Définition de la▶ personne (décembre 1934)i
◀L’▶auteur de cet essai fait partie du comité directeur de L’Ordre nouveau . D’autre part, il dirige ◀la▶ revue barthienne Hic et Nunc . Ces deux références peuvent fixer sa position spirituelle. Toutefois, ◀l’▶exposé qu’on va lire n’est pas un résumé des idées défendues par ◀les▶ deux groupes cités (et qui sont absolument indépendants l’un de l’autre). Cet exposé traduit au contraire un effort tout à fait « personnel » pour exprimer une conscience philosophique que ◀l’▶auteur voudrait d’ailleurs considérer comme ◀le▶ bien commun de sa génération.
1. ◀L’▶indéfinissable concret
Il ne faut pas estimer que ◀les▶ objets que nous touchons de nos mains et voyons de nos yeux soient du tout plus concrets que ◀l’▶acte qui consiste à ◀les▶ toucher et à ◀les▶ voir. Car un objet que personne n’a vu ni touché appartient à ◀la▶ connaissance qu’on nomme abstraite, qui est ◀la▶ connaissance des choses en tant qu’absentes. Mais c’est une autre erreur que d’attribuer à ◀la▶ vision, ou au toucher, ou à ◀la▶ connaissance, une réalité suffisante et détachée de toute action particulière. (Ainsi rêve ◀l’▶idéalisme.) Pour qu’il y ait une réalité, pour qu’il y ait quelque chose de concret, il faut une mise en présence certifiée par un événement ; il faut que ◀la▶ rencontre d’un sujet avec un objet soit attestée par quelque modification sensible.
◀Les▶ objets matériels ne sont vraiment objets que si ◀la▶ connaissance d’un homme ◀les▶ saisit. ◀La▶ connaissance d’un homme n’est réellement sujet que dans ◀l’▶instant où elle rencontre une occasion de s’exercer, et ◀la▶ saisit.
Par ces deux phrases, nous n’avons pas encore défini ◀le▶ concret comme tel, mais nous avons plutôt donné deux équations dont ◀le▶ concret constitue ◀l’▶inconnue, et décrit ◀la▶ manière dont ◀l’▶entendement ◀le▶ prévoit. Peut-on vraiment faire plus ? ◀L’▶événement seul a ◀la▶ vertu de concrétiser ◀le▶ concret, et de manifester à ◀l’▶évidence son mystère. Or ◀l’▶événement ne naît jamais, comme feignent certains philosophes, du croisement de deux définitions. ◀Les▶ philosophes se résignent très mal à cette limitation de leur pouvoir : il nous faut pourtant bien admettre que ◀le▶ concret est justement ce qui transcende nos définitions. Elles sont jugées par lui, et non point lui par elles. Et c’est de lui qu’elles tirent leur justification, et non ◀l’▶inverse. En d’autres termes, lorsque nous parlons du concret, nous supposons ◀le▶ problème résolu. Seule, une valeur déterminée de ◀l’▶inconnue donne une réalité aux relations que nous venons de proposer, transforme ◀l’▶équation sujet en vrai sujet, et ◀l’▶équation objet en vrai objet.
2. ◀Le▶ concret, c’est ◀la▶ présence de ◀l’▶homme
Comment choisir cette valeur précise de ◀l’▶inconnue ? Examinons d’un peu plus près ◀les▶ données qu’il faut mettre en présence.
Sujet en tant qu’actif, objet en tant qu’agi, sont des concepts dont ◀le▶ seul contenu paraît au seul instant de leur présence mutuelle. Il ne suit pas de là que cet instant, qui ◀les▶ réunit, ◀les▶ confonde : tout au contraire, il ◀les▶ révèle bien distincts, et agissant chacun à leur manière ; car autrement, où serait ◀l’▶événement ?
◀La▶ manière d’être de ◀l’▶objet lorsqu’il est mis en présence du sujet n’est point passive ; elle est de résister. Mais ◀l’▶objet ne peut, par lui-même, provoquer aucune présence. C’est là ◀le▶ rôle du sujet, et sa nature. ◀La▶ manière d’être du sujet est essentiellement provocante. Il cherche partout un objet qui lui donne occasion de manifester son pouvoir. Et son angoisse est de n’en pas trouver ; sa joie, de provoquer ◀le▶ corps-à-corps avec ◀l’▶objet. Par où ◀l’▶on voit que ◀le▶ sujet détient une primauté de fait. Il peut s’éprouver dans ◀l’▶angoisse, il y trouve, loin de ◀l’▶objet, une sorte d’existence virtuelle, incomplète mais déjà consciente ; cependant que ◀l’▶objet, séparé du sujet, n’a rien en lui qui ◀le▶ pousse à chercher ce dont il manque, et n’a pas d’existence. Il ne devient objet que lorsque j’en fais mon objet.
