Préface à une littérature (octobre 1934)g
D’▶un présent confus et mauvais, qu’allons-nous tirer, mes amis, sinon ◀la▶ négation ◀d’▶un mal, et ce n’est pas encore ◀le▶ bien sauveur ! Voici notre erreur perpétuelle : nous peignons notre état un peu plus noir qu’il n’est, afin d’éclairer par contraste un avenir qui devra son éclat moins à lui-même qu’à nos ombres, et moins à sa jeunesse incomparable qu’au souvenir récent ◀de▶ nos décrépitudes. Si ◀la▶ préface à ◀l’▶avenir n’était qu’anathème au présent, où serait notre création ? Et si ◀l’▶ordre que nous voulons n’était rien ◀d’▶autre que ◀la▶ subversion du désordre où nous sommes nés, ◀d’▶où viendrait donc ◀l’▶ordre vivant ? On ne crée pas ◀la▶ vie en insultant ◀la▶ mort. Il faudra se tourner ailleurs. Il faudra remonter à ce qui juge nos faiblesses, non point pour ◀les▶ confondre éloquemment et périr ensuite avec elles, mais pour restaurer ◀le▶ pouvoir qui nous désigne en même temps ◀les▶ méfaits du désordre établi et ◀le▶ principe vivant du nouvel ordre.
Ce pouvoir, nous ◀le▶ connaissons, dans ◀la▶ mesure où nous sommes humains. Mais cette mesure est peut-être assez faible. Et c’est pourquoi nous avons tant de peine à définir et nommer clairement ◀les▶ maux dont nous souffrons, et ◀le▶ bien qui nous ◀les▶ révèle. En vérité, nous connaissons bien mieux ce qui nous blesse que ◀la▶ nature des réalités que nous sentons, en nous, obscurément blessées. Notre conscience à moitié endormie ne se réveille plus que sous ◀les▶ coups. Il nous faut apprendre ◀le▶ bien par ◀la▶ considération du désordre. Mais cet examen misérable ne mènera-t-il qu’à des révoltes trop prévues ? Peut-on sortir ◀de▶ ce cercle vicieux à force de ◀le▶ parcourir toujours plus rageusement ? Nous avons vu plusieurs générations mener cette course épuisante, et s’abattre à ◀la▶ fin dans ◀les▶ colonnes des magazines ◀de▶ gauche, pâture des bourgeois snobs. Nous avons vu ce spectacle indécent : ◀le▶ cadavre a mangé ses mouches.
Certes, il faut commencer par dénoncer ◀le▶ mal. Mais que ◀l’▶on sache d’abord au nom de quoi ◀l’▶on parle ! Et qu’on ◀le▶ dise ! Toute ◀la▶ bassesse ◀de▶ ◀la▶ « littérature » moderne se résume, à mon sens, en une phrase un peu grossière : c’est une littérature qui aime parler pour ne rien dire. Elle n’est occupée qu’à « bien » dire, — et c’est pourquoi elle parle mal. Or ceux qui ◀l’▶ont attaquée jusqu’ici n’ont rien fait ◀d’▶autre, ou n’ont rien fait ◀de▶ mieux. Ils ont eu parfois ◀de▶ beaux cris, mais à qui ◀les▶ adressaient-ils ? À ◀la▶ galerie plus qu’à eux-mêmes, je ◀le▶ crains. Ils criaient, mais restaient dans ◀la▶ salle, où ◀l’▶on pouvait ◀les▶ applaudir. On ◀les▶ trouvait plus amusants que ◀les▶ acteurs du jeu classique… Ils n’étaient que ◀le▶ non ◀d’▶un non.
