XIII.
Triomphe de▶ ◀la▶ Personne
(Aphorismes)
Doctrines et passions
Je parle, dans ce livre, ◀de▶ philosophie politique et ◀de▶ doctrines sociales ; cela paraîtra sans doute un comble ◀d’▶ingénuité ou ◀d’▶ironie — au choix — à toutes ◀les▶ personnes averties ◀de▶ ◀l’▶état politique ◀de▶ ◀l’▶Europe ; cela ne paraîtra pas même un comble, mais sera tenu pour un rien et moins encore par ◀les▶ politiciens « réalistes ». Voilà pour ◀l’▶utilité immédiate ◀de▶ ce recueil.
Comment ! me disent ◀les▶ politiciens, comment ne voyez-vous pas que c’est perdre son temps que ◀de▶ raisonner sur des réalités irrationnelles ? Qu’est-ce qui conduit ◀les▶ peuples ? ◀Les▶ intérêts et ◀les▶ passions. ◀La▶ politique que vous définissez ne sert ni ◀les▶ uns ni ◀les▶ autres. Elle prétend agir à l’encontre ◀de▶ toute notre expérience électorale. — C’est bien cela. — Mais alors vous n’êtes rien ! Des artistes, des philosophes, des esthètes ! Des philanthropes ! — Je suis d’accord, sauf pour esthètes. Je vois comme vous, d’autre part, que ◀les▶ peuples n’entendent rien à leurs intérêts véritables, et que ◀les▶ tyrannies ◀les▶ plus absurdes ont seules ◀la▶ vertu ◀d’▶exciter ◀l’▶enthousiasme. Mais vous êtes moins réalistes que vous ne croyez. Il y a par exemple une chose qui vous échappe : c’est que vos « réalismes » n’ont pas plus ◀d’▶effet, pratiquement, que nos « utopies ». Ou sinon je devrais vous rendre responsables ◀de▶ ◀la▶ crise actuelle ? Mais tranquillisez-vous, je n’y songe pas. ◀La▶ crise a des raisons que votre gros bon sens pratique ne connaît pas, et que ◀le▶ peuple ignore davantage s’il se peut. ◀Le▶ monde actuel est né ◀d’▶une révolution. Cette révolution n’a pas été sans théories. Vous savez bien utiliser dans vos discours Machiavel ou Rousseau, Robespierre ou Proudhon, Marx, Sorel ou Maurras, voire Guesde et Jaurès. Leurs doctrines sont passées dans ◀les▶ mœurs, c’est pourquoi vous pensez qu’elles n’étaient pas « philosophiques » au même titre que les nôtres. Nous revenons à ces doctrines pour ◀les▶ combattre ou pour ◀les▶ rénover. Ce que des hommes ont fait, d’autres hommes peuvent ◀le▶ défaire ou ◀le▶ refaire. Mais votre « réalisme » voudrait simplement que ◀l’▶homme s’arrête ◀de▶ penser, et crie avec ◀les▶ loups. ◀Le▶ « réalisme » ainsi conçu et certaine naïveté primaire n’auraient-ils pas quelque chose en commun ? Vous voulez seulement « réussir », mais vous ne voulez pas qu’on vous demande « à quoi ». C’est peut-être pourquoi vous ratez ?
Faire quelque chose, pratiquement !
Quand on se meut dans ◀l’▶ordre des vérités qui ne dépendent pas du rendement électoral, et qui sont justement ◀les▶ plus concrètes, ◀les▶ modernes, qu’il faut plaindre, disent et croient presque qu’on est inefficace. Ils ne veulent pas qu’on parle ◀de▶ ce qui vit, ◀de▶ ce qu’ils vivent. (C’est trop pauvre, peut-être, à leurs yeux.) Mais qu’on parle ◀de▶ ce dont ils parlent : en termes d’affiches électorales, ◀d’▶éditoriaux ◀de▶ ◀l’▶Ami du Peuple, ◀de▶ « justifications » aux congrès radicaux : voilà qui est pratique, c’est-à-dire électoral. « Vous critiquez, c’est bien facile et jeune. Qu’avez-vous à mettre à ◀la▶ place ? — Ceci, et cela, pour telles raisons déduites ◀de▶ ◀la▶ nature des choses et du destin ◀de▶ ◀l’▶homme. — Utopie ! Utopie ! Voyez-vous, je préfère encore Léon Blum, parce que lui, tout au moins, il fait quelque chose. — Que fait-il ? — Il est dans ◀l’▶action politique, dans ◀la▶ lutte… — Dans ◀la▶ lutte électorale ? — Dans ◀la▶ réalité pratique ! — Dans ◀la▶ réalité électorale ? — Ah ! Vous n’êtes que des intellectuels ! »
Cela signifie : vous cherchez ◀la▶ vérité politique, et nous, nous voulons des discours, du « pratique », c’est-à-dire quelque chose ◀d’▶électoral.
