II.
Personne ou individu ?
(D’après une discussion)
Première question. — Vous parlez beaucoup de la▶ personne… ◀De▶ mon temps, nous disions : individu. ◀Les▶ termes changent, selon ◀le▶ cours des modes, mais ◀les▶ réalités morales demeurent et savent se faire entendre sans discontinuer par ◀les▶ générations successives. Leur voix immortelle se taira sans doute pour vous, quand vous ne serez plus ; mais c’est elle que vous entendez à présent, elle est immortelle malgré vous, elle s’en va et s’en ira toujours disant : individu ! Individu ! Je suis heureux ◀de▶ notre accord, malgré ◀les▶ mots, et je serais plus heureux encore si je vous entendais confirmer mon point de vue.
Réponse. — J’en suis fâché, mais ◀la▶ personne dont je parle n’a rien à voir avec ◀l’▶individu dont nous parlait ◀le▶ xixe ! ◀Le▶ langage courant confond volontiers individu et personne. Je ne pense pas qu’il y ait lieu ◀de▶ s’en féliciter, ni surtout ◀d’▶en conclure qu’entre individualistes et personnalistes, ◀la▶ différence est purement verbale.
Reprenons ◀l’▶origine des termes. ◀L’▶individu est défini par rapport à ◀l’▶ensemble, à ◀l’▶espèce16. Il est une partie ◀d’▶un tout : mais alors c’est ◀le▶ tout qui est donné d’abord, et c’est cela qu’il faut bien retenir. ◀La▶ logique nous enseigne que ◀la▶ partie n’est pas plus grande que ◀le▶ tout. Ce qui revient à dire, sur le plan politique, que ◀les▶ droits ◀de▶ ◀l’▶État priment ceux du citoyen. Voilà ce qui découle normalement ◀de▶ ◀la▶ définition courante ◀de▶ ◀l’▶individu. Dans ces conditions, ◀l’▶individualisme libéral n’est pas justifié, et ◀les▶ individualistes à ◀la▶ mode du xixe siècle font figure ◀de▶ révoltés non seulement contre ◀l’▶État, mais aussi contre ◀la▶ définition même ◀de▶ ◀l’▶individu, et, en fin de compte, contre ◀la▶ raison, — dont ils aiment pourtant à se réclamer par ailleurs. ◀La▶ conséquence logique ◀de▶ ◀l’▶individu, c’est ◀l’▶étatisme, ◀le▶ fascisme ou ◀la▶ dictature stalinienne. Tel est ◀le▶ paradoxe malheureux ◀de▶ ◀la▶ démocratie laïque. ◀L’▶individu au nom duquel légiféra ◀la▶ Convention n’était en somme défini que par des droits — et par des droits tout relatifs à ◀l’▶ensemble dont il dérivait. Il était donc fatal que ◀le▶ conflit individu-État fût résolu au profit du plus grand des deux et aboutît à une espèce ◀d’▶abdication logique des doctrines libérales. Laissons aux communistes ◀le▶ soin ◀de▶ s’en réjouir.
Si maintenant nous définissons ◀la▶ personne comme une vocation créatrice, ◀la▶ situation se renverse. ◀La▶ vocation ◀d’▶un homme n’est pas un droit pour lui, mais une charge ; disons plus : elle est sa véritable raison ◀d’▶être. Il apparaît dès lors à ◀l’▶évidence que ◀le▶ bien ◀de▶ ◀l’▶ensemble ne peut exister qu’à partir du bien ◀de▶ chaque personne. ◀Le▶ bien ◀de▶ ◀l’▶ensemble est comme une extension normale du bien particulier. ◀La▶ personne est première ou n’est pas.
Cela revient à dire, sur le plan politique, que ◀l’▶État n’est rien ◀d’▶autre qu’une machine destinée à subvenir à ◀l’▶entretien des personnes. Privé ◀de▶ toute dignité mystique, il doit devenir un simple organe ◀d’▶économie et ◀de▶ distribution des tâches serviles et mécaniques, ou bien encore, une administration, dotée ◀d’▶une police minime.
