parle ◀de▶ sauver ◀l’▶esprit. Qu’est-ce que ◀l’▶esprit ? « ◀L’▶esprit, dit Kierkegaard, c’est ◀la▶ puissance que ◀le▶ savoir ◀d’▶un homme exerce sur sa vie.52 » Ce n’est pas ◀le▶ savoir ; ce n’est pas ◀la▶ puissance, mais ◀la▶ puissance du savoir en exercice. Il y a bien ◀de▶ ◀la▶ différence. ◀Le▶ savoir autonome, ou ◀la▶ puissance, font décorer celui qui ◀les▶ détient, mais ◀l’▶exercice effectif du savoir peut fort bien ◀le▶ conduire à ◀la▶ ruine ou peut-être même au martyre. Ne soyez donc pas si pressés ◀de▶ défendre ◀les▶ « droits » ◀de▶ ◀l’▶esprit : ce n’est pas une distinction. Et lequel d’entre nous peut dire qu’il a calculé ◀la▶ dépense ?
Il faudrait bien savoir ◀de▶ quoi ◀l’▶on parle, et ce n’est peut-être possible que si ◀l’▶on sait bien où ◀l’▶on va. À quoi tend ◀la▶ pensée… ◀de▶ Kierkegaard ? Contre ◀la▶ presse et ◀l’▶opinion publique, il proteste en faveur de ce qui est « original » ; contre ◀l’▶emportement des multitudes, il revendique ◀la▶ charité mystérieuse ◀de▶ ◀l’▶ironie ; contre ◀l’▶histoire, il pose ◀l’▶acte ◀de▶ ◀l’▶homme responsable ◀de▶ son destin. Mais tout cela va au martyre, dans ◀le▶ monde qu’on nous prépare ? Il se peut, si pourtant Dieu ◀le▶ veut. ◀L’▶exigence ◀de▶ Kierkegaard se limite à l’instant du choix, où ◀l’▶homme s’engage, « en vertu de ◀l’▶absurde », sur ◀le▶ chemin que Dieu lui montre, seul.
Cette primauté ◀de▶ ◀la▶ foi sur ◀les▶ vérités qui font vivre, cette solitude première devant Dieu, est-ce bien cela que revendiquent ◀les▶ défenseurs du primat ◀de▶ ◀l’▶esprit ? ◀L’▶esprit est drame, attaque et risque. Et ◀l’▶on peut douter qu’ils y croient, ceux qui flétrissent ◀le▶ matérialisme au nom des biens qu’ils n’ont pas su défendre ni davantage sacrifier. Ils affirment trop tardivement que « ◀l’▶argent ne fait pas ◀le▶ bonheur », et qu’il existe d’autres biens que nulle violence ne peut dérober, mais c’est une triste réponse à ◀la▶ révolte ◀de▶ ces pauvres qu’on redoute plus qu’on ne ◀les▶ aime…
Si ◀l’▶on voulait vraiment un champion ◀de▶ ◀l’▶esprit, on ferait bien ◀d’▶aller ◀le▶ prendre parmi ceux-là pour qui ◀l’▶esprit n’a pas à se défendre, mais bien à témoigner ◀de▶ son incarnation ; on ferait bien ◀d’▶aller à ceux pour qui ◀l’▶esprit n’est pas une espèce ◀de▶ confort, mais une aventure absolue et comme un jugement ◀de▶ ◀l’▶homme ; ainsi Pascal, Nietzsche, Dostoïevski. On pourrait en citer quelques autres. Qu’ont-ils donc ◀de▶ commun, génie à part ? Peut-être leurs souffrances seulement. Mais s’il n’est pas ◀de▶ hiérarchie possible en ces parages, ◀le▶ sacrifice y tient lieu de mesure, parce qu’il est un acte, incontestable. Telle est ◀la▶ nouvelle grandeur, ◀la▶ nouvelle mesure ◀de▶ ◀l’▶esprit. Nous irons donc à ce grand solitaire, à ce témoin extrême et décisif dont ◀la▶ mort, comme un sceau ◀d’▶éternité, attesta dans sa plénitude ◀la▶ primauté ◀de▶ ◀l’▶acte spirituel : Kierkegaard.
◀Le▶ grand mal ◀de▶ ◀l’▶époque, et ◀la▶ terreur que commencent ◀d’▶y semer nos faux dieux, ont réveillé quelques esprits, dont témoigne ◀la▶ renaissance, ou pour mieux dire, ◀la▶ découverte, parmi nous, ◀de▶ cette pensée impitoyable.