Être « objectif »
Dans nos plans, nous parlons des choses, ◀de▶ leur nature et ◀de▶ leurs lois, ◀de▶ leur production, répartition et usage humain, et nous en parlons objectivement, mais non sans parti pris. Et voilà qui paraît à beaucoup un paradoxe bien irritant. ◀Le▶ parti pris que nous affirmons est bien connu : il n’en est pas de plus simpliste. Nous ramenons tout à ◀l’▶homme et à ses intérêts humains. Quel homme ? ◀Le▶ meilleur ? Non, ◀l’▶homme qui agit autrement qu’une bête brute, et qui pourtant ne se croit pas un ange. Quels intérêts ? ◀Les▶ plus « élevés » ? Non point, mais ◀les▶ plus dignes ◀d’▶être revendiqués par ◀l’▶homme responsable ◀de▶ son activité : ce sont ◀les▶ intérêts ◀de▶ son métier, ◀de▶ son ménage, ◀de▶ sa terre ; enfin ceux ◀de▶ son œuvre. Nous parlons humainement des choses ◀les▶ plus pratiques…
Mais eux, ils veulent ◀de▶ ◀la▶ mystique, des discours et des revendications « excitantes ». Toute ◀la▶ politique qu’on leur sert, ◀de▶ Doumergue à Cachin, est romantisme. C’est parce que nous sommes objectifs qu’ils se méfient ; c’est parce qu’ils se méfient qu’ils nous traitent ◀d’▶utopistes et ◀de▶ gens peu pratiques. Ils répètent au hasard ◀les▶ vocables que ◀l’▶école primaire leur a mis dans ◀la▶ tête. — Problème ◀d’▶éducation civique.
Incertitude essentielle ◀de▶ toute considération politique
◀Les▶ fins qu’on veut atteindre par ◀l’▶action politique peuvent être clairement définies, mais elles restent diverses et incommensurables entre elles : ici matérielles, là culturelles ; ici sentimentales, là techniques ; ici raisonnables, là intéressées. Bien plus, chez un même homme, ou dans un même parti, on trouve des revendications contradictoires : ◀le▶ réactionnaire allègue ◀la▶ défense des intérêts ◀d’▶une civilisation, ce qui peut apparaître « spirituel », mais il se trouve qu’à ses yeux ◀les▶ intérêts ◀de▶ ◀la▶ civilisation se confondent avec ceux ◀de▶ ◀la▶ classe possédante, qui sont franchement matériels. ◀Le▶ communiste affirme : économique d’abord ! mais c’est, dit-il, pour préparer une renaissance spirituelle, dont ◀le▶ présent état social ne permet pas ◀de▶ prévoir ◀la▶ nature. Et je ne donne ici que deux exemples extrêmes, c’est-à-dire simplifiés à ◀l’▶extrême. Une seule chose paraît claire : il y a des gens qui ont ◀de▶ quoi vivre, et d’autres qui n’ont pas ◀de▶ quoi. Mais cette distinction « matérielle » ne se confond nullement avec ◀la▶ distinction politique droite-gauche. Chacun sait qu’il ne suffit pas ◀d’▶être ruiné pour devenir marxiste, et qu’on peut posséder une auto et ne pas voter pour Tardieu. Il faut donc bien admettre que ◀les▶ facteurs « matériels » sont singulièrement troublés par des facteurs « spirituels », et même que tout ◀le▶ trouble vient de là. ◀L’▶économie purement matérialiste serait simple, mais elle n’existe pas, à cause de ◀l’▶« esprit ».
C’est donc par ◀les▶ facteurs spirituels qu’il nous faut commencer ◀la▶ mise en ordre du monde moderne. Importance ◀d’▶une définition ◀de▶ ◀la▶ personne. Toute ◀la▶ tactique ◀de▶ notre révolution en dépend.