Une autre conséquence politique du personnalisme, qui marque bien ◀l’▶opposition ◀de▶ ce système à ceux qu’on a fondés sur ◀l’▶individu libéral, c’est ◀le▶ fédéralisme. ◀L’▶individu étant conçu par ◀les▶ juristes à partir de ◀l’▶ensemble, ses droits dépendent, en pratique, du bon plaisir ◀de▶ ◀l’▶État. Tout au contraire, des lois fondées sur ◀la▶ personne sont obligées ◀de▶ tenir compte en premier lieu des diversités personnelles, puis locales, puis régionales… On pourrait dire, ◀d’▶une manière un peu paradoxale, que ces lois perdent en puissance à mesure qu’elles gagnent en généralité. À mesure qu’elles s’éloignent du foyer vivant. Mais, ◀de▶ ◀la▶ sorte, ◀le▶ centre du pouvoir n’est pas dans ◀les▶ bureaux ◀d’▶État, il reste dans ◀l’▶activité réelle ◀de▶ chaque personne, au sein de groupes ◀d’▶autant plus forts qu’ils sont moins étendus.
Peut-être ces exemples politiques seront-ils plus probants que ◀les▶ définitions ◀d’▶un philosophe ? Je tiens à marquer toutefois qu’ils ne sont pas sans justifications philosophiques, voire même théologiques… mais nous en parlerons une autre fois.
Autre question. — Qu’est-ce que cela signifie : « Fonder ◀les▶ lois sur ◀la▶ personne » ? Vous dites que personne égale vocation. Admettons. Mais vous trouverez un très grand nombre ◀d’▶hommes qui vous diront : je ne me sens pas ◀de▶ vocation, il est probable que je n’en ai pas, je ne sais pas très bien ce que c’est qu’une vocation. D’autres confondront vocation et profession, et vous diront : ma vocation, c’est ◀d’▶être gangster. Encore une fois, que signifierait pour tous ces gens votre expression : fonder ◀la▶ loi sur ◀la▶ personne ? Vous voyez ◀les▶ absurdités qu’on peut en tirer ! Il me semble qu’il y a là une très grosse difficulté dans votre système.
Réponse. — Je ne ◀le▶ nie pas un instant. Tout système comporte en réalité une difficulté ◀de▶ ce genre. ◀Le▶ plus souvent, on ◀la▶ passe sous silence, et ◀le▶ système s’établit sur une équivoque fondamentale. C’est ◀le▶ cas ◀de▶ ◀la▶ démocratie libérale ; elle est fondée sur une notion ◀de▶ ◀l’▶individu qui défie ◀l’▶expérience et ◀la▶ réalité humaine. Elle a pourtant duré un siècle, et dure encore… Et ◀le▶ capitalisme ! Son unique justification humaine reposerait dans ◀la▶ maxime : ◀l’▶argent fait ◀le▶ bonheur, — si par malheur cette maxime n’était fausse.
Ceci dit, ◀la▶ difficulté du personnalisme subsiste. Il y a très peu de personnes, et c’est pourtant sur elles qu’on veut fonder ◀l’▶ordre public.
Mais ce peu de personnes existantes, n’est-ce pas déjà un avantage sur ◀l’▶individualisme qui serait en peine ◀de▶ montrer un seul individu réel, ◀l’▶individu des droits de l’homme n’étant rien qu’un concept juridique.
Il y a peu de personnes. Qu’est-ce que cela signifie ? Qu’il y a peu ◀d’▶hommes qui acceptent ◀les▶ charges ◀de▶ leur vocation. Mais, ici, faisons deux remarques :
1° ◀La▶ vocation n’est pas un choix ◀de▶ ◀l’▶homme. On ne saurait proprement parler du choix ◀d’▶une vocation. ◀La▶ vocation est un appel, une mission confiée à un homme, — une parole que Dieu lui adresse. Nous en avons ◀le▶ type ◀le▶ plus pur dans ◀la▶ vocation des prophètes. Tout homme peut recevoir une vocation, où qu’il se trouve, quelles que soient ses capacités. Pour l’un, ce sera quelque chose ◀de▶ très modeste : se marier, persévérer dans une tâche entreprise, refuser telle compromission. Pour l’autre, ◀la▶ vocation sera comme une puissance qui fond sur lui, puissance trop forte pour ses forces, et qui ◀l’▶entraînera dans une aventure impossible, peut-être même mortelle. Dans tous ◀les▶ cas, ◀la▶ vocation est une mission qui vient de ◀l’▶extérieur, qui est d’abord tout objective, mais qu’il faut aussitôt s’approprier. Une fois que ◀l’▶homme se ◀l’▶est appropriée, il découvre que son vrai moi réside dans ◀l’▶exercice ◀de▶ cette vocation. ◀L’▶exercice ◀de▶ sa vocation figure désormais sa liberté concrète et c’est cela qu’il doit défendre contre ◀l’▶empiètement des lois trop générales.