Remède du pire ? Il fallait bien qu’on se sentît malade pour aller rechercher ◀le▶ médecin sévère que ◀la▶ santé moins déprimée ◀d’▶un autre siècle avait tué. C’est aussi qu’il est devenu possible ◀de▶ saisir, dans ◀le▶ déploiement des faits, et des plus marquants ◀de▶ ◀l’▶époque, ◀la▶ vérité des anathèmes dont Kierkegaard salua leur naissance. Nous nous tournons vers ce prophète ◀de▶ nos malheurs, nous retournons à ◀l’▶origine où il se tient, nous mettons en lui notre espoir ◀de▶ trouver un autre chemin : un chemin qui ne mène à Rome, ni à Berlin, ni à Moscou, mais à nous-mêmes devant Dieu.
Søren Kierkegaard est sans doute ◀le▶ penseur capital ◀de▶ notre époque, nous voulons dire : ◀l’▶objection ◀la▶ plus absolue, ◀la▶ plus fondamentale qui lui soit faite, une figure littéralement gênante, un rappel presque insupportable à ◀la▶ présence dans ce temps ◀de▶ ◀l’▶éternel. Car il ne suffit pas ◀d’▶applaudir à ses thèses pour apaiser ce regard qui nous perce, et si nous sommes sourds à sa voix, comment étouffer ◀le▶ scandale ◀de▶ cette mort qui définit ◀le▶ destin ◀de▶ ◀l’▶esprit parmi nous ? Si ◀l’▶Opinion publique a tué Kierkegaard, elle n’a pas eu ◀de▶ prise sur ◀les▶ sarcasmes dont il ◀l’▶a flétrie, plus charitables cependant que ◀les▶ discours en ◀l’▶honneur du progrès, car tout ◀l’▶honneur ◀de▶ notre temps sera peut-être, par une compensation mystérieuse, ◀d’▶avoir compris mieux qu’aucun autre ◀le▶ message du « solitaire devant Dieu ».
◀L’▶ironie
Lorsque je vois de toutes parts, en Europe, à travers ◀la▶ confusion des doctrines, reparaître ◀les▶ traits ironiques du grand visage ◀de▶ Kierkegaard, il me vient à ◀l’▶esprit une image dont ◀le▶ burlesque n’aurait pas déplu à ◀l’▶humeur shakespearienne ◀de▶ notre philosophe. C’est ◀l’▶image du chat ◀d’▶Alice in Wonderland. Souvenez-vous ◀de▶ ce chat, immense et subversif, dont ◀le▶ rire a ◀le▶ don ◀d’▶exaspérer ◀la▶ Reine. Elle tempête et hurle son cri favori : « Qu’on lui coupe ◀la▶ tête ! » Alors, ◀le▶ chat s’élève dans ◀les▶ airs et peu à peu rend son corps invisible, seule subsiste sa face hilare au-dessus des bourreaux pantois, qui se refusent dignement à couper une tête pareille. Enfin, ◀le▶ chat disparaît complètement. Mais à certains moments, il s’amuse à renaître. On voit d’abord son rire, rien que son rire qui plane, immatériel. Ensuite, seulement, ◀la▶ tête se recompose autour de cette angoissante mimique.
◀Le▶ rire ◀de▶ Kierkegaard sur notre temps !
Dans un monde où règne ◀la▶ masse, règne aussi ◀le▶ sérieux ◀le▶ plus pesant. On ne rit pas devant ◀le▶ dictateur, ni dans ◀les▶ rangs des troupes ◀d’▶assaut. Ah ! si ◀le▶ rire est ◀le▶ propre ◀de▶ ◀l’▶homme, nous voici devenus bien inhumains ! Il semble que chacun porte ◀le▶ poids du monde et ◀le▶ sombre avenir du siècle. On a dépeint ce clerc moderne, accablé par tous ◀les▶ malheurs du temps, dont il feint ◀de▶ se croire victime ou responsable53. ◀De▶ cet homme, justement, que ◀l’▶Histoire fait trembler et qui se réfugie dans ◀les▶ soucis publics comme on va voir un film pour s’oublier dans un drame fictif, ◀de▶ cet homme affolé par ◀la▶ lecture ◀de▶ son journal, — mais qui porte ◀l’▶enfer dans son âme ! — Kierkegaard a montré « ◀le▶ comique infini ». Il faut risquer cette expression : ◀le▶ rire ◀de▶ ◀la▶ charité chrétienne. « ◀Le▶ christianisme a découvert une misère dont ◀l’▶homme ignore, comme homme, ◀l’▶existence ; et c’est ◀la▶ maladie mortelle (◀le▶ péché)54. ◀L’▶homme naturel a beau dénombrer tout ◀l’▶horrible, et tout épuiser, ◀le▶ chrétien se rit du bilan ! » Pourquoi ce rire scandaleux ? Parce que « ◀la▶ crainte infinie ◀d’▶un seul danger nous rendrait tous ◀les▶ autres inexistants ».