Humilité du spirituel
◀Les▶ revues bien-pensantes ont trop vanté ◀la▶ primauté du spirituel pour qu’il s’agisse encore, pour elles, ◀d’▶un spirituel vraiment vivant. ◀Le▶ spirituel dont je me réclame a sa réalité dans ◀l’▶ordre évangélique. Que dit donc ◀l’▶Évangile ? « Les premiers seront ◀les▶ derniers », c’est-à-dire : ce que ◀l’▶homme place au premier rang ◀d’▶un « ordre » humain et rien qu’humain sera au dernier rang ◀de▶ ◀l’▶ordre spirituel, que Dieu ordonne. Et encore : ◀le▶ plus grand est celui qui s’abaisse à servir ◀les▶ plus humbles dans leur abaissement. C’est cela qu’on perd ◀de▶ vue lorsqu’on réclame pour ◀le▶ spirituel une primauté ◀de▶ droit plutôt que ◀de▶ service. On voudrait que ◀le▶ spirituel soit honoré comme souverain ◀d’▶une hiérarchie intangible, et ◀l’▶on oublie qu’un souverain, fût-il ◀de▶ droit divin — et peut-être surtout dans ce cas —, ne saurait fonder son pouvoir que sur ◀l’▶exercice fidèle ◀de▶ sa charge. Or, ◀l’▶exercice du pouvoir spirituel nous est prescrit, par ◀l’▶Évangile, comme un service dans ◀l’▶abaissement.
◀La▶ primauté du spirituel n’est donc active et justifiée que pour autant que ◀la▶ personne se met au service du prochain. Elle n’est pas une « valeur », mais un acte. Et cet acte n’a lieu que dans ◀l’▶humilité. Voilà ce qu’il faut savoir, avant de revendiquer ◀la▶ primauté du spirituel.
« Calligraphie politique »
◀Les▶ fascistes, lorsqu’ils critiquent ◀les▶ plans sociaux des groupes personnalistes, ont coutume ◀de▶ ◀les▶ ranger sous une rubrique dont ◀le▶ titre me plaît : Calligrafia politica.
C’est très bien ◀de▶ se moquer des calligraphes. Mais ce sont eux qui nous apprennent à écrire, qui nous donnent ◀les▶ modèles, qui prévoient ◀les▶ déformations nécessaires ◀de▶ ◀l’▶écriture courante.
Il y a des gens qui estiment que ◀la▶ « pratique » étant très infidèle aux théories, on aurait pu tout aussi bien se passer des théoriciens… « Nous avons ◀les▶ locomotives, à quoi sert Stephenson ? » « Nous avons ◀l’▶URSS, à quoi sert Marx ? »…
◀Le▶ peuple souverain
On devrait dire : ◀le▶ peuple tyran. Jamais souverain ne fut à ce degré jaloux ◀de▶ son aveuglement, impatient à l’égard de qui veut ◀l’▶éclairer, cruel et méprisant pour ◀les▶ sages et ◀les▶ faibles. Qui donc oserait ◀le▶ blâmer publiquement ? Qui donc oserait encourir ◀la▶ disgrâce ◀de▶ ◀l’▶Opinion, comme Fénelon avait encouru celle du Roi ? Qui donc oserait, comme cet évêque, s’adressant à Louis XIV, c’est-à-dire à ◀l’▶État personnifié, lui déclarer sans artifices ◀de▶ langage : « Voilà, Sire, ◀l’▶état où vous êtes ! »
Personne ne tente plus ◀de▶ délivrer ◀le▶ peuple souverain ◀de▶ ses flatteurs. Il se trouve au contraire des centaines ◀de▶ Marat pour lui dire qu’il a raison toujours ; des centaines ◀de▶ petits Robespierre pour lui dire qu’il est infaillible ; et pour gouverner à sa place, sans raison et sans loyauté, mais dans ◀la▶ tolérance qu’on accorde aux flatteurs.
◀Le▶ plus beau ◀de▶ ◀l’▶affaire, c’est qu’un homme qui voudrait témoigner par des actes ◀de▶ son amour réel, ◀de▶ sa pitié pour ◀le▶ peuple trompé, passerait infailliblement pour ◀le▶ plus grand « ennemi du peuple » — sur ◀les▶ affiches électorales.