Dirons-nous non à notre tour ? Que ce soit ◀le▶ non décisif ◀de▶ ceux qui savent ce qu’ils affirment ! Que ce soit un non sans pathos, car ◀l’▶affirmation seule est grave. C’est à ◀l’▶homme qu’il faut dire oui, à ◀l’▶homme total, à ◀l’▶homme renouvelé. Nous ne clamons pas ◀la▶ fin ◀de▶ ◀la▶ littérature des autres au nom d’une littérature à nous. Nous constatons ◀la▶ fin ◀d’▶un art au nom de ce qui juge ◀l’▶art, — et ◀le▶ recrée. Nos griefs ne sont pas littéraires ; ils sont, ils veulent être humains.
Fin ◀d’▶une littérature
Je me propose ◀de▶ simplifier. Dans ◀la▶ littérature bourgeoise, celle qui est née avec ◀le▶ romantisme, il me semble qu’on peut distinguer trois espèces ◀de▶ littérateurs.
Première espèce : ◀les▶ romanciers ◀de▶ ◀la▶ vie des classes possédantes. ◀Le▶ bourgeois aime leurs œuvres, parce qu’il s’y retrouve ; et ◀le▶ peuple ◀les▶ aime, parce qu’elles décrivent ses désirs réalisés. Cet amour à peu près unanime figure ◀la▶ bonne conscience conservatrice du régime.
Deuxième espèce : ◀les▶ poètes romantiques, chantres ◀de▶ ◀l’▶Idéal qu’on n’atteint pas, pour ◀l’▶avoir mis trop haut. Soit que ◀l’▶on gruge légalement son prochain, soit que ◀l’▶on se découvre légalement grugé, il est bon ◀de▶ sentir qu’au-dessus ◀de▶ cette vie plane une loi meilleure, un esprit pur, une revanche, dût-on n’y parvenir jamais. On lit cette littérature pour « échapper aux soucis quotidiens »12, pour éviter, en fait, ◀de▶ résoudre ◀le▶ drame. Et c’est ◀la▶ bonne conscience idéaliste du régime. « Littérature », opium des peuples incroyants.
Notre troisième espèce est plus rare, et vaut un peu mieux, si ◀l’▶on estime ses seuls moyens. Elle comprend la plupart des auteurs qui se gaussent des deux premières, ceux qui méprisent ◀la▶ vie bourgeoise, ◀l’▶amour et ◀le▶ mariage bourgeois, ◀l’▶idéalisme romantique, ◀la▶ croyance vulgaire au bonheur, ◀la▶ religion mise au service ◀de▶ ◀l’▶ordre, ◀la▶ permanence, ◀les▶ vertus trop massives. C’est ◀l’▶espèce des immoralistes. Sans ◀les▶ valeurs anarchiques qu’ils défendent, ◀le▶ jeune bourgeois émancipé ne pourrait pas « vivre sa vie ». Il se sentirait prisonnier. Il en viendrait peut-être à des actes irréparables. Mais il y a ◀les▶ immoralistes : ils expriment bien mieux qu’il ne saurait ◀le▶ faire ses propres révoltes et ses rêves. Ils lui en font une espèce ◀de▶ gloire. ◀Le▶ voilà justifié dans sa mauvaise conscience. Jeunesse se passe, anarchie se passe, rougeole se passe, — mais rien ◀de▶ grave ne se passe. C’est comme au jeu ◀de▶ pigeon vole.
Il reste quelques écrivains qui échappent à toutes ◀les▶ « espèces » parce qu’ils en créeront ◀de▶ nouvelles. Quelques-uns, deux ou trois, qui ne sont pas littérateurs, qui seront ◀la▶ littérature quand tous ◀les▶ autres auront passé. Mais ◀la▶ conscience bourgeoise ◀les▶ ignore avec une rigueur obstinée.
Nous pourrions simplifier encore et dire : il y a d’une part ◀les▶ moralistes bourgeois — mais personne ne croit plus à ◀la▶ morale bourgeoise — d’autre part ◀les▶ immoralistes, mais ils ne vont pas jusqu’au bout de leurs audaces. Ils sont sans foi dans leur révolte même. Ils influencent au hasard, entraînent ◀les▶ jeunes à hue et à dia, lancent des modes, ◀les▶ renient, se persuadent ◀de▶ ◀l’▶importance ◀de▶ leurs caprices, nous persuadent bien davantage ◀de▶ ◀la▶ gratuité ◀de▶ leurs drames.
