2.
Loisir ou temps vide ?
Le▶ malaise
De même que ◀le▶ « spiritualisme » du siècle dernier mérite et conditionne ◀le▶ « matérialisme » ◀de▶ ce siècle, de même que cette séparation ◀de▶ ◀l’▶esprit et ◀de▶ ◀la▶ matière dénature et dégrade à la fois ◀l’▶esprit et ◀la▶ matière, et risque, à ◀la▶ limite, ◀de▶ ◀les▶ priver ◀de▶ toute raison ◀d’▶être efficace, — ainsi et parallèlement, ◀de▶ ◀la▶ corruption spirituelle des loisirs est née ◀la▶ présente corruption du travail. Notre siècle ne connaît plus ni ◀le▶ travail ni ◀le▶ loisir depuis qu’il a coupé leurs liens vivants. Nous ◀le▶ voyons se débattre dans une amère contradiction : labeur forcé ou inaction. Et tout devient prétexte à récriminations : « je turbine » ou « je ne fous rien ». Phrases ◀d’▶esclaves, consternante misère : une misère qui nous rabat au sol.
◀L’▶homme dit « j’agis », et il trouve dans ◀l’▶acte sa mesure, son rythme et sa joie. Une totalité. Et s’il divise alors ◀le▶ temps ◀de▶ ses journées, c’est pour mieux dominer ses moyens. Selon sa loi. Mais ◀le▶ moderne dit : « Je gagne » ou « Je produis », ou bien « Je chôme », et ce sont autant ◀de▶ ruptures et ◀de▶ séparations hargneuses, ◀de▶ constats ◀d’▶injustice, ◀d’▶isolement et ◀d’▶impuissance. ◀La▶ division ◀de▶ nos journées en 8 heures ◀de▶ travail et 8 heures ◀de▶ loisir est une dérision brutale des rythmes créateurs. Elle exprime simplement ◀l’▶état accidentel ◀d’▶un conflit absurde entre deux opérations dont nous avons perdu ◀le▶ contrôle, pour ◀les▶ avoir follement décrétées autonomes : ◀la▶ production et ◀la▶ consommation. Cette division n’est pas humaine. Elle nous asservit. Je veux dire que nous en pâtissons dans une mesure qui n’est pas celle ◀de▶ ◀la▶ condamnation portée sur notre race. On peut dire que nous en remettons.
Fausse dignité du travail
◀Les▶ nécessités anonymes naissent et grandissent à ◀la▶ mesure exacte ◀de▶ nos démissions personnelles : genèse des mythiques lois ◀de▶ ◀l’▶économie, ◀de▶ ◀l’▶histoire. Lorsque ◀l’▶homme renonce à créer, son « travail » n’est plus que souffrance. Il ne s’agit plus ◀d’▶accoucher, mais seulement ◀de▶ purger sa peine. C’est alors qu’un Franklin, qu’un Guizot, qu’un Staline, vous camouflent cette démission en dignité nouvelle. ◀La▶ dignité ◀de▶ ◀l’▶homme consisterait, dit-on, dans ◀le▶ travail qu’il fournit pour « gagner sa vie », pour assurer sa subsistance matérielle. ◀La▶ dignité du singe alors ? Elle apparaît très supérieure. ◀Les▶ singes gagnent leur vie et ne font pas ◀d’▶histoires. Ils ne font pas tant de publicité et ◀de▶ plans quinquennaux. Leurs moyens sont plus simples, plus élégants. Ni plus ni moins efficaces d’ailleurs.
On a voulu mettre ◀l’▶esprit au service du « minimum ◀de▶ vie » que n’importe quel animal s’assure à moins ◀de▶ frais. Sinistre farce. Morale officielle ◀de▶ la Troisième République, ◀de▶ ◀l’▶Amérique et des Soviets.
Nous croyons ici que ◀la▶ dignité ◀de▶ ◀l’▶homme consiste à mettre en jeu sa vie, à ◀la▶ risquer jusqu’à ◀la▶ perdre si ◀la▶ mesure ◀de▶ notre acte nous dépasse. « Primauté du spirituel » n’a pas ◀d’▶autre sens pour nous.