◀La▶ seule opposition sérieuse
◀La▶ violence ◀de▶ leurs écrits s’accroît, ◀l’▶aigreur des polémiques s’accroît, ◀les▶ revues littéraires deviennent des tribunes libres où s’expriment ◀les▶ tendances ◀les▶ plus radicalement opposées… Libéralisme pas mort.
J’habite loin de Paris, et ◀les▶ nouvelles du monde des lettres, qui me parviennent, me paraissent ◀de▶ jour en jour plus absurdes. Ils ont perdu ◀la▶ tête, me dis-je. Pourtant non, je n’apprends ◀d’▶aucun d’entre eux qu’il ait commis ◀la▶ plus minime folie. Beaucoup « adhèrent » au communisme, aucun ne renonce à son argent. Beaucoup proclament ◀la▶ faillite ◀de▶ ◀la▶ culture bourgeoise, aucun ne renonce à y faire figure honorable. Aucun ne rompt, aucun ne risque, tous abondent en justifications éloquentes. Justification ◀de▶ leurs actes ? Non. Justifications ◀de▶ leurs intentions, ◀de▶ leurs revirements intérieurs, ◀de▶ leurs anxiétés intérieures, ◀de▶ leurs préférences individuelles, ◀de▶ leurs virtualités imaginées. Est-ce que peut-être ils ne croient pas plus que ça à ce qu’ils disent ? Je ne mets pas en cause leur sincérité, je ne parle que ◀de▶ ce qui est contrôlable. « Si c’était vrai, ça se verrait », dit ◀le▶ peuple.
N’oublions pas que ◀l’▶intellectuel ◀d’▶aujourd’hui est avant tout un incroyant. Il n’y a donc pas lieu ◀de▶ s’agiter. Je me méfie toujours des théories ◀d’▶action que proposent ◀les▶ incroyants. Benda est plus honnête, dans sa théorie ◀de▶ ◀l’▶inaction. Tous ◀les▶ autres calculent, jusque dans leur désir ◀de▶ scandaliser ◀le▶ bourgeois.
Il n’y a qu’une façon réelle ◀de▶ mettre ◀les▶ pieds dans ◀le▶ plat : c’est ◀de▶ croire. Il n’y a qu’une façon réelle ◀de▶ croire : c’est ◀d’▶agir. Mais duquel ◀de▶ nos coryphées du marxisme apprenons-nous qu’il conforme sa vie à ses récentes opinions ? Allons, ils ne sont pas sérieux. Un chrétien a ◀le▶ droit ◀de▶ faire cette observation simpliste, qui soulève généralement ◀la▶ méfiance unanime, et que ◀l’▶on considère comme une tricherie. Et pourquoi ◀le▶ chrétien a-t-il ce droit ? Parce qu’il est plus actif que ◀les▶ autres ? Non, hélas ! Mais parce que, en tant que chrétien, il accepte qu’on lui retourne ◀le▶ reproche. Il accepte, en vertu même ◀de▶ sa foi, qu’on ◀le▶ condamne ; alors que tous ◀les▶ autres veulent se justifier.
En vérité, riches et pauvres s’entendent fort bien sur deux points fondamentaux : ils croient à ◀l’▶argent et haïssent celui qui croit en Dieu. Voilà ◀la▶ seule opposition réelle, ◀la▶ seule qu’il y ait lieu ◀de▶ prendre au sérieux.
Autocritique
Qu’y a-t-il donc sous cette révolte qui élève en moi son cri contre ◀les▶ choses qui viennent à grands pas assurés, et qui sortent, dit-on, « fatalement » ◀de▶ nos ombres ? Je vois naître dans un lent cauchemar ◀la▶ Bête ◀de▶ ◀l’▶Apocalypse, ◀le▶ dieu glacé État qu’ils édifient pour ◀le▶ Grand Soir. Et cet éclat rougeâtre, hurlant, du crépuscule qui se prépare, c’est ◀l’▶Inauguration ◀de▶ ◀la▶ Statue du dieu au seuil ◀de▶ ◀la▶ nuit sans histoire où tous ◀les▶ hommes en rangs serrés sans fin marcheront sans repos, sans fatigue, dans ◀l’▶innombrable rumeur mécanique.
