Jeunesse déracinée (novembre 1934)p
On s’étonne de la▶ facilité avec laquelle ◀les▶ jeunes bourgeois de ce temps se déclarent révolutionnaires. On ◀les▶ accuse d’impatiences suspectes, de rancunes sociales, de nietzschéisme mal digéré. ◀Les▶ excuses qu’on leur offre ne sont guère plus reluisantes : ils n’ont plus ◀le▶ temps de se cultiver, ils ne trouvent pas de situations…
Arguments justes peut-être, pour certains, mais qui ne sont pas à ◀l’▶échelle du phénomène qu’on voudrait expliquer. A-t-on pris garde à ce fait simple et général : que ◀la▶ révolution naît dans ◀les▶ villes ; que c’est un phénomène citadin et ◀l’▶expression incompressible d’une jeunesse déracinée…
◀La▶ crise précipite sous nos yeux un processus depuis, longtemps actif. Tant qu’une sécurité sociale et financière assure aux jeunes bourgeois un lieu héréditaire, un patrimoine de souvenirs, tout ce que symbolise ◀l’▶expression « à ◀la▶ maison », ◀l’▶habitation des villes ne diffère pas essentiellement de celle d’une province. Supprimez ◀l’▶héritage, délogez ◀les▶ familles, dispersez-◀les▶ dans ◀les▶ casernes des boulevards extérieurs, dans ◀le▶ cadre anonyme des petits « deux pièces » qu’on loue sans bail parce qu’on ne sait pas si dans six mois… Et vous aurez bien travaillé pour ◀la▶ révolution. Vous aurez tranché ◀les▶ derniers liens qui rattachent un homme à une patrie concrète, si restreinte soit-elle. Il n’y aura plus ◀le▶ frein à ◀l’▶entraînement de ◀la▶ vie citadine ; à cette espèce de centrifugation spirituelle. Rappelons ici quelques-unes des composantes de ce phénomène.
Il y a d’abord une inflation psychologique : trop de contacts, trop de conversations, trop de visions pour ce qu’un individu possède de jugement, d’opinions mûries ou de réceptivité normale. D’où ◀la▶ fatigue, ◀la▶ sensation d’être vidé, d’être dominé par un milieu qu’on se prend à mépriser parce qu’il vous tient. Neurasthénie. Il y a aussi ces comparaisons qui s’imposent à chaque pas entre ◀les▶ conditions sociales que ◀l’▶on sait n’être plus immuables… Perspectives d’aventure. Ambition. Ressentiment. Il y a enfin ces vexations que ◀l’▶on ignorait naguère, et qui deviennent obsédantes : ◀la▶ tyrannie des voisins, des concierges, ◀la▶ brutalité des gérants, qui fait si bien sentir qu’on n’est plus chez soi nulle part, que ◀l’▶on est toléré comme un élément « de rapport », balayé dès qu’il ne rapporte plus à temps. Nomadisme. Et derrière ◀la▶ concierge, derrière ◀le▶ gérant, on entrevoit ◀l’▶appareil judiciaire et policier inexorable, inconnaissable, tout prêt à sanctionner cette confusion de ◀la▶ morale et de ◀l’▶argent que ◀les▶ bourgeois s’obstinent à nommer ◀l’▶ordre social. Visage de ◀l’▶État, Raison d’État, semblable aux raisons obscures et implacables qui dominent ◀les▶ cauchemars.
Et si vous gagnez de ◀l’▶argent, vous louerez un de ces studios bien nus, où ◀la▶ vie prend un visage tellement abstrait qu’on n’arrive plus même à s’y aimer : Colette a décrit cela dans ◀la▶ Chatte.
On connaît ces faits. On ◀les▶ connaît bien dans ◀le▶ détail. Je ne vois pas qu’on ait tiré de leur ensemble aucune conclusion pratique, encore moins théorique. Essayons d’en indiquer une.
◀La▶ jeunesse déracinée cherche une nouvelle communauté. Or, on s’unit toujours pour ou contre quelque chose. Des gens qui souffrent et qui n’ont plus d’attaches sont rapprochés d’abord par leur opposition à ◀l’▶ordre qui ◀les▶ moleste. Mais il s’agit ici de gens habitués à conduire leurs affaires. Ils ne se contenteront pas de dire un non désespéré. Ils chercheront un nouvel ordre. Leur communauté sera donc une communauté d’idéal autant que de refus.
Risquons ici un parallèle qui n’est peut-être pas simplement une image. Reprenant ◀la▶ distinction précisée par Robert Aron et Arnaud Dandieu entre patrie et nation ; ne pourrait-on pas dire que ◀les▶ communautés fondées par ◀l’▶attachement aux intérêts locaux — communautés patriotiques — sont naturellement conservatrices, alors que ◀les▶ communautés fondées par ◀la▶ revendication d’un idéal — communautés nationales — sont essentiellement révolutionnaires ? ◀Le▶ mot nation dans son acception moderne n’a-t-il pas désigné d’abord ◀l’▶idéal de ◀la▶ Révolution française, une communauté « spirituelle », au sens ◀le▶ plus humain d’ailleurs, du terme ?
◀L’▶homme des villes se jettera donc dans ◀l’▶aventure « nationale » révolutionnaire, tandis que ◀l’▶homme enraciné défendra son patriotisme. ◀Le▶ danger, c’est que ces deux conceptions partielles, qui comportent chacune leur vérité, ne viennent à s’opposer d’une façon meurtrière. Quel remède à ce péril qui, chaque jour, se fait plus menaçant ?
On a dit : retour à ◀la▶ terre. ◀Le▶ mot d’ordre est bien équivoque. Répandez dans ◀la▶ campagne ces jeunes citadins jacobinisés malgré eux, vous n’en ferez pas des paysans. ◀L’▶expérience allemande ◀l’▶a montré, et ◀l’▶échec des « Wandervogel » est significatif. Ils se disaient ◀les▶ « oiseaux migrateurs ». Ce nom même indiquait leur origine citadine, leur nomadisme antipatriotique. C’étaient oiseaux de ville, échappés de leurs cages.
Et pourtant c’est dans ◀les▶ campagnes seulement que pourra se résoudre ◀l’▶angoissant problème des cités. Mais il faudrait d’abord transformer ◀la▶ province et ◀la▶ rendre habitable… Il faudrait recréer un lien patriotique sans rien perdre du dynamisme « national ». Il faudrait un régime qui sauvegarde ◀la▶ tension nécessaire et féconde entre ◀la▶ patrie et ◀la▶ nation. ◀La▶ révolution nécessaire ne sera ordre qu’à ce prix. C’est là son vrai problème.