Mais cette « crainte ◀d’▶un seul danger » peut-elle encore, sérieusement, caractériser ◀le▶ chrétien moyen ◀de▶ ce temps ? C’est ici que ◀l’▶ironie ◀de▶ Kierkegaard tourne son aiguillon contre ◀le▶ « monde chrétien », celui qui se réclame ◀de▶ ◀l’▶esprit, ou qui fait profession ◀de▶ ◀l’▶appeler. « ◀Le▶ Nouveau Testament ressemble à une satire ◀de▶ ◀l’▶homme. Il contient des consolations et encore des consolations pour ceux qui souffrent à cause du Christ. Il suppose, sans autre, que ◀le▶ chrétien souffre pour sa doctrine… » Et c’est ◀la▶ tragi-comédie du christianisme ◀de▶ ◀la▶ chrétienté. Pauvre chrétien moyen, qu’as-tu souffert pour ta doctrine ? Tu souffres, il est vrai, mais n’est-ce point justement pour ces choses que ta doctrine te montre vaines ? Il faudrait cependant choisir. Ou bien tu crois à ◀la▶ seule grâce ◀de▶ Dieu, dans ◀l’▶abîme infini où tu te vois, ou bien tu crois aussi à ce sérieux ◀de▶ ◀l’▶existence symbolisé par ◀la▶ caisse ◀d’▶épargne. Ou bien tu joues toute ta vie sur ◀le▶ pardon, ou bien tu te reposes aussi sur ta vertu. Ou bien tu vois que ◀la▶ question brûlante, c’est ◀de▶ savoir si toi, tu es chrétien, ou bien tu vitupères ◀les▶ sans-Dieu ◀de▶ Russie. Mais sais-tu bien ◀de▶ quoi tu souffres ? ◀De▶ ton péché ou ◀de▶ celui des autres ? Comique amer et infini ◀de▶ ce « croyant » qui tremble pour ◀le▶ sort ◀de▶ ◀l’▶esprit dans ◀le▶ monde, et pour son sort dans ◀le▶ monde sans esprit, exactement comme si ◀l’▶Esprit n’existait pas ! Serons-nous des témoins ou des espions craintifs ? Attendrons-nous toujours ◀le▶ « réveil ◀de▶ ◀la▶ masse » pour affirmer que tous ces dieux sont des faux dieux ? Mais sont-ils des faux dieux pour nous ? Appelons-nous vraiment ◀l’▶esprit ? Mais non, nous appelons ◀le▶ « règne ◀de▶ ◀l’▶esprit », c’est bien moins dangereux ; tous en seront…
« Deux questions — dit encore Kierkegaard — témoignent ◀de▶ ◀l’▶esprit : 1) Ce qu’on nous prêche, est-ce possible ? 2) Puis-je ◀le▶ faire ? Deux questions témoignent ◀de▶ ◀l’▶absence ◀de▶ ◀l’▶esprit : 1) Est-ce réel ? 2) Mon voisin Christofersen ◀l’▶a-t-il fait ? ◀l’▶a-t-il réellement fait ? »55
Nous posons toujours la dernière question. Nous ne croyons pas à ◀l’▶esprit, nous préférons ne pas scandaliser ; nous croyons réellement à ◀l’▶opinion publique. Nous lisons ◀les▶ journaux, voilà notre réalité. ◀Le▶ dimanche, nous allons quelquefois à ◀l’▶église déplorer en commun ◀l’▶athéisme du monde. « ◀Le▶ Nouveau Testament suppose sans autre que ◀le▶ chrétien souffre pour sa doctrine… » (Mais non ! il souffre simplement ◀de▶ ce que tous ne ◀l’▶ont pas admise) « … et il apporte sa consolation, et sur ce texte on nous fait des sermons, à nous qui n’avons pas voulu souffrir ». « Dans ◀l’▶église somptueuse paraît ◀le▶ Très Vénérable et Très Noble Premier Prédicateur Général de la Cour, ◀le▶ favori élu par ◀la▶ bonne société ; il paraît devant une assemblée choisie ◀d’▶élus, et prêche avec émotion sur ce texte qu’il a choisi lui-même : “Dieu a élu dans ◀le▶ monde ◀les▶ petits et ◀les▶ méprisés”, et personne ne rit ! »56.