Je veux rester un homme ! Mais ne ◀le▶ suis-je pas par cette seule volonté ◀de▶ ◀l’▶être ? Il faut croire que non, et que je suis encore mal assuré dans ◀la▶ vérité que je sais.
Je voudrais un aveu plus profond.
Qu’est-ce qu’un homme ? J’ai dit : un risque personnel64. ◀Le▶ règne qu’ils préparent ne va-t-il point porter à notre audace un défi presque inespéré ? N’est-ce point là notre plus belle chance ◀de▶ grandeur ? Ils nous tueront ! ◀L’▶Idole est absolue. Et ce n’est pas cette mort-là qu’il nous faut craindre, mais bien plutôt que ◀les▶ autres ne meurent bassement ◀de▶ n’en pas mourir. Mais ◀d’▶où vient encore ◀la▶ révolte ?
Sinon ◀d’▶une peur ◀de▶ moi-même ? C’est qu’il m’arrive encore ◀de▶ me voir entraîné ce soir-là dans leurs rangs, serrant ◀les▶ coudes, entraîné par ◀l’▶ivresse ◀de▶ ◀la▶ fraternité indifférente et lâche.
Presque tous ◀les▶ hommes ont été tentés une fois au moins par presque tout ce qui peut tenter un homme. Et peut-être que tous ◀les▶ jeunes gens ◀de▶ ce temps sont tentés à la fois par ◀le▶ marxisme, ◀le▶ fascisme, et ◀le▶ libertinage bourgeois. Dans ◀la▶ révolte ◀de▶ ◀la▶ personne contre ◀l’▶État, il n’y a pas seulement ◀la▶ vision ◀d’▶un nouvel ordre et ◀d’▶une franchise plus énergique, il y a aussi une défense contre certaines complaisances intimes. Je ◀les▶ condamne ◀d’▶autant plus fort que je ◀les▶ comprends mieux, que je ◀les▶ comprends trop bien ! J’appelle au secours ◀de▶ ma foi cette Révolution qui me fortifiera contre moi-même. J’appelle ce témoignage irrévocable ◀de▶ ma force contre ma faiblesse.
Misère ◀de▶ ◀l’▶homme, qu’il ait besoin ◀de▶ fomenter contre lui-même ◀les▶ coups ◀de▶ force ◀de▶ ◀l’▶histoire !
Folies
J’ai parlé plusieurs fois ◀de▶ « folies » politiques. Ne ◀l’▶ai-je pas fait avec plus ◀d’▶indignation que ◀de▶ pitié ? ◀Les▶ hommes se traitent ◀de▶ fous par manière ◀d’▶injure. Mais ◀la▶ folie demande plutôt des soins que des injures. Cruauté ◀de▶ ◀la▶ politique : non point que ◀les▶ gens qui ◀la▶ font soient très méchants ; mais ils manquent ◀de▶ sérieux humain.
Anonymat
Ils ont un « front commun », mais ils n’ont plus ◀de▶ visages particuliers.
Deux mythes
◀Le▶ Bonheur est un mythe. C’est un état vaguement pressenti ◀de▶ réussite permanente, un ensemble ◀de▶ facilités matérielles, une assurance contre tous risques. On n’en peut rien dire ◀de▶ précis, sauf à tomber dans ◀la▶ trivialité (heureux ◀les▶ ventres pleins, etc.), car chacun sait que ◀l’▶état ◀de▶ bonheur est une chose trop fragile pour être définie et qui s’évanouit aussitôt qu’on ◀l’▶atteint. Vraiment, notre époque vit sur des données fragiles, éthérées ! ◀La▶ carotte qu’on fixe devant ◀le▶ nez ◀de▶ ◀l’▶âne a, sur ◀le▶ bonheur que poursuivent presque tous nos contemporains, ◀l’▶avantage ◀d’▶être comestible. ◀Le▶ mythe moderne du bonheur n’est qu’un reflet, et un reflet terrestre et trouble, ◀de▶ cette félicité promise à ceux qui auront gardé ◀la▶ foi. On a perdu ◀la▶ force ◀de▶ croire, mais on voudrait que ◀la▶ félicité subsiste. Bien plus, on ◀la▶ voudrait dès cette vie. Aussi bien n’en espère-t-on pas ◀d’▶autre.