2° Mais on me dira que ◀la▶ vocation ainsi comprise est une réalité chrétienne, qui n’a pas ◀de▶ sens pour ◀l’▶incroyant. Je ne puis ◀l’▶accorder sans ◀de▶ fortes réserves. ◀L’▶Évangile nous apprend que Dieu s’adresse à tous ◀les▶ hommes, croyants ou non. Je pense que beaucoup ◀d’▶incroyants acceptent cet appel, obscurément — inconsciemment, diraient ◀les▶ psychologues — dans ◀la▶ mesure où ils agissent sous ◀l’▶impulsion ◀d’▶un absolu17. Je connais plusieurs incroyants qui croient très fermement à ◀la▶ mission ◀de▶ leur vie : ils ◀l’▶appellent leur dignité. Ils savent que c’est là ce qu’ils ont en eux de plus humain. Il arrive qu’ils se sacrifient à ◀la▶ tâche qui leur est assignée par une force pour eux insondable, et qu’ils ne sauraient qualifier.
Si quelqu’un vient dire maintenant : je ne sais pas quelle est ma vocation, je serai tenté ◀de▶ lui répondre qu’une ignorance ◀de▶ cet ordre est bien plutôt une espèce ◀de▶ refus… À chacun ◀de▶ s’examiner et ◀d’▶éprouver son courage « personnel ».
Il y a très peu de personnes. Mais ◀la▶ personne c’est ◀l’▶humain par excellence. Fonder ◀les▶ lois sur ◀la▶ personne, c’est assurer ◀la▶ liberté ◀d’▶action des hommes ◀les▶ plus humains, ◀les▶ plus capables par là même ◀de▶ travailler au bien ◀de▶ tous. C’est, pratiquement, prévoir et respecter ◀les▶ différences, ◀les▶ particularités concrètes. Ou encore : assurer leur libre jeu. C’est peut-être, en dernier ressort, remettre ◀le▶ pouvoir à quelques-uns… Mais ◀le▶ seul mot ◀d’▶oligarchie introduit tant de confusions qu’il vaut mieux ◀l’▶éviter ici. ◀D’▶autant plus qu’on pourrait aussi bien parler ◀d’▶une démocratie minimum, exercée par quelques personnes en vue ◀d’▶atteindre un maximum.
Troisième question. — Il y a dans votre position personnaliste un danger bien plus grand que celui ◀de▶ ◀l’▶oligarchie. C’est celui ◀de▶ ◀l’▶anarchie. ◀La▶ vocation telle que ◀l’▶entendent ◀les▶ chrétiens est imprévisible. Or ◀les▶ lois ont pour utilité principale ◀de▶ prévoir. Il y a là une opposition ◀de▶ principe qui me paraît irréductible. Si chacun prétend suivre sa vocation, ◀les▶ lois, si détaillées et si particulières qu’elles soient, deviennent forcément inopérantes.
Réponse. — ◀La▶ force ◀de▶ cette objection réside dans une vue rationaliste du monde. Dans ◀la▶ réalité, nous voyons au contraire que ◀les▶ vocations reçues s’insèrent naturellement dans ◀le▶ concret ◀de▶ ◀la▶ vie, et revêtent par là même une espèce ◀de▶… régularité. ◀L’▶Esprit souffle où il veut, c’est vrai. Mais ◀la▶ vocation est avant tout incarnation ◀de▶ ◀l’▶Esprit. Et ◀l’▶incarnation est soumise aux nécessités ◀de▶ ◀la▶ « chair », qui ne sont pas variées à ◀l’▶infini.