Personne ne croyant plus à rien — j’entends personne ne prouvant plus qu’il croit à ◀l’▶essentiel ◀de▶ ce qu’il dit —, ◀la▶ critique littéraire ◀de▶ cette littérature n’a plus ◀de▶ sens réel, ni plus ◀d’▶autorité. Critiquer, c’est d’abord posséder un critère, ensuite ◀le▶ faire valoir avec intransigeance. Or ◀le▶ critère moral ◀de▶ ◀l’▶ancienne bourgeoisie a perdu tout prestige à nos yeux. Et ◀les▶ critères « nouveaux » ◀de▶ ◀l’▶immoralisme bourgeois trahissent ◀la▶ décadence du régime plus qu’ils n’annoncent ◀la▶ venue ◀d’▶un nouvel ordre.
Une critique dépourvue ◀de▶ critère indépendant ◀de▶ ◀la▶ littérature est condamnée à ne plus critiquer que ◀les▶ moyens ◀de▶ cette littérature. Elle ◀les▶ juge pour eux-mêmes, sans rapport à leurs fins. Elle dit : c’est bien écrit, mal composé, intéressant ; elle dose des influences, elle prévoit des succès ; elle s’applique à parler du livre dont on parle plutôt que ◀de▶ celui dont il faudrait parler, et qu’on ignore. Elle ne juge plus : elle traduit ◀la▶ rumeur des salons, des cafés, des antichambres ◀d’▶éditeurs. À sa façon, non moins que ◀les▶ littérateurs dont j’ai parlé, elle tend à dévaloriser, à disqualifier humainement ◀les▶ créations intellectuelles.
Si ◀l’▶on voulait trouver un critère général qui nous permît ◀d’▶évaluer ◀les▶ œuvres et leur influence sur ◀les▶ hommes, je crois bien qu’il faudrait ◀le▶ chercher aujourd’hui dans une science que je n’aime guère, et qui s’appelle ◀la▶ sociologie. ◀La▶ grande faiblesse ◀de▶ ◀la▶ littérature actuelle, c’est qu’elle s’est rendue justiciable ◀de▶ ◀la▶ critique des marxistes. « ◀L’▶art pour ◀l’▶art » reste sa méthode, et lui tient lieu de justification ; or cette doctrine est proprement bourgeoise ; conservatrice, en fait, des valeurs établies ; liée, en fait et par ses conséquences pratiques, à ◀l’▶établissement des bourgeois.
Mais cette critique « ◀de▶ classe » reste encore négative. Elle se condamne aussi à rendre compte des seules œuvres mineures, toute création réelle étant ◀la▶ position ◀d’▶un acte indépendant des mécanismes ◀de▶ ◀la▶ société. Il nous faut faire un pas de plus. Il nous faut dire enfin que c’est ◀l’▶homme en tant qu’homme — et pas seulement ◀le▶ non-bourgeois — qui pâtit du désordre établi. Notre littérature déshumanise ◀l’▶homme, soit qu’elle refuse ◀de▶ ◀l’▶enseigner, soit qu’elle enseigne des valeurs hasardeuses, ou périmées, ou anarchiques. ◀Le▶ moralisme était populaire, il est mort. ◀L’▶immoralisme qui lui a succédé reste sans prise sur ◀les▶ masses, qu’il abandonne à d’autres influences.