◀L’▶Évangile ne parle jamais du bonheur65. Il indique à chaque homme sa vocation terrestre. Or une vocation, c’est avant tout une entreprise qui ne laisse aucune place au tourment ◀de▶ ◀la▶ recherche du bonheur.
Quant à ◀l’▶Égalité, chacun ◀le▶ sait, elle est surtout ◀la▶ revendication ◀de▶ ceux qui voudraient être un peu plus 66 qu’ils ne sont, et qui s’en trouvent empêchés soit par ◀la▶ condition dans laquelle ils sont nés, soit par ◀la▶ nature même ◀de▶ leurs aptitudes. C’est à la fois ◀le▶ plus insaisissable et ◀le▶ plus généralement révéré ◀de▶ nos mythes : personne encore n’a su ◀le▶ définir et fixer son niveau concret. ◀D’▶où sa vitalité et son pouvoir mystique.
On dit souvent (surtout ◀les▶ intellectuels ◀de▶ gauche) que ◀le▶ Français est « passionnément attaché à ◀l’▶égalité ». C’est inexact, parce qu’il n’y a aucune espèce ◀d’▶égalité en France, — en France moins que partout ailleurs. Il faudrait dire que ◀le▶ Français est passionnément attaché à ◀la▶ revendication ◀de▶ ◀l’▶égalité, et ◀d’▶autant plus passionnément que ses coutumes sociales sont plus tyranniquement hiérarchisées et honorées. ◀Le▶ Français est ◀l’▶être ◀le▶ plus « social » du monde. On ◀l’▶admet volontiers, mais il faut voir ce que cela signifie. Être social, dans ◀le▶ sens ◀de▶ sociable, c’est honorer ◀les▶ catégories et conventions sociales, ◀les▶ avantages, ◀les▶ commodités, ◀les▶ honneurs qui s’attachent au rang, au degré ◀de▶ fortune, à ◀la▶ charge, à ◀la▶ tradition, au nom, au métier. Tout cela est nécessaire, légitime jusqu’à un certain point. Tout cela est éminemment français. ◀L’▶Allemand par exemple enviera toujours ce sens fin et naturel qu’a tout Français pour ◀les▶ allusions, ◀les▶ tournures ◀de▶ langage convenues, ◀les▶ « façons » discrètes qui mettent ou qui remettent chacun à son rang. Et ◀le▶ Français veut bien se vanter ◀d’▶une telle finesse. Jusqu’au moment toutefois où il s’agit ◀de▶ confronter ses coutumes avec son idéal, car rien n’est plus contradictoire. ◀Le▶ Français moyen, né social, et décidé à ◀le▶ rester, a besoin ◀d’▶affirmer hautement qu’il est égalitaire. C’est à peine paradoxal, c’est assez normalement humain. Où ◀les▶ choses deviennent plus graves, c’est lorsqu’on se met à légiférer pratiquement sur ◀le▶ fondement ◀de▶ cette égalité abstraite. Car toutes ◀les▶ lois que ◀l’▶on édicte alors (égalité ◀de▶ droits) contredisent aux coutumes dont on vit (inégalité ◀de▶ fait). Et si, d’une part, elles satisfont aux exigences ◀de▶ ◀la▶ raison, ou à certaine idée ◀d’▶une « dignité » ◀de▶ ◀l’▶homme, d’autre part elles entravent ◀le▶ cours habituel ◀de▶ ◀la▶ vie. Elles créent une aigreur permanente, surtout sensible dans ◀la▶ petite bourgeoisie.
◀L’▶Évangile ne parle jamais ◀d’▶égalité. Il dit simplement que les premiers seront ◀les▶ derniers, et ◀les▶ derniers les premiers — dans ◀le▶ Royaume ◀de▶ Dieu. Il adresse à chaque homme une vocation : là s’arrête son égalitarisme. Car il n’y a pas ◀de▶ comparaison possible, pas ◀d’▶égalité humaine concevable entre deux vocations, une fois qu’elles sont reçues et qu’il s’agit ◀de▶ ◀les▶ réaliser.
Mais ◀les▶ hommes ont grand-peur ◀de▶ se « différencier » ◀de▶ cette façon. À cet égard, ◀l’▶égalitarisme moral a misé sur ◀la▶ lâcheté humaine. C’est ◀le▶ contraire ◀d’▶un idéal.
