XIV.
Tactique personnaliste
Les▶ politiciens commettent une erreur que ◀l’▶on jugera bien étrange si ◀l’▶on y prête ◀la▶ moindre réflexion : ils tiennent ◀les▶ moyens ◀de▶ ◀l’▶action pour indépendants ◀de▶ ses fins.
Qu’ils soient ◀de▶ gauche, du centre ou ◀de▶ ◀la▶ droite, nous ◀les▶ voyons préconiser ◀les▶ mêmes formations ◀de▶ combat, exciter des passions sans rapport aux idéaux qu’il s’agit ◀d’▶imposer — et ce sont ◀les▶ mêmes passions —, discourir dans ◀les▶ mêmes lieux et prétendre aux faveurs du même « peuple » conventionnel. Nous ◀les▶ voyons utiliser ◀la▶ même tactique, pour des visées qui se voudraient antagonistes. C’est-à-dire, primo : que leurs fins ne justifient pas leurs moyens ; secundo : qu’ils se moquent ◀de▶ ces fins, quelles que soient, par ailleurs, leur conviction et leur sincérité.
Fondés sur cette erreur commune, ils nous reprochent ◀d’▶être sans « force » au service ◀de▶ nos vérités. (Ils disent alors : ◀de▶ nos rêveries.) Ils ne conçoivent en effet ◀d’▶autre force que ◀la▶ passion électorale.
Si nous briguions leurs avantages, nous serions plus nigauds encore qu’ils ne ◀le▶ croient ; mais, comme il s’agit ◀d’▶autre chose, comme il s’agit précisément pour nous ◀de▶ purifier ◀le▶ monde ◀de▶ leurs moyens et ◀de▶ leurs idéaux, cette critique qu’ils nous font est naïve.
Quand on travaille dans ◀le▶ médiocre, on aurait tort, évidemment, ◀de▶ raffiner sur ◀la▶ technique. ◀Les▶ moyens n’ont pas ◀d’▶importance quand ◀les▶ fins sont mal définies. Mais nous visons des buts bien définis : il ne faut pas épauler au hasard.
◀Le▶ grand problème ◀de▶ ◀la▶ pensée personnaliste est désormais ◀de▶ créer une tactique déduite ◀de▶ ◀la▶ nature ◀de▶ ◀la▶ personne en acte.
Pouvoir ◀de▶ ◀la▶ doctrine
Nous disons que ◀la▶ force, ◀l’▶autorité valable et ◀le▶ pouvoir sont ◀l’▶apanage ◀de▶ ◀la▶ personne, en fin de compte, et non du nombre. On s’imagine volontiers que ◀la▶ force, c’est ◀la▶ police, ◀l’▶armée et ◀la▶ colère des masses. Mais qui dirige ◀la▶ police, qui rassemble une armée, qui ◀la▶ paye ? Qui excite et ordonne ◀la▶ révolte des masses ? C’est toujours un pouvoir personnel, c’est toujours une personne, des personnes animées par une certitude qui est ◀de▶ ◀l’▶ordre du spirituel. Que ce spirituel-là vienne à faiblir, à douter ◀de▶ lui-même, ◀l’▶armée n’est plus une arme entre ◀les▶ mains des gouvernants. Tout régime, si bien armé qu’il soit, s’écroule, dès lors que ◀le▶ principe ◀de▶ son pouvoir se montre défaillant. Car, en fait comme en droit, ◀le▶ pouvoir appartient à ceux qui savent témoigner ◀de▶ ◀la▶ plus grande violence spirituelle. ◀L’▶exemple récent ◀de▶ ◀l’▶Allemagne ◀le▶ prouve. Schleicher et ◀la▶ République de Weimar disposaient contre Hitler de la Reichswehr et des Schupos. Pourquoi n’en ont-ils pas usé ? C’est que ◀la▶ « bonne conscience » du régime parlementaire avait disparu, et que ◀la▶ force « spirituelle » — par opposition à ◀la▶ force matérielle — était passée du côté hitlérien. On pourrait sans difficulté multiplier ◀de▶ tels exemples. Et ◀le▶ moindre ne serait pas celui du régime kérenskyste, renversé presque sans coup férir par quelques milliers ◀de▶ bolchéviques mal armés, mais bien dirigés.
Sur le plan ◀de▶ ◀la▶ tactique révolutionnaire, il faut traduire « pouvoir ◀de▶ ◀la▶ personne » par « solidité ◀de▶ ◀la▶ doctrine ». Je m’aiderai ici ◀d’▶une image autorisée, me semble-t-il, par toute ◀l’▶histoire des révolutions réussies. Dans ◀le▶ désordre préliminaire à toute révolution, dans ◀le▶ tourbillon qui s’empare des hommes désorientés et qui ◀les▶ entraîne comme des particules infimes suspendues dans un liquide vivement agité, dans cette « suspension » des jugements et des décisions, c’est toujours autour ◀d’▶un petit noyau solide et fixe que s’opère ◀le▶ rassemblement. En d’autres termes, c’est au groupement ◀le▶ plus ferme en doctrine, si petit qu’il soit, que revient ◀la▶ décision finale. Peu importe que ce groupement ait ou non provoqué lui-même ◀l’▶insurrection.