Bourgeois et marxistes partent ◀de▶ ◀la▶ nécessité du gain, — gagner sa vie. Nous partons ◀de▶ ◀la▶ liberté du risque, — c’est peut-être perdre sa vie. Cette opposition est tellement radicale, tellement fondamentale, qu’elle nous interdit ◀de▶ prendre au tragique ◀l’▶opposition toute relative du communisme et du capitalisme.
Ils partent donc ◀de▶ ◀la▶ nécessité. Ils n’arriveront jamais à ◀la▶ liberté, au loisir plein. Si ◀la▶ liberté n’est pas à ◀l’▶origine ◀d’▶un système, elle ne s’introduira jamais dans ses effets (à moins ◀d’▶une révolution). Mais il y a plus. Tout travail qu’on limite à ◀la▶ nécessité ◀d’▶assurer ◀le▶ minimum ◀de▶ vie se trouve condamné par là même à ne jamais suffire à cette nécessité. Car ◀la▶ seule défense efficace, c’est ◀l’▶attaque. Un travail qui néglige ◀la▶ création, un travail sans loisir, sans liberté, laisse s’étendre ◀l’▶empire ◀de▶ ◀la▶ nécessité. On aura beau ◀l’▶intensifier74 : ◀la▶ tâche grandira ◀d’▶autant. Et ◀la▶ tristesse.
« ◀Le▶ temps Vuide »
Il semble que ◀la▶ condamnation portée à ◀l’▶origine des temps sur ◀le▶ travail-nécessité frappe toutes ◀les▶ règles ◀de▶ vie que ◀l’▶homme essaie ◀de▶ se donner pour justifier à ses propres yeux, voire pour glorifier ce qu’il répugne à considérer comme sa peine. Nous assistons au triple échec du cynisme grossier — « Je gagne mon bifteck » — ◀de▶ ◀la▶ morale bourgeoise, et ◀de▶ ◀l’▶idéalisme socialiste, démocratisation du confort moyen et ◀de▶ ◀la▶ TSF dans un monde où ◀le▶ libre divertissement ◀de▶ chacun sera ◀la▶ condition du libre abrutissement ◀de▶ tous par ◀la▶ propagande électorale.
Prendre ◀le▶ travail comme point ◀de▶ départ ◀d’▶un système économique ou ◀d’▶une culture, c’est vicier à ◀la▶ base toutes ◀les▶ conceptions du loisir qui découlent ◀de▶ cette erreur spirituelle ; et principalement ◀la▶ conception abstraite et négative qui sévit aujourd’hui. On peut en dater ◀l’▶origine. Dans ◀l’▶Encyclopédie ◀de▶ 1765, vous trouverez loisir défini comme « ◀le▶ temps vuide ». Cette nomination qu’un libéral voudra bien reconnaître insuffisante, nous a valu ◀le▶ siècle ◀d’▶égarement que nous tentons maintenant ◀de▶ solder. Un siècle ◀de▶ machinisme, ou plutôt ◀d’▶inflation mécanique, si ◀l’▶on convient que ◀la▶ mesure du travail ne peut être prise ailleurs que dans ◀la▶ capacité humaine ◀d’▶utiliser ◀les▶ effets du travail. Mais nous savons ◀le▶ vrai nom du « temps vuide » et c’est chômage.
Tout ◀le▶ mal est venu ◀d’▶une séparation, ◀d’▶une disjonction. Ou plutôt, car ◀les▶ choses sont toujours plus complexes que nos sommations, tout ◀le▶ mal moderne est symbolisé par cette disjonction du travail et du loisir, dont il faut maintenant déceler ◀la▶ lâcheté originelle. Car c’est bien ◀d’▶un relâchement qu’elle résulte, ◀d’▶une déficience ◀de▶ cette tension créatrice qui seule définit un « temps plein ». En sorte que ◀le▶ « temps vuide » ◀de▶ ◀l’▶Encyclopédie n’est au vrai qu’un temps vidé, irréel renversement ◀d’▶un temps rempli, ◀d’▶un travail sans jeu, c’est-à-dire du travail forcé. (◀La▶ logique du langage ici nous guide sûrement.) Qu’une classe possédante en vienne par fatigue à décréter vides ◀les▶ loisirs que ses ancêtres consacraient à ◀la▶ création ◀de▶ leur puissance, du même coup elle décrète « forcé » ◀le▶ travail des classes chargées ◀d’▶assurer ce loisir. C’est créer un monde impensable, le nôtre. Car si ◀le▶ loisir est simplement ◀le▶ contraire du travail, et son but ; si ◀le▶ labeur et ◀le▶ repos n’ont plus ◀de▶ finalité commune ; s’il n’y a plus ◀de▶ loisir dans ◀le▶ travail ni ◀de▶ travail dans ◀le▶ loisir ; s’il n’y a plus rien dans l’un qui permette ◀de▶ saisir ◀la▶ nature ◀de▶ l’autre, il n’y a plus alors que ◀de▶ ◀l’▶absurdité pour ◀l’▶esprit qui ◀les▶ confronte, il n’y a plus que du désordre et des souffrances pour ◀le▶ corps qui ◀les▶ subit.