C’est alors que paraît ◀le▶ rire ◀de▶ Kierkegaard. Ce n’est pas ◀le▶ rire ◀d’▶un Molière : Molière fait rire ◀la▶ foule au dépens ◀de▶ ◀l’▶extravagant. Mais Kierkegaard rit tout seul ◀de▶ ◀la▶ foule, ◀de▶ son sérieux théâtral et fervent, et ◀de▶ sa peur ◀de▶ toute extravagance. « On peut leur faire faire ce qu’on veut, que ce soit ◀le▶ bien ou ◀le▶ mal, une seule condition leur importe : qu’ils soient toujours comme tous ◀les▶ autres, qu’ils imitent, et n’agissent jamais seuls. » Mais ce que Dieu exige, c’est précisément ◀le▶ contraire : il veut ◀l’▶originalité. « Voilà pourquoi ◀la▶ Parole ◀de▶ Dieu est telle qu’on y trouve quelque passage qui dise ◀le▶ contraire ◀d’▶un autre. » Car ◀l’▶apparence ◀de▶ ◀la▶ contradiction nous oblige à choisir, fait à ◀la▶ foi sa place, nous contraint à ◀l’▶originalité. « Mais quoi, professeurs et disciples ne se trouvent bien que dans ◀l’▶imitation : c’est pourquoi ils se sentent unis en elle ◀d’▶une manière si touchante, et c’est ce qu’ils appellent ◀l’▶amour.57 »
Rire du solitaire, qui ressemble peut-être à ◀la▶ pitié énigmatique ◀d’▶un Dostoïevski. Ici tout ◀le▶ visage ◀de▶ Kierkegaard se recompose. Et ◀l’▶on voit que son rire n’est rien que ◀la▶ douleur du témoin ◀de▶ ◀l’▶Esprit au milieu de ◀la▶ foule.
◀L’▶originalité
Qu’entend-il par ce mot ◀d’▶originalité ? Il faut en rapporter ◀le▶ sens au centre même ◀de▶ sa pensée, ou si ◀l’▶on veut, ◀de▶ son action. Et ce centre, c’est « ◀la▶ catégorie du solitaire ». Bien des malentendus seraient ici possibles ; que ◀l’▶on écarte, au premier pas, trois mots qui faussent tout : anarchie, romantisme, individu. Il n’est que ◀de▶ ◀les▶ mesurer à ◀la▶ réalité dernière ◀de▶ ◀l’▶homme.
Qu’est-ce que ◀l’▶homme ? Une créature. Qu’est-ce que son ordre ? ◀La▶ loi du Créateur. ◀Le▶ solitaire que Kierkegaard appelle, c’est ◀l’▶homme seul devant son Dieu. Mais comment cela se peut-il, sinon par ◀l’▶effet ◀de▶ ◀la▶ foi ? Il faut que Dieu ◀l’▶appelle, qu’il ◀le▶ nomme et par là ◀le▶ sépare, autrement ◀l’▶homme n’est rien qu’un exemplaire dans ◀le▶ troupeau. ◀Le▶ solitaire devant Dieu, c’est celui qui répond à ◀la▶ foi, cet appel. Quand on parle ◀de▶ romantisme, ◀d’▶anarchie, ◀d’▶individualisme, on ne parle jamais que ◀de▶ révolte, mais ◀d’▶une révolte, en fin de compte, imaginaire. Car ◀l’▶ordre ◀de▶ ce monde est lui-même en révolte contre ◀l’▶ordre reçu ◀de▶ Dieu, qui sera ◀l’▶Ordre du Royaume. Et nier une négation, c’est s’enfoncer dans ◀le▶ néant. Seule ◀la▶ révolte du chrétien est position, obéissance. Si donc ◀l’▶appel ◀de▶ Dieu isole du monde un homme, c’est que ◀le▶ monde, dans sa forme déchue, s’oppose au monde tel que Dieu ◀l’▶a créé, s’oppose à ◀la▶ transformation que veut ◀l’▶Esprit, s’oppose à ◀l’▶Ordre. « Ne vous conformez pas à ce siècle présent, mais soyez transformés », dit saint Paul.
