1.
Liberté ou chômage ?
Nous entendions l’autre jour, en buvant un café sur le▶ zinc : « ◀Le▶ travail, c’est ◀la▶ liberté, — pour celui qui ne travaille pas ! »
Qu’il exprime ◀la▶ religion du travail, ou ◀la▶ superstition du loisir — c’est affaire ◀d’▶accent mis sur le premier ou sur le second membre ◀de▶ ◀la▶ phrase —, ce cri est significatif ◀de▶ ◀l’▶étrange équivoque cultivée par ◀la▶ bourgeoisie capitaliste. ◀De▶ cette équivoque, sans doute pensa-t-elle jusqu’à ◀la▶ guerre pouvoir rester longtemps la dernière à souffrir. Elle risque cependant ◀de▶ se voir bientôt réveillée par une brutalité dont elle est entièrement responsable. Droit au travail, droit au loisir, on sait en 1933 à quel morne cauchemar aux sursauts ◀de▶ mitraille conduisent ces deux revendications confusément mêlées dans ◀les▶ pauvres cervelles citadines.
Nous ne manquerons aucune occasion ◀de▶ critiquer dans cette revue68 ◀la▶ morale du travail sur laquelle ◀le▶ monde bourgeois prétend fonder ◀la▶ dignité humaine. Nous dénoncerons sans cesse ◀l’▶hypocrisie plus ou moins consciente ◀de▶ cette morale, que ◀le▶ soviétisme est en train de rajeunir, Staline prenant glorieusement ◀la▶ suite ◀de▶ Benjamin Franklin.
Pour cette fois, utilisant un exemple que ◀l’▶angoisse ◀de▶ ◀l’▶heure rend particulièrement concret, celui du chômage, bornons-nous à montrer ◀les▶ conséquences fatales ◀d’▶une erreur à peu près universelle.
◀Le▶ terme ◀de▶ « travailleur » est devenu dans ◀le▶ monde moderne à peu près synonyme ◀de▶ travailleur industriel. ◀Le▶ « travailleur » des réunions électorales, c’est ◀l’▶ouvrier ◀d’▶usine, ◀l’▶homme lié à ◀la▶ machine. Cette assimilation en dit long sur ◀la▶ conception du travail qui domine aujourd’hui. Elle en fait d’ailleurs immédiatement ressortir ◀le▶ paradoxe. En effet, quel est ◀le▶ but ◀de▶ ◀la▶ machine ? Une économie ◀de▶ travail. ◀Le▶ machinisme est, en principe, destiné à créer du loisir, dans une société dont ◀la▶ religion dominante est ◀la▶ religion du travail mécanique. Cette société n’accorde pas au loisir, but secret69 ◀de▶ la plupart de ses membres, ◀la▶ dignité morale qu’elle attribue au travail ; mais son effort réel consiste d’autre part à créer des possibilités toujours plus grandes ◀de▶ loisir. C’est pourquoi elle est condamnée à une espèce ◀de▶ dégradation, dans ◀la▶ mesure même où son effort pratique aboutit : au lieu de créer ◀de▶ ◀la▶ liberté, ◀le▶ machinisme crée du chômage.
Ce paradoxe est lié à ◀l’▶essence même ◀de▶ ◀la▶ société capitaliste-bourgeoise. On pouvait prévoir ses effets dès ◀l’▶origine. Cependant ils n’ont éclaté que récemment, à la suite de circonstances que nous préciserons tout à ◀l’▶heure. Durant plusieurs décades, ◀la▶ production a pu s’accroître dans des proportions telles que ◀les▶ loisirs créés théoriquement par ◀le▶ machinisme se trouvaient aussitôt absorbés par des activités nouvelles. À ◀la▶ faveur ◀de▶ ◀l’▶optimisme puéril qui caractérise ◀le▶ xixe siècle, capitalistes et industriels s’imaginaient — comme se ◀l’▶imaginent aujourd’hui ◀les▶ brigadiers ◀de▶ choc — que, ◀le▶ domaine ◀de▶ ◀la▶ production étant illimité, il n’y avait pas lieu ◀de▶ prévoir sérieusement ◀le▶ moment où, une certaine limite ◀d’▶absorption étant atteinte, ◀le▶ machinisme développerait son pouvoir réel ◀de▶ « libération ».