La première arme ◀d’▶une révolution véritable, c’est ◀la▶ doctrine ◀de▶ ◀l’▶ordre qu’elle entend établir. Doctrine et tactique sont absolument inséparables dans ◀la▶ Révolution. Et si ◀l’▶on vient à ◀les▶ séparer sous prétexte de saisir au passage certaines opportunités imprévues, il n’y a pas ◀d’▶exemples que ◀les▶ buts ◀de▶ ◀la▶ Révolution ne soient du même coup trahis. ◀Le▶ cas ◀de▶ ◀l’▶URSS stalinienne est très typique. ◀La▶ dictature « ◀de▶ transition » fut installée au lendemain ◀de▶ ◀la▶ révolution ◀d’▶Octobre pour assurer provisoirement ◀le▶ régime nouveau dans des positions qu’à vrai dire il n’avait pas suffisamment préparées. Cette tactique, infidèle au but final ◀de▶ ◀la▶ doctrine ◀de▶ Marx (an-archique), n’a pas tardé à poser des problèmes pratiques tout à fait étrangers à ◀la▶ révolution. Et ces problèmes « autonomes » à leur tour se sont révélés si urgents que ◀la▶ doctrine, toujours ajournée sous ◀d’▶excellents prétextes, a fini par perdre toute sa virulence. ◀La▶ révolution russe, oubliant ses objectifs véritables, s’égare sur des voies ◀de▶ garage qui conduisent à ◀l’▶État totalitaire.
◀La▶ force véritable ◀d’▶un groupe restreint numériquement réside tout entière dans sa bonne conscience doctrinale, c’est-à-dire dans ◀la▶ cohésion, ◀la▶ lucidité et ◀l’▶intransigeance ◀de▶ ses constructions, ◀de▶ ses buts. ◀La▶ tactique propre à un tel groupe n’est et ne peut être rien ◀d’▶autre que ◀l’▶actualisation ◀de▶ sa doctrine.
Avant de proposer quelques maximes tactiques déduites ◀de▶ notre position personnaliste, il n’est pas inutile ◀de▶ formuler quelques remarques sur ◀la▶ valeur générale — indépendante du contenu particulier — ◀d’▶une doctrine révolutionnaire.
1° ◀La▶ doctrine situe ◀les▶ faits au fur et à mesure ◀de▶ leur apparition. Elle constitue ◀le▶ sûr appui grâce auquel on peut résister au choc moral ◀de▶ ◀la▶ surprise. Dans ◀la▶ panique générale, dans ◀le▶ désordre inévitable, elle est ◀la▶ pierre ◀de▶ touche ◀de▶ ◀l’▶événement imprévu. Ceux qui ◀la▶ possèdent seront ◀les▶ seuls à demeurer calmes parmi ◀les▶ foules affolées, à ◀l’▶heure où ◀la▶ force efficace n’est plus celle des fusils — qui partent tout seuls et dans tous ◀les▶ sens — mais celle ◀d’▶un regard précis, ◀d’▶une visée ferme ;
2° ◀La▶ doctrine ◀d’▶un groupe révolutionnaire n’est pas seulement théorique, elle est aussi militante. Elle s’applique à interpréter tous ◀les▶ faits en vue de ◀la▶ révolution : elle est donc un choix perpétuel et partial dans ◀la▶ réalité. Elle possède ainsi, par elle-même, une valeur morale pour ◀le▶ révolutionnaire, qu’elle prépare sans cesse aux actes nécessaires ;
3° ◀La▶ doctrine est enseignante par nature, comme ◀la▶ révolution qui est toujours et tout d’abord enseignement, orientation — prise de conscience. C’est là, dit-on, ◀l’▶aspect primaire ◀de▶ toute doctrine militante. Qu’importe, si ◀les▶ buts ◀de▶ ◀la▶ révolution sont assez hauts ? ◀Les▶ revendications ◀de▶ ◀la▶ majorité des hommes sont courtes, et trop souvent mal exprimées. C’est ◀la▶ doctrine ◀de▶ ◀la▶ révolution qui ◀les▶ rassemble, ◀les▶ oriente et leur donne à la fois une expression commune — des mots d’ordre — et une finalité vraiment nouvelle. C’est ◀la▶ doctrine qui crée, avec des révoltes confuses, une révolution véritable. ◀La▶ doctrine est seule créatrice ◀d’▶une liberté que ◀l’▶homme des rues reste incapable ◀de▶ forger avec toute sa brutalité, ses injustices et ses colères désordonnées ;
4° « Une révolution est sanglante dans ◀la▶ mesure où elle est mal préparée67. » C’est dire que ◀le▶ sang versé par ◀les▶ émeutes mesure toujours ◀l’▶imperfection du travail doctrinal ◀de▶ ◀la▶ révolution. À cet égard, on peut bien dire que ◀la▶ doctrine est instrument ◀de▶ paix, au moins autant que ◀de▶ rénovation : à condition qu’on ne ◀l’▶oublie pas en route, et qu’on sache pousser à fond son enseignement préalable.