◀Le▶ solitaire devant Dieu, c’est celui qui se tient à ◀l’▶origine ◀de▶ sa réalité. Celui-là seul connaît sa fin et ◀l’▶ordre éternel ◀de▶ sa vie. Celui-là seul peut juger ◀de▶ ce monde, et s’y tenir comme n’étant pas tenu. Il n’est pas ◀d’▶autre « réaction » contre « ◀le▶ siècle », pas ◀d’▶autre révolution créatrice. Et tous nos appels à ◀l’▶esprit, s’ils ne sont pas ce retour au Réel, ne sont que poursuite du vent, défection ou orgueil fantastique.
◀Le▶ solitaire et ◀les▶ faux dieux
Nous croyons à ◀la▶ foule, aux races, à ◀l’▶histoire (ou plutôt à ◀l’▶évolution des sociétés), à ◀la▶ révolution, au capital, au jugement ◀de▶ ◀l’▶opinion publique ; nous croyons au passé, au collectif, à ◀l’▶avenir, et tout cela n’est rien que fuite devant notre éternel présent, et tout cela n’est que mythologie. ◀Les▶ dieux du siècle ont ◀l’▶existence qu’on leur prête : hélas ! il serait faux ◀de▶ dire qu’ils n’en ont pas…
Mais encore une fois, ce n’est pas échapper aux chimères publiques que ◀de▶ ◀les▶ dénoncer pour telles en vertu d’une idée ◀de▶ ◀l’▶homme que ◀la▶ raison païenne admet fort bien : nietzschéisme agressif, ou désespoir du démoniaque qui veut être soi-même, « en haine ◀de▶ ◀l’▶existence et selon sa misère ». Cette révolte n’est pas fondée dans ◀la▶ transformation effective du monde. Elle participe encore ◀de▶ ◀la▶ dégradation. « Une objection vraiment méchante s’arcboute toujours contre ce qui ◀la▶ suscite.58 » Et celui qui recourt à son moi révolté contre ◀les▶ forces ◀d’▶anéantissement, s’appuie sur ◀le▶ néant et précipite sa propre ruine.
◀Le▶ solitaire qui condamne « ◀la▶ masse » n’est un aristocrate que s’il ne veut pas ◀l’▶être. C’est qu’il se fonde sur sa vocation, et qu’il ne peut être lui-même que par ◀le▶ droit divin ◀de▶ ◀la▶ Parole qui ◀le▶ distingue. Suprême humilité du solitaire ! Il ne saurait se comparer qu’à ◀la▶ vocation qu’il reçoit. Où ◀l’▶orgueil trouverait-il encore à se loger chez un être à ce point simplifié qu’il n’est plus rien qu’obéissance dans ◀la▶ mesure où il agit, et pénitence dans ◀la▶ mesure où sa vocation ◀le▶ dépasse ?
Si Kierkegaard condamne ◀la▶ foule, ce n’est point qu’il ◀la▶ craigne, ou qu’il craigne ◀d’▶y perdre ◀le▶ pauvre moi des psychologues, son reproche à ◀la▶ foule, c’est qu’elle n’exige rien ◀de▶ lui. ◀La▶ foule nous veut tout simplement irresponsables, par cela seul, nous ◀la▶ flattons, et elle nous reconnaît pour siens. Elle est ◀le▶ lieu ◀de▶ rendez-vous des hommes qui se fuient, eux et leur vocation. Elle n’est personne, et tire ◀de▶ là son assurance dans ◀le▶ crime.
« Il ne s’est pas trouvé un seul soldat pour oser porter ◀la▶ main sur Caïus Marius, telle est ◀la▶ vérité. Mais trois ou quatre femmes, dans ◀l’▶illusion ◀d’▶être une foule et que personne peut-être ne saurait dire qui ◀l’▶avait fait ou qui avait commencé, celles-là ◀l’▶auraient eu, ce courage ! Ô mensonge ! » ◀La▶ foule n’est rien que ◀la▶ fuite ◀de▶ chaque homme devant ◀la▶ responsabilité ◀de▶ son acte. « Car une foule est une abstraction, qui n’a pas ◀de▶ mains, mais chaque homme isolé a, dans ◀la▶ règle, deux mains, et lorsqu’il porte ces deux mains sur Marius, ce sont ses mains, non celles ◀de▶ son voisin et non celles ◀de▶ ◀la▶ foule qui n’a pas ◀de▶ mains. » Tout seul en face du Christ, un homme oserait-il s’avancer et cracher au visage du Fils ◀de▶ Dieu ? Mais qu’il soit foule, il aura ce « courage », — il ◀l’▶a eu.