◀L’▶acte ordonnateur, ou révolution
◀La▶ tâche restauratrice ◀de▶ ◀l’▶esprit, dévolue à notre génération, apparaît maintenant évidente : remontant à ◀la▶ racine du mal, nous réduirons d’abord ◀l’▶erreur cartésienne, ◀la▶ séparation ◀de▶ ◀la▶ « pensée » et ◀de▶ ◀l’▶« action ». Nous réapprendrons à penser en hommes responsables, à penser dans ◀le▶ risque total ◀de▶ ◀l’▶être, qui est ◀l’▶acte. Nous penserons avec des mains créatrices.
Nous dirons : ◀le▶ but du travail, ce n’est pas ◀le▶ loisir, mais ◀la▶ création. Et ◀le▶ but du loisir, ce n’est pas ◀la▶ jouissance, mais ◀la▶ création. Nous n’avons pas ◀le▶ goût du vide.
Par cet acte, travail et loisir retrouveront leur commun sens : dans ◀l’▶actualité ◀de▶ ◀l’▶être, où ils ne seront plus que ◀les▶ temps alternés ◀d’▶une plénitude joyeusement renouvelée. ◀L’▶homme tendu assume dans ses desseins ◀la▶ nécessité et ◀le▶ jeu, ◀les▶ combinant selon sa loi pour créer un risque nouveau. ◀Le▶ temps ◀de▶ cet homme est plein, et nul n’y pourrait distinguer des heures « creuses » ou des efforts stériles. Est-ce un long loisir créateur ? Un long travail ◀d’▶enfantement ? Cela ne va pas sans douleur, non plus que sans volupté. Mais ◀le▶ sens et ◀la▶ fin seuls importent, et fondent ◀l’▶œuvre en dignité. Dignité du temps ◀de▶ ◀l’▶homme.
Un jour, ◀l’▶empereur ◀de▶ ◀la▶ Chine fait appeler auprès de lui son peintre. « Peins-moi sur ce rouleau un crabe. » — « Il me faut vingt ans », dit ◀le▶ peintre. Et pendant vingt ans, ◀l’▶empereur subvient à ◀l’▶existence du peintre. Cependant ◀l’▶artiste se promène. Sur ◀les▶ plages, il vagabonde, il contemple, il apprend, il calcule. Au terme qu’il s’était fixé, ◀le▶ voici devant son seigneur. « Ton tableau ? » — « Qu’on m’apporte un rouleau, des pinceaux. » On fait cela, on déroule une soie. Et ◀d’▶un seul trait miraculeux…
P.-S. — Cette histoire ◀de▶ ◀la▶ Chine se suffit. J’aurais pu faire ◀l’▶économie du reste. Mais nous vivons dans une époque impatiente : il faut tout expliquer. J’indiquerai donc encore :
1° que si ◀l’▶erreur initiale fut bien spirituelle, notre tâche constructive est d’abord ◀d’▶ordre spirituel. Qui dit précédence dit primauté.
2° que dans ◀l’▶ordre, immédiatement consécutif, des institutions et des lois, je ne vois rien de plus néfaste que ◀la▶ fameuse législation du travail (c’est-à-dire à partir du travail), sinon toutefois ◀l’▶organisation des loisirs, qui lui sera tôt ou tard conjointe.
3° que si ◀l’▶on veut sauvegarder ◀l’▶acte créateur, fondement humain ◀de▶ ◀la▶ personne, il faut légiférer à partir de cet acte. Il ne peut sortir ◀d’▶un système que ce que ◀l’▶on y met dès ◀l’▶origine.