Au sujet d’un roman : Sara Alelia (3 novembre 1934)h i
Voulez-vous un paradoxe ? Littéraire ? Je détiendrais volontiers celui-ci : que le▶ roman est un genre protestant. — Et Balzac ? dites-vous, car vous êtes Français. Eh bien, Balzac n’est pas tout ◀le▶ roman. Il n’est même pas tout ◀le▶ roman français. Balzac, c’est ◀le▶ roman social. Balzac — et Stendhal, bien sûr — ce sera ◀l’▶honorable, ◀la▶ géniale exception. Il me reste à vous démontrer, ce qui n’est pas trop difficile, que Dostoïevski et Tolstoï sont plus protestants qu’on ne croit. ◀Le▶ reste est évident. — Quel reste ? — ◀Les▶ Anglais, ◀les▶ Allemands, ◀les▶ Scandinaves, et ◀le▶ roman d’analyse français, de Rousseau jusqu’à Gide, en passant par Constant. Quand on parle du roman, vous ne voyez que Balzac et Zola. Je vois aussi ◀le▶ pasteur Sterne, ◀le▶ Goethe des Affinités, Jacobsen, George Eliot et ◀les▶ sœurs Brontë, Dickens, Strindberg, Hamsun et Lagerlöf, Henry James, Gottfried Keller, Galsworthy, Hardy… — Lawrence, pendant que vous y êtes ! — Lawrence, parfaitement. Voyez-vous, je ne dis pas qu’ils furent tous des chrétiens. Plusieurs ont même écrit des romans furieusement antichrétiens — des romans justement comme ne peuvent en écrire que des protestants, malgré eux. Quand je dis romanciers protestants, entendez romanciers de climats protestants. Que faut-il pour faire un roman ? Des caractères, de ◀la▶ vie intérieure, une morale qui mette des obstacles et qui crée des conflits dramatiques dans ◀les▶ vies ◀les▶ plus dépourvues d’apparences. N’est-ce point-là ◀l’▶image habituelle que ◀l’▶on se fait de nos climats ? Et voici un dernier argument. Prenez une liste des romanciers français contemporains. Vous y trouverez un bon quart de protestants, c’est-à-dire dix fois plus que vous n’en attendiez, puisqu’il n’y a qu’un million de réformés en France. Imaginez ◀la▶ proportion si ◀l’▶édit de Nantes n’avait pas été révoqué ! — Je vous accorde volontiers ce quart. Quel avantage y voyez-vous pour votre foi ? — Oh ! Pas ◀le▶ moindre ! Je constate un fait. Mais laissons là ◀le▶ paradoxe. Vous n’ignorez pas plus que moi que la plupart des romanciers dont j’allais vous citer ◀les▶ noms n’ont guère de protestant que ◀l’▶origine, et quelques tics de psychologues. Ils sont, comme ◀l’▶on dit « sortis du protestantisme » ; « sortis » est bien ◀le▶ mot ! C’est-à-dire qu’ils n’ont pas de foi, et qu’est-ce qu’un protestant sans foi ? Dans toutes leurs œuvres, vous chercheriez en vain un roman véritablement chrétien. ◀La▶ Porte étroite ne décrit guère qu’une aberration janséniste.
Et je ne retrouve ◀le▶ calvinisme véritable que dans ◀l’▶Adam et Ève de Ramuz, mais Ramuz accepterait-il une étiquette aussi compromettante ? À parler franc, je ne connais qu’un seul roman moderne authentiquement « réformé ».
Un grand roman, je crois. C’est Sara Alelia, de Mme Hildur Dixelius. On vient de ◀le▶ traduire du suédois9.
Qu’est-ce qu’un roman chrétien ? Une histoire où tout le monde « se conduit bien » ? Il n’y aurait pas de roman. Une histoire dont ◀le▶ personnage principal est « ◀la▶ main du Seigneur », ou encore « ◀l’▶insondable Providence » mise en action au gré d’un moraliste qui se donne ◀l’▶air de ◀l’▶avoir bel et bien sondée ? Ce serait un conte bleu, ou un volume de ◀la▶ Bibliothèque Rose. Est-ce une histoire qui finit bien, comme ◀le▶ croyaient ◀les▶ écrivains anglais du xixe siècle — en conséquence de quoi ◀les▶ romans des « païens », d’un Thomas Hardy, par exemple, se devaient de finir aussi mal que possible ? Non, car ◀le▶ christianisme se passe dans cette vie ou bien n’est pas ◀le▶ christianisme. Et ◀l’▶on serait en droit de prétendre qu’un roman pessimiste à ◀la▶ Thomas Hardy a plus de chances d’être chrétien qu’un quelconque happy end soi-disant édifiant s’il est certain que ◀l’▶Évangile et ses promesses de salut sont seuls capables de donner à ◀l’▶homme une vision réaliste de son sort terrestre, et ◀le▶ sobre courage d’avouer sa dégradation. Un vrai roman chrétien est d’abord réaliste. Car il faut bien connaître ◀la▶ nature et ses abîmes, si ◀l’▶on veut être à même d’y voir ◀les▶ marques du surnaturel.