Il faut aller plus loin. ◀La▶ foule n’est pas dans ◀la▶ rue seulement. Elle est dans ◀la▶ pensée des hommes ◀de▶ ce temps. Tout ◀le▶ génie paradoxal et réaliste ◀de▶ Kierkegaard consiste à ◀l’▶avoir dénoncée au plus intime ◀de▶ ◀l’▶existence individuelle.
Chaque fois que nous disons ◀d’▶un ◀de▶ nos dieux qu’il est puissant, nous témoignons ◀de▶ notre démission. ◀La▶ foule n’a pas ◀d’▶autre existence et pas ◀d’▶autre pouvoir que mon refus ◀d’▶exister devant Dieu et ◀d’▶exercer ◀le▶ pouvoir que je suis. Elle n’est que ma dégradation. Et toutes ◀les▶ « sciences » qui étudient ses « lois » historiques ou sociologiques sont comme une inversion ◀de▶ ◀la▶ théologie, sont une théologie ◀de▶ ◀la▶ dégradation.
◀L’▶opposition ◀de▶ Kierkegaard et ◀de▶ Hegel59 trouve ici son sens à la fois ◀le▶ plus profond et ◀le▶ plus évidemment actuel. Hegel a tout objectivé : ◀l’▶esprit, ◀l’▶histoire, ◀la▶ dialectique, finalement, ◀l’▶homme lui-même à ses propres yeux. Il a voulu chasser du monde ◀le▶ paradoxe et ◀le▶ scandale du solitaire plus grand que tous. Il a voulu que tout s’explique, que tout s’implique, c’est-à-dire qu’il a voulu bannir ◀la▶ possibilité scandaleuse des actes libres ◀de▶ ◀la▶ Providence. Entreprise effroyable et vaine, qui serait ◀d’▶un comique insondable si seulement ◀l’▶homme des masses ne venait aujourd’hui s’en prévaloir pour rendre un culte sanguinaire aux faux dieux qu’elle a suscités. « ◀Le▶ philosophe dit à bon droit que ◀la▶ vie doit être comprise en arrière, mais il oublie l’autre proposition : qu’elle doit être vécue en avant.60 » Semble-t-il pas que ◀le▶ temps court plus vite depuis un siècle ? C’est que ◀la▶ fuite des hommes devant ◀l’▶instant présent se précipite. Ils n’ont pas lu Hegel, bien sûr, mais Hegel est dans tous nos journaux, Hegel domine ◀le▶ marxisme et ◀les▶ fascismes, et ◀la▶ théologie des sociologues, des historiens, des clercs bourgeois. Comment lui échapper ? N’est-il pas ◀la▶ voix même ◀de▶ cette Âme du monde, cet Esprit ◀de▶ ◀la▶ Forme qui se croit ◀le▶ Réel et qui pourtant n’est rien que ◀le▶ péché, mais ◀le▶ péché n’est-il pas notre réalité, notre réalité sans cesse menacée par ◀l’▶Esprit ◀de▶ transformation ? Notre réalité fuyarde et qui pourtant, par un artifice ◀de▶ ◀l’▶angoisse, se proclame autonome, s’absolutise, et s’adore elle-même ? ◀Les▶ uns fuient en avant, et ◀les▶ autres dans ◀le▶ passé, mais qui voudrait se tenir, dans ◀l’▶instant, « sous ◀le▶ regard ◀de▶ Dieu », comme disent ◀les▶ chrétiens. (Est-ce facile ? ou bien même possible ? Est-ce un effet ◀de▶ notre choix, ou un moment ◀de▶ notre vie ? Ils en parlent bien aisément…)
Certains des plus lucides entrevoient ◀le▶ péril que ces doctrines font courir à ◀l’▶homme, et j’entends, à ◀l’▶homme tel qu’il est, dans ◀l’▶ordre même ◀de▶ son péché. Ainsi Maurras, lorsqu’il dénonce ◀les▶ mythes ◀de▶ ◀l’▶hégélianisme social. « ◀Le▶ meilleur moyen ◀de▶ s’en affranchir sera ◀d’▶en revoir ◀l’▶origine. Pour voiler ◀le▶ présent certain, ils hypothèquent ◀le▶ futur, mais pour gagner ce dernier gage, ◀les▶ habitudes ◀de▶ ◀l’▶esprit religieux leur font concevoir une Âme du Monde qu’ils se figurent (mais sans franchise, ni précision) comme une espèce ◀de▶ vertébré monstre, invisible, mystérieusement répandu et vaporisé dans ◀les▶ choses afin d’y exaucer (comment et pourquoi ?) nos désirs. Cette sorte ◀de▶ providence brute tout à fait inintelligible est ◀le▶ simple succédané ◀de▶ ◀l’▶intelligible providence surnaturelle.61 » Mais qui ne voit que cette Âme du Monde ◀le▶ tient aussi, et jusque dans son scepticisme, lorsque Maurras proclame après Auguste Comte : « ◀Les▶ morts gouvernent ◀les▶ vivants. » Hypothèque sur ◀le▶ passé ! Car si ◀les▶ morts gouvernent ◀les▶ vivants, c’est que nul vivant n’ose vivre. Et comment vivrait-il sinon par ◀l’▶appel ◀de▶ ◀la▶ Providence ? Et comment se rendre à ◀l’▶appel, si ◀l’▶on pose ses conditions : « ◀l’▶intelligible providence surnaturelle ! ».