Perspectives (I)
Si ◀l’▶Amérique se soviétise à son tour, si ◀les▶ fascismes soumettent de plus en plus ◀la▶ personne à ◀la▶ culture nationale, celle-ci à ◀l’▶économie, et ◀l’▶économie à ◀l’▶État, et rejoignent ainsi ◀le▶ régime russe, si ◀le▶ monde entier d’ici vingt ans tombe sous ◀la▶ domination des compagnies ◀d’▶assurances étatisées, notre chance « personnaliste » reste entière. Ou plutôt elle cesse ◀d’▶être une chance pour devenir ◀la▶ seule chance humaine ◀de▶ ◀l’▶humain.
◀La▶ personne deviendra ◀la▶ revendication unique ◀d’▶un monde par ailleurs comblé ◀de▶ biens qu’il ne saura goûter.
◀Le▶ triomphe du personnalisme est aussi fatal que ◀la▶ continuation ◀de▶ ◀la▶ vie. Pas davantage. Qu’est-ce que ◀la▶ continuation ◀de▶ ◀la▶ vie ? C’est ◀la▶ renaissance permanente ◀d’▶une élite, aux dépens de laquelle vivent ◀les▶ hommes, et dont tout ◀le▶ plaisir, tout ◀l’▶honneur, toute ◀la▶ morale soient ◀de▶ faire vivre ceux-là mêmes qui lui refusent leur reconnaissance. (Mais si ◀la▶ vie s’arrête ? Si ◀les▶ hommes renoncent ? Si ◀le▶ confort moyen imposé par ◀l’▶État détend tous ◀les▶ ressorts ◀de▶ ◀la▶ création personnelle ? S’il n’y a plus ◀d’▶élite ? Il n’y aura plus personne pour s’en plaindre ; mais plus personne non plus pour rien connaître ◀de▶ ◀la▶ nature du litige humain. Nous mourrons ◀de▶ ◀la▶ mort des singes.)
Perspectives (II)
Avantage du personnalisme : il existe déjà chaque fois qu’un homme devient personnel. Si j’en crois au contraire ◀les▶ communistes orthodoxes, ◀le▶ mode de vie purement socialiste n’est pas encore imaginable. Il dépend ◀d’▶un ensemble économique qui n’a jamais été réalisé. Car ◀le▶ plan quinquennal n’est qu’une première transition.
◀L’▶avènement du régime idéal demandera des siècles ◀de▶ travail, ◀de▶ sacrifices et ◀de▶ police.
Nous connaissons une jeunesse ◀d’▶Europe qui n’a pas attendu pour vivre ◀la▶ permission du marxisme orthodoxe. Nous avons eu, depuis dix ans, comme une première vision ◀d’▶un style ◀de▶ vie personnaliste.
Cette jeunesse est pauvre par goût ◀de▶ ◀la▶ force et du risque. Elle rit bien. Elle n’a pas ce sérieux engourdi des gens qui font une carrière ou qui s’apprêtent à faire figure. Elle ne respecte pas ◀l’▶argent, elle ◀l’▶utilise quand il y en a. Elle n’est pas excitée, révoltée, ni droguée, elle ne croit plus à ◀la▶ vertu des « évasions ». Elle sait voyager à pied, camper, nager, vivre en communauté, aller en prison, se taire, négliger ◀les▶ précautions ◀d’▶usage, épouser par amour, faire scandale sans épiloguer, là où il faut, mépriser, admirer. ◀D’▶une manière générale, elle admire plutôt ◀les▶ « caractères » que ◀les▶ députés ou ◀les▶ littérateurs. Elle a plus ◀de▶ dureté et plus ◀de▶ chaleur ◀d’▶âme que ◀la▶ jeunesse bourgeoise ◀d’▶après-guerre. Elle ne va plus à ◀la▶ recherche du bonheur, elle ne s’efforce plus au désespoir. Elle veut connaître ce qui est. Surtout, elle prend ses responsabilités, et c’est cela qui est ◀le▶ plus nouveau et qui prouve qu’elle est en train de se créer un nouveau style ◀de▶ vie. Prendre ses responsabilités, c’est renoncer à justifier ses actes par ◀le▶ recours aux traditions ou à ◀la▶ révolte : c’est, au sens fort et littéral, s’autoriser dans ◀l’▶exercice ◀d’▶une vocation incomparable.