◀La▶ liberté fait plus peur qu’envie au commun des mortels. Ils n’osent pas ◀la▶ considérer en face. Tant qu’elle restait purement théorique, on ◀la▶ célébrait, sous ◀le▶ nom ◀de▶ Progrès, comme une possibilité perpétuellement future. ◀Le▶ jour où elle a cessé ◀d’▶être illusoire, on s’est vu forcé ◀de▶ ◀la▶ baptiser chômage. ◀Le▶ chômage, telle est ◀la▶ véritable fin, tel est ◀le▶ véritable nom du Progrès, dans un monde dont ◀le▶ matérialisme foncier ne pourra plus être longtemps masqué par ◀le▶ moralisme bourgeois ou « quinquennal ». Il n’y aura jamais ◀de▶ liberté possible, efficace, pratique, que dans un monde où ◀le▶ spirituel détiendra ◀la▶ primauté.
Voyons maintenant quelles contingences imprévisibles ont précipité brusquement ◀les▶ conséquences nécessaires du machinisme en régime capitaliste. Si nous examinons ◀les▶ courbes ◀d’▶accroissement ◀de▶ ◀la▶ productivité par homme ◀de▶ 1899 à 1919, nous voyons que leur ascension est relativement lente et passe, par exemple, pour ◀les▶ États-Unis, ◀de▶ ◀l’▶index 100 en 1899 à ◀l’▶index 104 en 191970. Durant toute cette période, ◀la▶ courbe ◀de▶ ◀la▶ production poursuit une ascension à peu près parallèle, de même que ◀la▶ courbe indiquant ◀le▶ nombre des employés. Il n’y a pas lieu ◀de▶ douter du Progrès. Il y a plutôt lieu ◀d’▶augmenter ◀les▶ salaires, preuves grossières et démagogiques ◀de▶ ◀l’▶excellence ◀d’▶un système dont il importe que ◀les▶ victimes ne mettent jamais en question ◀les▶ buts réels : ◀le▶ capitalisme a ses tabous.
Nul ne pouvait prévoir ce que réservait ◀l’▶année 1921. Reprenons notre courbe ◀de▶ productivité. À partir de 1921, et sans qu’aucun fait nouveau puisse en rendre un compte suffisant, ◀la▶ productivité par homme se met à croître avec une rapidité qui tient du fantastique. ◀L’▶index général passe ◀de▶ 104 en 1919 à 125 en 1923. Si ◀l’▶on considère l’une après l’autre ◀les▶ diverses industries, on constate des chiffres plus significatifs encore. En prenant pour base ◀l’▶année ◀la▶ plus favorable ◀de▶ ◀la▶ période précédente, c’est-à-dire 1914, on passe ainsi pour ◀la▶ métallurgie, ◀de▶ 100 en 1914 à 159 en 1925 ; pour ◀le▶ pétrole, ◀de▶ 100 à 183 ; enfin pour ◀le▶ caoutchouc, ◀de▶ 100 à 311.
◀D’▶un tel fait, qu’on peut bien dire sans précédent dans ◀l’▶histoire ◀de▶ notre civilisation, et que son apparence irrationnelle devrait contribuer à rendre plus frappant, nous comptons tirer, dans nos prochains numéros, ◀les▶ conclusions pratiques et ◀les▶ significations révolutionnaires. Je ne voudrais insister maintenant que sur son caractère ◀de▶ jugement du système. ◀Les▶ circonstances actuelles y prêtent, il faut ◀le▶ dire plus qu’il ne serait nécessaire pour ◀la▶ clarté ◀de▶ ◀la▶ démonstration. Car si ◀le▶ chômage technologique provoqué par ◀l’▶augmentation folle du pouvoir productif se manifeste dès ◀l’▶année 1923, il est neutralisé jusque vers 1929-1930, dans une mesure à vrai dire décroissante, par ◀de▶ multiples facteurs temporaires71 qui en masquent ◀les▶ effets statistiques, sinon réels. Ce n’est donc guère que depuis trois ou quatre ans que ◀le▶ saut ◀de▶ 1921 déploie tout son pouvoir « libérateur ».