◀La▶ grâce n’intervient pas ailleurs que dans ◀l’▶« abîme ». On ◀la▶ pressent d’abord dans ◀l’▶œuvre d’art à certaine qualité du pessimisme qui s’en dégage : pessimisme jamais cynique et désespoir jamais complaisant à lui-même, car ◀l’▶aveu même qu’on en fait est ◀la▶ preuve qu’on ◀l’▶a traversé, et qu’on a saisi ◀l’▶espérance qui ◀le▶ transcende et qui ◀le▶ juge. On a dit de Sara Alelia que c’est un roman de ◀la▶ grâce : oui, mais c’est aussi, et d’abord, un roman de ◀la▶ perdition. J’y vois une suite d’illustrations vivantes du fameux paradoxe luthérien qui est au centre de ◀la▶ Réforme : simul peccator et justus.
Kierkegaard nous rappelle que pour aider ◀les▶ hommes, il faut d’abord ◀les▶ trouver là où ils sont. Ainsi ce livre est consolant, parce qu’il ne cache rien ; parce qu’il vient nous prendre où nous sommes.
C’est ◀le▶ charme profond de Selma Lagerlöf qui revit dans ces peintures d’une Laponie lointaine et d’une humanité si proche. Moins d’art peut-être, je veux dire moins d’apparent lyrisme que chez ◀l’▶auteur de Gösta Berling ; mais une sobriété qui vous saisit ◀le▶ cœur, à chaque page. Toute une vie de femme se déroule sur un rythme large à travers un peuple de personnages vivement contrastés, et des paysages baignés d’une longue lumière boréale. Cette femme n’est pas un ange ni une sainte. Elle a péché gravement, elle a touché ◀le▶ fond de ◀la▶ détresse humaine. C’est un vieux pasteur un peu ivrogne, un vieil ours intraitable, toujours dressé contre ◀les▶ conventions civilisées — inoubliable création, ce Norenius ! — qui prend soin d’elle au temps de son malheur. Puis une grâce vient dans sa vie, et désormais ◀l’▶accompagne en secret tout au long de cette chronique. On voit naître et grandir un fils, puis ◀les▶ enfants d’une troisième génération. (C’est un des grands pouvoirs des romanciers du Nord que d’introduire ◀la▶ durée d’une vie comme protagoniste du drame.) Des fragments du journal de Sara commentent et rythment ◀le▶ déroulement de cette légende de ◀la▶ vie quotidienne.
Vie quotidienne, réalisme, pessimisme. Je vois bien ◀les▶ malentendus que font naître ces expressions dans nos esprits encore marqués de préjugés naturalistes. On a voulu nous faire croire que ◀la▶ vie quotidienne était ◀le▶ contraire de ◀la▶ poésie, et qu’être réaliste c’était ne rien voir d’autre que ◀le▶ sexe et ◀l’▶argent dans ◀l’▶existence humaine. Cette espèce de naturalisme est ◀le▶ fruit d’un ressentiment que ◀les▶ excès idéalistes expliquent sans ◀le▶ légitimer. ◀L’▶homme n’est pas un ange, c’est entendu, mais ne dites pas qu’il n’est qu’une bête. À la fois ange et bête, voilà sa vérité totale, c’est-à-dire sa poésie. Il y a dans Sara Alelia une poésie par endroits bouleversante, une poésie qui naît des faits, jamais d’un commentaire de ◀l’▶auteur. ◀La▶ danse de ◀la▶ petite Eva Margareta, chaussée de galoches trop grandes, dans ◀le▶ taudis où son vieux père se saoule et sacre, dix autres scènes enfantines : c’est Andersen, en plus grave.
À chacun sa réalité : elle dépend du regard qu’on porte sur ◀le▶ monde. ◀Le▶ regard « objectif » de nos naturalistes appauvrit tout, faute de vouloir imaginer. Ils croient voir ◀l’▶existence réelle alors qu’ils décrivent simplement ◀l’▶impuissance de leur propre cœur. ◀Le▶ regard « réaliste » de Hildur Dixetius a su voir dans ◀la▶ vie quotidienne des drames singuliers, de bizarres et profondes folies, ◀l’▶originalité bouleversante des êtres, qu’il s’agisse d’un grand évêque ou de cette fille de ferme « au mince visage de belette » qui enterre son enfant dans ◀la▶ neige avec une sorte d’innocence animale. ◀La▶ superstition rôde dans ces campagnes désertiques ; il y a des fous, des femmes possédées ; des ivrognes qui citent ◀les▶ Écritures ; peut-être aussi des saints, mais qu’on ignore et qui s’ignorent. Partout et jusque dans ◀les▶ choses, un mystère inquiétant se révèle aux yeux de celui qui sait voir, parce que, mieux que d’autres, il sait aimer. Et sur ce monde tel qu’il est, sur ces vies douloureuses, banales ou touchantes, mal engagées ou menacées, harmonieuses ou durement rabrouées par ◀le▶ sort, « ◀la▶ neige tombe, effaçant toutes traces », symbole d’une miséricorde lumineuse, dont on dirait qu’elle est ◀le▶ vrai sujet de ce grand livre.
◀Le▶ silence à peu près général de ◀la▶ critique à propos d’une telle œuvre donnerait lieu à des conclusions amères. Amères pour ◀la▶ critique surtout, je crois. Car Sara Alelia trouvera son public ; c’est un livre qui a ◀le▶ temps pour lui.