Nous voici parvenus au grand tournant. ◀Les▶ œuvres ◀de▶ ◀l’▶esprit, dès que ◀l’▶esprit cesse ◀d’▶être autorité, tombent sous ◀le▶ coup des lois publicitaires. Et ◀la▶ publicité traduit ◀les▶ exigences ◀d’▶une classe bourgeoise très capricieuse dans ses goûts, parce qu’elle est incertaine ◀de▶ sa mission. Cette anarchie ne se développera pas impunément : elle va se résoudre en violences. Il n’y a pas ◀d’▶exemples, dans ◀l’▶histoire, qu’une littérature sans nécessité intérieure, — c’est-à-dire sans message positif et populaire — n’ait été finalement utilisée par des puissances qu’elle avait négligées ou dont elle s’était faite complice. Nous avons vu déjà que ◀le▶ roman bourgeois servait à toutes fins capitalistes. Nous risquons ◀de▶ voir, avant peu, cette même littérature « mise au pas » par ◀l’▶État fasciste13. Que pourrait-elle lui opposer ? Où donc est ◀la▶ mesure ◀de▶ ◀l’▶homme irréductible, au nom de quoi elle dirait non ? Elle n’a pas ◀de▶ visée humaine, elle n’est plus que littérature, et ◀les▶ fameuses « valeurs » littéraires, on sait qu’elles sont ◀de▶ peu de poids dans ◀la▶ balance politique. Tout ce qui n’est pas déjà au service des hommes, est déjà au service ◀de▶ ce qui ◀les▶ opprime. Notre individualisme travaille pour ◀l’▶État. Notre littérature travaille contre ◀l’▶esprit.
Préface à ◀l’▶imprévisible
Une littérature n’est valable — et son influence efficace — que si elle ordonne ses œuvres à une commune mesure humaine. Mais notre siècle est justement ◀le▶ siècle ◀de▶ ◀la▶ décadence des lieux communs. ◀L’▶Ordre, ◀le▶ Bien Public, ◀la▶ Richesse, ◀la▶ Puissance nationale, ◀l’▶Honneur, ◀l’▶Esprit, ◀l’▶Amour, ◀la▶ Civilisation, — ◀les▶ lieux communs ◀de▶ ◀l’▶ère finissante ne sont plus que malentendus, et ◀la▶ seule convention qui subsiste, c’est ◀de▶ ◀les▶ accepter pour tels. « Philosophe et guerrier, écrit Rudolf Kassner, n’ont presque plus en commun que des banalités. » Mais quelle est ◀la▶ nature ◀de▶ ces banalités ? ◀L’▶aventure du romantisme et ◀l’▶équivoque libérale ayant rapidement achevé ◀de▶ disqualifier ◀l’▶esprit pur, il ne reste à nos « hommes ◀d’▶action » d’autres normes et ◀d’▶autre mesure que ◀l’▶argent, ce symbole unique ◀de▶ ◀la▶ puissance sans visage. Dire que ◀le▶ monde est devenu impensable, c’est avouer qu’il n’y a plus ◀de▶ mesure commune à ◀la▶ pensée et à ◀l’▶action, — hors ◀la▶ monnaie.
Un monde sans mesure, comme le nôtre, est aussi un monde sans grandeur. Telle est notre médiocrité. ◀La▶ seule mesure extérieure qui subsiste est à nos yeux ◀la▶ plus dégradante qui soit. Il faut donc renoncer à chercher dans ◀les▶ choses, dans ◀les▶ partis, dans ◀l’▶État ou dans ◀la▶ nation un principe ◀de▶ grandeur qui n’est plus que dans ◀l’▶homme. Mais si nous trouvons ce principe, nous aurons trouvé du même coup ◀la▶ mesure du monde nouveau.
Cette mesure concrète, cette référence universelle, ce principe ◀de▶ grandeur que nous proposons tous ici, c’est ◀l’▶homme considéré dans sa vocation créatrice, — c’est ◀la▶ personne. Que ◀la▶ mesure ◀de▶ tout soit désormais dans ◀la▶ personne, et non plus dans ◀les▶ intérêts ◀d’▶un pouvoir ou ◀d’▶une classe, voilà bien ◀l’▶aboutissement ◀de▶ toute ◀l’▶évolution démocratique, si ◀l’▶on entend ce terme au sens originel, et non point au sens dévié ◀de▶ ◀l’▶individualisme politique. « Dernière heure ◀de▶ ◀l’▶État, première heure des hommes. » Nous dirons première heure ◀de▶ ◀la▶ personne.