Et voici ◀le▶ capitalisme industriel, placé soudain devant ◀le▶ succès inespéré ◀de▶ ses efforts techniques, qui prend peur et porte lui-même les premières atteintes réelles à sa religion du progrès. Il freine partout ◀la▶ rationalisation et rachète ◀les▶ brevets ◀d’▶invention comme autant ◀d’▶emplâtres à coller sur sa jambe ◀de▶ bois. On se demande, non sans scepticisme d’ailleurs, s’il admettra un jour qu’il conviendrait aussi, par exemple, ◀de▶ faire sauter ◀le▶ tabou du profit, lequel ne tarderait pas à entraîner dans ◀la▶ ruine ◀le▶ tabou du crédit. Mais il faudrait auparavant qu’il ait pris une conscience vraiment révolutionnaire ◀de▶ son vice interne, vice qui affecte dès ◀l’▶origine sa conception ◀de▶ ◀la▶ valeur du travail et, conséquemment, du loisir.
Il ne semble pas que rien ◀l’▶y aide, dans ◀l’▶époque. C’est qu’il a tout infecté, ou presque. ◀La▶ mystique bourgeoise du travail-vertu, associée à une conception purement quantitative ◀de▶ ◀l’▶activité, n’est plus une mystique ◀de▶ classe : elle est devenue quasi universelle. Que ◀le▶ « travailleur » soit considéré comme une matière inerte, une quantité calculable, justiciable ◀de▶ ◀la▶ statistique, qu’on puisse en couper (ou en remettre si ◀l’▶on est en URSS) selon ◀les▶ seules nécessités internes ◀de▶ ◀la▶ production machiniste, et comme s’il s’agissait ◀d’▶une espèce ◀de▶ macaroni informe, voilà qui ne scandalise ◀les▶ masses qu’à partir du jour où elles constatent que « ça ne rend plus ». Et pour cette seule raison 72. On ne voit pas en quoi ◀la▶ mystique quinquennale porterait remède à cette perversion. ◀L’▶engouement que provoque ◀le▶ constructivisme stalinien constitue au contraire ◀la▶ contre-épreuve éclatante ◀de▶ ce que nous venons ◀d’▶avancer : parce que ◀le▶ champ ◀d’▶absorption est loin ◀d’▶être couvert en Russie, parce qu’on peut mettre tout le monde aux machines, et rationaliser au maximum73, bref, parce que de nouveau, et pour un temps, « ça rend », ◀les▶ voilà tous bouche bée devant ◀la▶ plus inhumaine erreur ◀de▶ ◀l’▶Histoire.
Tout a commencé par ◀les▶ philosophes, ◀le▶ jour où, à ◀la▶ personne créatrice, ils ont substitué pour ◀les▶ besoins ◀de▶ leurs systèmes ◀l’▶individu abstrait, ◀l’▶atome désigné par un chiffre et dépourvu ◀de▶ résistance active. Alors ◀le▶ travail créateur, seul travail qui n’implique pas ◀la▶ négation du loisir, qui ne vide pas ◀le▶ loisir ◀de▶ toute signification positive mais bien au contraire en figure ◀la▶ plénitude, ce travail véritable a fait place dans ◀les▶ desseins ◀de▶ ◀l’▶homme au labeur qu’on mesure et tarife. Et ◀l’▶on s’est mis à calculer avec ◀les▶ hommes, comme s’ils n’étaient plus des hommes. On ◀les▶ a pris d’ici pour ◀les▶ poser là, côte à côte, additionnés, soustraits, multipliés et divisés à ◀l’▶infini. Du peuple on a fait une masse, — comme ◀de▶ ◀la▶ personne un numéro. ◀De▶ ◀la▶ patrie on a fait ◀la▶ nation, — et des attachements humains, des chaînes sociales. Du travailleur on a fait un salarié, — et ◀de▶ sa liberté on a fait ◀le▶ chômage.
Mais ◀la▶ misère présente est un appel à ◀l’▶homme. Seuls sauront y répondre en pleine efficacité ceux pour lesquels il n’est pas ◀de▶ salut hors de cette réalité perpétuellement réparatrice et proprement humaine : ◀la▶ personne.