D’autre part, on peut renverser ◀l’▶objection. ◀Les▶ lois rigides, rationnelles et générales, ne sont pas celles qui assurent ◀l’▶ordre ◀le▶ plus vivant. Ne nous laissons pas envoûter par ◀l’▶exemple des dictatures ! ◀L’▶ordre extérieur imposé par ◀l’▶État, au moyen des violences qu’on sait, peut très bien n’être que ◀la▶ fixation brutale ◀d’▶un désordre réel. Cet ordre reste à ◀la▶ merci ◀de▶ ◀la▶ révolte suffisamment violente ◀de▶ quelques vocations, ◀de▶ quelques « personnalités » qui ne peuvent plus, à un moment donné, ◀le▶ supporter. Au contraire, des lois souples, laissant à ◀l’▶activité des personnes un certain jeu, supportent beaucoup plus facilement ◀l’▶irruption ◀de▶ ◀l’▶imprévisible, et ◀la▶ prévoient en quelque sorte. C’est ainsi que ◀les▶ lois anglaises, notablement personnalistes, s’accommodent assez aisément ◀de▶ ◀l’▶objection ◀de▶ conscience, alors que ◀les▶ lois rationnelles ◀de▶ ◀l’▶État français transforment aussitôt cette objection ◀de▶ conscience en un péril pour ◀la▶ défense nationale et ◀l’▶ordre public.
Quatrième question. — ◀Les▶ personnalistes se réclament volontiers ◀de▶ ◀l’▶esprit. Ils revendiquent ◀la▶ primauté du spirituel, reprenant ◀l’▶expression lancée par M. Jacques Maritain. Mais ◀le▶ spirituel auquel songeait ◀le▶ philosophe thomiste est très bien défini : c’est ◀le▶ pouvoir du pape ; c’est celui qui réside, comme disait Bernanos, en ◀l’▶hôtel ◀de▶ ◀la▶ nonciature. Je ne crois pas que ◀les▶ personnalistes puissent se targuer ◀d’▶un « esprit » aussi rigoureusement administré et contrôlé. Je crains alors que leur « esprit » ne soit qu’une forme ◀de▶ ◀l’▶esprit bourgeois, une dernière survivance du spiritualisme, ◀de▶ ◀la▶ « belle âme », et, pour tout dire, ◀de▶ ◀l’▶hypocrisie ◀de▶ ◀la▶ classe possédante. Ils célèbrent ◀l’▶esprit pour endormir ◀le▶ peuple, et, pendant ce temps, ils ◀l’▶exploitent jusqu’aux moelles !
Réponse. — Je ne crois pas à un esprit organisé par ◀le▶ soin des hommes. ◀L’▶Esprit souffle où il veut, nul ne sait où il va. Mais c’est Dieu qui nous dit cela, par ◀la▶ Bible. Nous ne ◀l’▶aurions pas trouvé par nos observations. En fait, ◀l’▶homme naturel ne connaît pas ◀l’▶Esprit, ◀le▶ seul auquel je croie, qui est ◀le▶ Saint-Esprit. ◀L’▶homme naturel ne connaît que ◀la▶ « chair » selon ◀l’▶expression ◀de▶ ◀l’▶Apôtre. Cette « chair » signifie aussi bien ◀la▶ raison et ◀l’▶intelligence que ◀le▶ corps et ◀les▶ passions. ◀L’▶Esprit auquel je crois est justement celui que ◀l’▶homme ne peut connaître, sinon en lui obéissant. C’est ◀l’▶Esprit qu’il ne peut connaître que lorsqu’il en reçoit un ordre, une vocation, et qu’il exécute cet ordre18.
◀L’▶Esprit souffle où il veut. Mais lorsqu’il parle à l’un ◀de▶ nous, et que celui qui ◀le▶ reçoit dans cette parole croit en lui, il se passe quelque chose, on peut voir quelque chose. Je dis donc que ◀l’▶Esprit n’est rien ◀d’▶autre pour nous qu’un acte, et un acte ◀d’▶obéissance. Cet acte justement qui fonde notre personne.
◀La▶ primauté du spirituel, c’est pratiquement ◀la▶ primauté ◀de▶ ◀la▶ personne.
◀La▶ primauté ◀de▶ ◀la▶ personne, voilà ◀la▶ définition ◀de▶ ◀la▶ seule autorité réelle, rayonnante, et qui ne se fonde pas sur ◀la▶ contrainte matérielle, mais sur ◀le▶ pouvoir créateur, ordonnateur. ◀L’▶Esprit dont nous parlons n’est pas une espèce ◀de▶ fluide très subtil, ◀d’▶autant plus respectable qu’il serait plus invisible. Et ce n’est pas non plus ◀l’▶intelligence, ni ◀la▶ pensée, ni ◀les▶ fameuses « valeurs spirituelles » dont ◀le▶ xixe siècle a fait une véritable inflation. Mais c’est ◀l’▶Esprit qui vient s’incarner parmi nous. ◀L’▶Esprit est autorité, disait Rimbaud. Ou il n’est rien.