Ceux qui n’ont pas en eux cette mesure ◀de▶ ◀l’▶homme, que pourraient-ils voir ◀d’▶autre, dans ◀le▶ monde où nous sommes, qu’un désordre impensable, appel aux dictateurs ? Mais ceux qui connaissent ◀la▶ mesure connaîtront bientôt ◀l’▶ordre et ◀la▶ culture que nous voulons. Nous rejoignons ici ◀le▶ propos ◀de▶ ces pages. ◀La▶ littérature nouvelle sera ◀le▶ fait ◀de▶ ◀l’▶homme renouvelé, je ne dis pas ◀de▶ ◀l’▶homme nouveau — je n’y crois pas — je dis : ◀de▶ ◀l’▶homme rendu à ◀la▶ conscience ◀de▶ sa liberté.
Toute création suppose une liberté, ou plus exactement, créer, c’est être libre. Un art nouveau, c’est une liberté nouvelle. Mais c’est aussi une obéissance nouvelle. Je ne conçois ◀de▶ liberté concrète que dans ◀l’▶exercice fidèle ◀de▶ ma vocation personnelle. Liberté devient synonyme ◀d’▶obéissance inconditionnée à mon unique raison ◀d’▶être14. Nous sommes ici très loin de ◀la▶ notion bourgeoise ◀de▶ liberté, qui est absence ◀d’▶obligations, ◀de▶ repères, ◀de▶ coordonnées. Très loin aussi ◀de▶ ◀l’▶anarchie. Car ◀l’▶exercice ◀de▶ ◀la▶ liberté personnelle entraîne des engagements humains ; rapidement il se concrétise en relations ◀de▶ responsabilité. Et voilà bien ◀le▶ seul fondement ◀d’▶une communauté vivante. ◀L’▶écrivain sera créateur dans ◀la▶ mesure où il obéira à sa seule vocation personnelle : mais dans cette mesure-là, il assumera son risque ! ◀D’▶autant plus personnel, ◀d’▶autant plus responsable, — et ◀d’▶autant plus profondément enraciné dans ◀la▶ commune condition humaine. Rendez à ◀l’▶écrivain ◀la▶ responsabilité ◀de▶ ses écrits, vous ◀le▶ rendrez aussi à ◀la▶ communauté, vous recréerez ◀le▶ lien vivant ◀de▶ ◀l’▶auteur avec son public.
Une fois posés ces fondements spirituels ◀d’▶une littérature rénovée, qu’aurions-nous ◀la▶ témérité et ◀la▶ naïveté ◀de▶ prévoir ? On ne prévoit pas un chef-d’œuvre, et ◀la▶ littérature, c’est d’abord ◀les▶ chefs-d’œuvre. Mais avant ◀l’▶œuvre, il y a ◀l’▶appel ◀de▶ ◀l’▶homme, sa volonté déterminée, son attitude créatrice. Je dirai donc ce que notre désir invoque.