Un trait peut-être résume tous ◀les▶ autres : cette jeunesse reste sobre devant ◀la▶ mort, à ◀la▶ mesure ◀de▶ sa violence devant ◀la▶ vie. Sobre et prodigue.
Grattez un peu ◀le▶ conformisme politique, en Allemagne, en Russie, en Italie, vous retrouverez ce visage, cette allure, ce sentiment ◀de▶ ◀la▶ vie immédiate que vous voyez grandir dans ◀les▶ nouvelles générations ◀de▶ France et ◀d’▶Angleterre. Est-ce ◀l’▶avènement ◀d’▶un nouvel Ordre européen ?
Aventures ?
◀La▶ révolution n’est pas une aventure. Elle est ◀la▶ réalisation ◀d’▶une doctrine ◀de▶ ◀l’▶homme véritable. ◀La▶ révolution n’est pas un mythe, mais une action vigoureusement conditionnée par des buts humains définis. Si ces buts pouvaient être atteints sans nulle émeute, sans nul emploi ◀de▶ ◀la▶ violence, ◀la▶ révolution serait pure, — si pure qu’elle en deviendrait invisible et qu’on pourrait n’en point parler. Mais ◀les▶ puissances mauvaises résistent, elles veulent durer, elles se défendent par ◀la▶ force, et ce sont elles qui provoquent ◀les▶ désordres et peignent en rouge ◀la▶ révolution.
◀La▶ révolution est créatrice. Mais elle ne crée pas n’importe quoi, elle ne crée pas à ◀l’▶aventure. Elle veut créer ◀l’▶homme tel qu’il est. ◀L’▶homme n’est égal à son humanité totale que là où il se montre créateur ◀de▶ lui-même. Non, ce n’est point un « homme nouveau » que ◀la▶ révolution fait sortir ◀de▶ nos ombres, c’est un homme délivré, dénudé. Délivré ◀d’▶un régime qui ◀le▶ déshumanise, et dénudé ◀de▶ son hypocrisie bourgeoise.
Une révolution qui part à ◀l’▶aventure aboutit toujours au fascisme. Prenez garde aux littérateurs ! Prenez garde à tous ceux qui vous appellent au risque pour ◀le▶ risque ! ◀La▶ conclusion fatale ◀de▶ leur désespoir s’appelle toujours ◀l’▶État totalitaire.
Pessimisme actif
Quand on part pour une promenade ◀de▶ deux heures, on est fatigué au bout de la première heure.
Quand on part pour une course ◀de▶ dix-huit heures, on n’est fatigué que vers la cinquième heure. Vers la huitième heure, ◀la▶ fatigue s’étale, devient beaucoup moins sensible. ◀De▶ la huitième à la dixième heure, par exemple, elle est loin ◀d’▶augmenter autant que ◀de▶ la première à la deuxième heure ◀d’▶une promenade ◀de▶ deux heures.
Voilà qui est bien connu ◀de▶ tous ◀les▶ alpinistes et ◀de▶ tous ceux qui ont fait des voyages à pied. Cela ne peut pas être expliqué par ◀les▶ dispositions prises au départ, encore qu’elles jouent un certain rôle, mais non pas décisif. ◀Le▶ fait est que ◀la▶ course est un total indécomposable, et que ◀l’▶effort ◀le▶ mesure ◀d’▶avance et à chaque moment, comme tel, c’est-à-dire comme un tout. C’est donc ◀la▶ fin qui est décisive. (◀La▶ distance du but.)
Supposez maintenant qu’on vous dise : partez pour une course qui n’aura pas ◀de▶ fin, puisque vous devrez marcher jusqu’à votre mort, sans nul espoir ◀d’▶atteindre ◀le▶ but ! (Ce but étant caché dans ◀la▶ mort même.) ◀L’▶incroyant — celui qui ne croit pas au but — refusera ◀de▶ partir, ou tentera ◀de▶ se suicider. ◀Le▶ croyant au contraire trouvera des forces infinies dans ◀la▶ foi qu’il aura au but — au but caché derrière sa mort. Il marchera « à mort », portant en lui à chaque moment ◀la▶ mesure ◀d’▶un effort infini.