Toute-puissance des mythes ! « ◀Le▶ meilleur moyen ◀de▶ s’en affranchir sera ◀d’▶en revoir ◀l’▶origine. » Seul, Kierkegaard sait nous ◀la▶ désigner, dans ◀le▶ refus ◀de▶ cette « catégorie du solitaire », ◀de▶ ◀l’▶homme qui vit ◀de▶ ◀la▶ Parole seulement, entre ◀les▶ temps, dans ◀l’▶instant éternel.
◀Le▶ solitaire peut-il agir ?
◀Le▶ maléfice hégélien, c’est ◀l’▶objectivité : cette attitude ◀de▶ ◀l’▶homme qui ne veut plus être sujet ◀de▶ son action, qui ◀l’▶abandonne aux lois mythiques ◀de▶ ◀l’▶histoire. Kierkegaard au contraire nous répète : « ◀La▶ subjectivité est ◀la▶ vérité. » ◀La▶ liberté, ◀la▶ dignité ◀de▶ ◀l’▶homme, c’est qu’il soit seul ◀le▶ sujet ◀de▶ sa vie. Mais encore faut-il se garder ◀d’▶entendre ◀l’▶expression au sens des romantiques. Je suis sujet, mais il reste à savoir ◀d’▶où vient ce je, comment il peut agir. S’agit-il ◀d’▶un impérialisme du moi pur, tel que Fichte ◀l’▶a follement rêvé ? Si c’est ◀le▶ cas, je reste bien tranquille. Ce « moi pur » ne met pas en cause mon désespoir, ou si ◀l’▶on veut, je peux rêver dans ◀le▶ sommeil du désespoir à ma perfection idéale, je peux rêver ma vocation et ses périls… Kierkegaard nous attend au réveil. Il nous saisit à ce moment précis où tous ◀les▶ systèmes s’évanouissent devant ◀l’▶effroi du choix concret, du risque, dans ◀la▶ passion du désespoir total. Maintenant, tu vas témoigner ◀de▶ ◀la▶ puissance que ton savoir exerce sur ta vie. Tu te croyais un moi : témoigne que tu n’es pas foule, imitation et simple objet des lois du monde. ◀La▶ foule attend : si tu ◀la▶ suis, elle te méprisera sans doute, mais c’est ◀le▶ sort commun, tu ne cours pas grand risque. Si tu dis non, si tu agis, elle te tuera peut-être, quitte à fleurir ensuite ◀la▶ tombe du « héros », dernière insulte62. Il s’agit ◀de▶ savoir maintenant au nom de quoi tu agiras, si tu agis. Un « moi pur », son premier devoir, c’est ◀de▶ persévérer dans son être agissant : en cette extrémité, ◀le▶ compromis se justifie… Mais si ton moi n’est pas à toi ? S’il est ta vocation reçue d’ailleurs, et si tu ◀l’▶as reçue en vérité, tu n’as plus à choisir, ta mort est derrière toi, elle n’est plus ton affaire, elle n’est plus ton angoisse. Et surtout, elle n’est plus cette absurdité révoltante que rien au monde ne pourrait permettre ◀d’▶accepter, quand ◀le▶ martyr reçoit sa mort avec une sorte ◀de▶ sobriété…
◀Le▶ croyant seul agit, et seul il peut être sujet ◀de▶ son action, mais c’est qu’il est, dans l’autre sens du terme, « assujetti » à ◀la▶ Parole qui vit en lui. C’est dans ce sens que ◀la▶ formule ◀de▶ Kierkegaard est vraie. ◀La▶ sujétion totale est seule active.