Je vois un grand dessin véhément et humble ◀de▶ Rembrandt, des amas ◀d’▶ombres grouillants ◀d’▶êtres révélés et saisis par ◀le▶ droit flot ◀de▶ ◀la▶ lumière, ◀les▶ replis ◀de▶ ◀la▶ vie quotidienne fouillés comme un cauchemar par ◀le▶ brusque soleil, et ◀l’▶homme au centre, campé dans sa stature réelle, ouvrant ◀les▶ yeux sur sa misère, portant sur elle un jugement sobre, — ◀l’▶homme, vu dans ◀l’▶élan peut-être chancelant qui ◀le▶ jette à sa vocation. Situation initiale ◀de▶ ◀l’▶humain ! Initiation au réalisme enfin total, qui est celui du combat personnel ; initiation à ◀la▶ vision constituante ◀de▶ notre vie, celle qui unit dans un même regard ◀les▶ apparences actuelles et ◀l’▶ordonnance finale qui ◀les▶ informe et qui ◀les▶ juge. J’imagine d’abord ce réalisme comme une énorme satire à ◀la▶ Swift, quand je vois ◀le▶ comique jaillir à ◀la▶ moindre comparaison ◀de▶ nos coutumes et ◀de▶ nos idéaux. Il nous faut une équipe ◀d’▶écrivains qui entreprennent ◀de▶ confronter ◀la▶ vie privée des hommes ◀d’▶aujourd’hui avec ◀les▶ buts qu’ils croient viser, d’une part, et d’autre part avec ◀les▶ buts qui leur sont réellement assignés par leur raison ◀d’▶être profonde. C’est un amer divertissement que nous offre ◀la▶ vie quotidienne des citadins : ils ont en tête trente-six morales contradictoires et autant ◀de▶ modèles qu’ils voudraient égaler, et cependant ils suivent ◀la▶ coutume bourgeoise, qui est ◀la▶ négation ◀de▶ tous leurs idéaux.
Certains verront peut-être dans ◀l’▶Ulysse de Joyce une satire ◀de▶ ce genre, minutieuse confrontation ◀de▶ ◀l’▶idéal rêvé et du sordide quotidien. Mais Joyce est justement ◀le▶ plus parfait exemple ◀d’▶un vice fondamental ◀de▶ ◀la▶ pensée bourgeoise, vice qui ◀le▶ lie au monde ancien et ◀le▶ condamne à passer avec lui : il décrit ◀l’▶anarchie intime ◀de▶ ◀l’▶homme moderne avec ◀le▶ parti pris ◀de▶ ne jamais juger, avec ◀le▶ parti pris ◀de▶ n’en jamais avoir, qui est sans doute ◀le▶ pire des partis pris. ◀La▶ littérature romanesque décrit depuis cent ans nos mœurs et nos malheurs avec une croissante application à ◀la▶ stupidité, j’entends à ◀l’▶absence ◀de▶ jugement. S’il est un genre que nos critiques sont unanimes à condamner sans nul recours, c’est celui du roman à thèse. Méfiance significative ! ◀Les▶ thèses ◀de▶ Bourget ne valaient pas grand-chose : pauvre prétexte à n’en point chercher ◀de▶ meilleures. Ce n’est pas ◀l’▶échec ◀de▶ Bourget qui peut expliquer à lui seul un refus aussi opportun de la part de nos romanciers. ◀La▶ vérité, c’est que ◀la▶ bourgeoisie n’ose plus défendre ses vrais buts, et préfère parler ◀d’▶autre chose. Tous nos romans ne sont que diversions, idéalistes ou immoralistes, s’ils ne sont pas ◀les▶ descriptions désenchantées ◀d’▶une société en voie ◀de▶ dissolution atomique.
◀Les▶ civilisations conscientes ◀de▶ leur mission n’ont jamais craint ◀d’▶affirmer leur morale. Elles n’ont jamais pensé qu’une œuvre d’art perdrait ◀de▶ sa valeur à illustrer des « thèses », à développer des lieux communs puissants. Nous voyons ◀la▶ Russie contemporaine restaurer ◀le▶ pouvoir ◀de▶ ◀la▶ littérature sur ◀les▶ masses, parce qu’elle restaure une conscience commune. Nous voyons aussi ◀le▶ bourgeois s’émerveiller ◀de▶ ce rajeunissement. Craignons que ◀le▶ fascisme ne tire bénéfice, avant nous, ◀d’▶une faim trop facile à tromper. Il est bon, il est nécessaire que ◀la▶ littérature enseigne ◀le▶ public. Encore faut-il qu’elle enseigne assez haut. Pas trop haut — erreur romantique — ni trop bas — erreur soviétique. Mais bien à hauteur ◀d’▶homme, et c’est ◀la▶ vérité personnaliste.