◀L’▶exemple du 6 février illustre assez tragiquement cette thèse. Que se passait-il, place ◀de▶ ◀la▶ Concorde, au moment où ◀les▶ gardes mobiles s’ébranlèrent ? Pour résumer ◀la▶ situation en une formule, je dirai que ce fut ◀le▶ choc des « défenseurs ◀de▶ ◀l’▶ordre » (◀les▶ Anciens Combattants) et des gardiens ◀de▶ ◀l’▶ordre. ◀De▶ part et ◀d’▶autre, une conception très vague ◀de▶ ◀l’▶ordre ; ◀de▶ part et ◀d’▶autre, aucun pouvoir réel, aucune doctrine cohérente et lucide. ◀Les▶ uns ignorent ce qu’ils veulent attaquer, ◀les▶ autres hésitent à défendre un pouvoir qui déjà n’ose plus commander. Attaque improvisée, mauvaise conscience ◀de▶ ◀la▶ défense : trente morts attestent cette double carence.
Maximes ◀d’▶une tactique personnaliste
1. Il faut déduire ◀les▶ moyens ◀de▶ ◀la▶ fin. (◀Les▶ communistes russes sont prisonniers ◀d’▶une maxime inverse.)
2. Ne rien utiliser qui n’ait déjà sa place prévue dans un ordre nouveau. (Condamnation des partis, du Parlement, des moyens ◀de▶ propagande ◀de▶ masses, etc. Méfiance méthodique à l’égard de toute centrale bureaucratique. Nécessité ◀d’▶un certain puritanisme, etc.)
3. Un chef doit être pauvre et savoir que ◀la▶ richesse affaiblit. (Si cela est admis, il n’est plus nécessaire ◀de▶ beaucoup discourir sur ◀les▶ autres vertus morales.)
4. Mieux vaut un convaincu sans influence sociale, que mille sympathisants prisonniers du désordre établi. (Car cet homme convaincu sera ◀l’▶impondérable dont dépendra ◀la▶ décision. On parle volontiers ◀de▶ ces fameux « impondérables », et ◀l’▶on persiste néanmoins à travailler avec « ◀les▶ masses » !)
5. L’ordre nouveau est dès maintenant une mise en ordre. Cela signifie que ◀la▶ période ◀de▶ transition au nouvel état social est dès maintenant inaugurée, à ◀l’▶intérieur du désordre établi. (Condamnation des théories qui veulent qu’on s’empare d’abord du pouvoir, et qu’on travaille ensuite. Ces théories conduisent fatalement à stabiliser ◀la▶ « dictature ◀de▶ transition » et, ◀de▶ ◀la▶ sorte, elles étranglent ◀la▶ révolution dès ses premiers succès.)
6. ◀Les▶ « centres nerveux » ◀d’▶un pays, dont il s’agit ◀de▶ se rendre maître, ne sont pas seulement ceux du régime actuel, mais surtout ceux du régime nouveau. (Car nous ne sommes pas des émeutiers, mais des constructeurs.)
7. Ce n’est pas ◀la▶ masse informe qu’il s’agit ◀d’▶émouvoir, mais il nous faut atteindre des hommes, un à un, — et ◀les▶ former. (Notre action sur ◀les▶ masses consiste à dissocier ces masses en personnes responsables, chacune pour son compte, ◀de▶ postes définis.)
◀Le▶ combat singulier
◀La▶ troupe ◀d’▶assaut reste ◀l’▶expression adéquate ◀d’▶une méthode ◀de▶ gouvernement antipersonnaliste, démocratique au mauvais sens du terme. (Notre personnalisme pourrait revendiquer à juste titre ◀l’▶épithète ◀de▶ « démocratique », si ◀le▶ mot n’était perverti par ◀l’▶usage qu’en ont fait ◀les▶ individualistes.) ◀La▶ troupe ◀d’▶assaut et ◀la▶ brigade ◀de▶ choc sont instruments ◀de▶ dictature.
L’ordre nouveau sera ◀l’▶œuvre ◀d’▶un « ordre » analogue aux anciens ordres ◀de▶ chevalerie. Son honneur : ◀le▶ combat singulier. C’est-à-dire ◀la▶ conquête des hommes, un à un. ◀L’▶aide apportée aux hommes réels, un à un, dans leur situation particulière. ◀L’▶établissement ◀de▶ relations concrètes ◀d’▶homme à homme, ◀de▶ prochain à prochain.
Ordre pauvre : sa seule richesse consistant à savoir dépenser. Pauvre non par refus du monde, mais parce que ◀le▶ monde n’est jamais plus fort qu’une volonté ◀de▶ pauvreté. Pauvre, mais ◀d’▶une pauvreté qui ne se mesure pas à ◀l’▶aune des bourgeois, qui se révèle par ◀les▶ témoignages ◀de▶ ◀la▶ liberté qu’elle assure.
Ordre secret et fraternel au milieu de ◀la▶ foule des villes, je ◀le▶ vois grouper lentement des hommes qui se reconnaissent à ce signe invisible et certain : ce sont des hommes, si grands qu’ils soient parfois, qui sont moins grands que leur mission.