Elle est aussi présence au monde. Dans ce temps ◀de▶ ◀la▶ masse, où nous vivons, ◀le▶ « solitaire devant Dieu » est aussi ◀l’▶homme ◀le▶ plus réel, ◀le▶ plus présent. Parce qu’il sait qu’il existe un « ailleurs », et que ◀l’▶éternité vient à lui, il peut réellement et jusqu’au bout accepter ◀de▶ vivre hic et nunc, quand ◀la▶ foule est ubiquité et fuite sans fin dans ◀le▶ passé ou ◀l’▶avenir.
Un seul utile à tous
◀La▶ phrase ◀de▶ Carlyle est connue, résumant ◀l’▶utilitarisme ◀de▶ Bentham : « Étant donné un monde plein ◀de▶ coquins, montrer que ◀la▶ vertu est ◀le▶ résultat ◀de▶ leurs aspirations collectives. » Renversant ce rapport il ne resterait à montrer ◀de▶ Kierkegaard que sa « catégorie du solitaire » est ◀le▶ seul fondement pratique ◀d’▶une collectivité vraiment vivante. Cependant, il vaut mieux se garder ◀d’▶insister sur un tel rétablissement. Pour deux raisons, je crois. Qui, d’abord, parmi nous, oserait affirmer que cette « catégorie » lui soit si familière qu’il puisse ◀la▶ considérer, sans autre, comme donnée ? ◀La▶ tentation est forte, ◀de▶ passer ◀d’▶une critique des collectivités mensongères ◀de▶ ce temps à ◀l’▶utopie ◀d’▶une communauté chrétienne, par ◀l’▶artifice indispensable, mais peut-être aussi tout formel, ◀de▶ ◀l’▶isolement devant Dieu. Et, d’autre part, ◀l’▶acte du « solitaire » n’est pas ◀de▶ ceux dont nous ayons à développer ◀les▶ conséquences. Ou bien il est, et c’est ◀l’▶acte ◀de▶ Dieu, ou bien je ◀l’▶imagine, et mon discours est vain.
À qui pressent, dans sa réalité brutale, dans son sérieux dernier, et son risque absolu, ce qu’est ◀la▶ solitude dont Kierkegaard a témoigné, il n’apparaît plus nécessaire ◀de▶ réfuter ◀les▶ objections du « sens social ». Plusieurs ouvrages ◀de▶ Kierkegaard portent cette dédicace fameuse : « Au solitaire que j’appelle avec joie et reconnaissance : mon lecteur. » Kierkegaard savait bien que lorsqu’on parle à tous ou contre tous, chacun croit qu’il s’agit des autres, et personne ne se sent atteint, mais si ◀l’▶on parle au solitaire ◀de▶ son angoisse, c’est ◀de▶ la mienne.
Kierkegaard s’adresse au chrétien, comme au seul responsable parmi nous. Il sait bien qu’en tous temps, ◀le▶ malheur ◀de▶ ◀l’▶époque ne provient pas ◀de▶ ce qu’elle est « sans Dieu », car nul siècle, comme tel, ne fut jamais chrétien, mais bien plutôt ◀de▶ ce qu’elle est sans maîtres, c’est-à-dire sans martyrs pour ◀l’▶enseigner. C’est au sel qu’il faut rendre sa saveur, c’est à lui seul que ◀l’▶on peut reprocher ◀d’▶être insipide. Rien ne sera jamais réel pour tous, si rien d’abord n’est réel pour un seul.
Maintenant, il faut être « ◀l’▶impossible » : il faut être ◀le▶ solitaire. Kierkegaard peut-il nous aider ? (Un homme pourrait-il nous aider ?). Ou bien seulement nous a-t-il délivrés ◀de▶ nos derniers prétextes, ◀de▶ nos dernières incertitudes sur ◀la▶ nature et sur ◀les▶ exigences concrètes ◀de▶ ◀l’▶esprit ? Mais ne fallait-il pas qu’il ait connu ◀de▶ grandes aides pour oser nous montrer ◀la▶ vanité ◀de▶ toutes les nôtres ? Somnium narrare vigilantis est. ◀L’▶aveu total ◀de▶ notre désespoir témoigne seul ◀de▶ ◀la▶ consolation.