Enseigner, c’est rappeler aux hommes ◀les▶ fins ◀de▶ leurs activités. C’est, pour un écrivain, ordonner ◀les▶ moyens ◀de▶ son art à ces fins. Il y faut bien autant ◀de▶ talent qu’en exige notre littérature, et quelques vertus ◀d’▶homme et ◀de▶ « penseur » en plus. J’indiquerai trois ◀de▶ ces vertus qui me paraissent fort peu de mode parmi nos scribes assis ou accroupis.
◀Le▶ respect ◀de▶ ◀la▶ culture, tout d’abord. Nos romanciers sont très mal cultivés. Ils influencent leurs lecteurs au hasard, aux hasards des passions du jour, sans soupçonner ◀les▶ conséquences, économiques ou religieuses, par exemple, des « idées » qu’ils mettent en action. ◀La▶ littérature nouvelle, couronnant un ordre nouveau, sera forcément plus soucieuse des échos qu’elle ébranle, mieux informée des problèmes qu’elle incarne, parce qu’elle tiendra ◀la▶ mesure ◀de▶ ◀l’▶humain et qu’elle créera dans ◀la▶ perspective commune.
Restaurer ◀le▶ prestige ◀de▶ ◀la▶ culture, cela ne va pas à ◀la▶ spéculation gratuite, dans un monde personnaliste. ◀Les▶ « idées pures » sont des cadavres ◀d’▶idées ; ◀les▶ idées vivantes sont des actes. Apprenons à penser en actes, c’est-à-dire à penser avec les mains, ou encore à ne rien penser qui n’engage en puissance notre être tout entier, corps et âme sans distinction. Apprenons à penser comme des hommes responsables, non plus comme des amuseurs ◀de▶ salon. Il y aurait quelque chose de nouveau dans ◀les▶ lettres si tous ◀les▶ essayistes étaient tenus à rendre un compte public des fins extrêmes qu’ils escomptent pour leurs spéculations ◀les▶ plus gratuites en apparence.
Enfin pour liquider l’une des dernières « valeurs » du romantisme, je proposerais ◀d’▶ériger en vertu ◀le▶ mépris ◀d’▶une certaine originalité ◀de▶ forme. ◀Le▶ raffinement des moyens artistiques est toujours un assez mauvais signe dans une société décadente. Il est poussé à ◀la▶ manie par ◀les▶ suiveurs des maîtres ◀d’▶après-guerre. ◀Les▶ mauvais écrivains ◀d’▶aujourd’hui ne valent rien humainement. Ils ne font que copier ◀les▶ vices des meilleurs. ◀Les▶ plus primaires sont ◀les▶ moins spontanés. Partout, ◀les▶ artifices formels obscurcissent ou trahissent ◀les▶ buts ◀de▶ ◀l’▶écrivain et ◀le▶ séparent ◀de▶ ◀l’▶humanité. Une littérature personnaliste rétablira ◀la▶ hiérarchie, rendra aux moyens ◀d’▶expression leur importance ◀de▶ moyens. ◀La▶ personne est toujours originale quand elle est. Son seul souci est ◀d’▶être, ◀le▶ plus fidèlement. C’est à partir ◀d’▶elle seule qu’un art original se développera naturellement en un art communautaire, et que ◀les▶ moindres œuvres, traduisant même sans talent ◀la▶ vocation authentique ◀d’▶un homme, prendront cette valeur humaine qu’ont ◀les▶ mémoires et « livres ◀de▶ raison » rédigés sans littérature.
Voilà qui est banal ? Je n’en suis pas fâché. Aucune révolution n’a jamais inventé ◀de▶ vertu réellement nouvelle. Mais toute révolution est d’abord un rappel à certaines vertus négligées. Une nouvelle insistance sur ◀la▶ définition ◀de▶ ◀l’▶homme. Une nouvelle discipline. Et une nouvelle aisance.