Tel étant ◀le▶ sujet, on peut voir qu’il n’est autre que ◀l’▶homme. Seul, dans tout ◀l’▶univers connu, ◀l’▶homme détient ◀le▶ pouvoir de provoquer ◀l’▶objet à ◀l’▶existence. Il peut ◀le▶ faire de deux façons, l’une virtuelle ou distante, l’autre actuelle. S’il se borne à imaginer ◀l’▶objet hors de sa prise, comme absent, il ne fait à vrai dire qu’augmenter son angoisse de ◀l’▶impression d’une impuissance. Alors ◀l’▶objet n’a pas d’autre existence que celle d’une fatalité abstraite pesant sur ◀la▶ conscience du sujet. Mais dès que ◀l’▶homme secoue ce sortilège, sort de ses ombres, cherche des résistances, veut agir, trouve son objet, — ◀la▶ fatalité disparaît, ◀l’▶angoisse devient joie de combattre. C’est ◀le▶ moment de ◀la▶ présence de ◀l’▶homme au monde et à soi-même conjointement.
Et c’est ainsi que ◀le▶ concret naît d’une décision de ◀l’▶homme provocateur de ◀la▶ présence.
3. ◀La▶ présence de ◀l’▶homme est un acte
◀La▶ joie de ◀l’▶homme, ou sa douleur, tels sont ◀les▶ signes de son existence concrète, cependant que ◀l’▶angoisse est ◀le▶ signe de son absence au monde et à soi-même. Dire que ◀l’▶homme est, concrètement, c’est dire qu’il souffre et qu’il jubile, — qu’il agit. C’est pourquoi ils se trompent du tout, ceux qui considèrent ◀l’▶homme, dans leurs calculs, comme un facteur indifférent, comme un objet ou comme un chiffre : ils ne savent pas de quoi ils parlent, ◀l’▶homme dont ils parlent n’est pas un homme, mais une chose faible et petite dont ils ignorent ◀la▶ nature. Ceux qui calculent avec ◀les▶ hommes ne calculent qu’avec leur angoisse, ils s’enfoncent dans ◀l’▶incertain, divaguent dans ◀la▶ précision. ◀Les▶ lois qu’ils imaginent sont celles de ◀la▶ mort, et d’abord de leur propre mort. Car ◀l’▶essence de ◀l’▶homme, en tant qu’homme, est à jamais incalculable, si ◀l’▶homme est un événement, une rupture et une création, un fauteur de nouveauté pure, un poseur de questions, un « prochain » et non pas un problème à résoudre à distance ; en un mot, si ◀l’▶homme est un acte.
4. ◀L’▶acte est insaisissable, parce qu’il est saisissant
Toutes ◀les▶ psychologies échouent dans leur effort pour décrire ◀l’▶acte et rendre compte de ses déterminations suffisantes. Ce qui revient à reconnaître que ◀la▶ psychologie passe à côté de ◀la▶ fin qu’elle s’assigne, qui est ◀l’▶étude du comportement humain. Il n’est de science que du régulier, c’est-à-dire de ◀l’▶inhumain (à ◀la▶ limite), et c’est encore à dire qu’une « science de ◀l’▶homme » qui se veut purement descriptive est exacte dans ◀la▶ mesure où elle décrit notre dégradation. ◀L’▶erreur est simplement de nommer homme cette dégradation, dont nul ne songe d’ailleurs à contester ◀le▶ fait, démontré par ◀l’▶existence même des psychologues.
◀L’▶apparition de ◀la▶ psychologie est à peu près contemporaine de celle de ◀l’▶homme abstrait dans ◀l’▶ordre politique. Et ◀l’▶extension de cette science mesure assez exactement ◀l’▶ampleur de notre défection au monde et à nous-mêmes.
Dans ◀l’▶homme entièrement humain, il n’y aurait pas place pour ◀la▶ psychologie, car elle est liée à ◀l’▶angoisse, c’est-à-dire à ◀l’▶absence et au recul devant ◀l’▶acte. Dans ◀l’▶homme entièrement humain, tout serait histoire, présence, illustration et non explication, incarnation et non concept. Mais ◀la▶ psychologie fait de ◀l’▶homme son « objet », et par là même ◀le▶ déshumanise. Elle pose ◀l’▶homme comme un problème, et pour autant elle est bien obligée de prendre du recul par rapport à ◀l’▶homme concret : mais alors il n’est plus concret ! Et c’est ainsi que ◀l’▶existence du psychologue repose sur un sophisme qu’il faut qualifier d’inversion pure et simple de ◀l’▶humain. ◀Le▶ droit usage de ◀l’▶entendement n’est pas ◀l’▶étude de ◀l’▶homme, mais son éducation. Il n’est pas de décrire, mais d’inventer.
◀L’▶acte étant sujet pur, il ne sera jamais un objet de ◀l’▶entendement. Et c’est pourquoi rien ne peut ◀l’▶expliquer. Mais qu’il paraisse, aussitôt ◀les▶ objets s’ordonnent à sa décision, et deviennent saisissables pour ◀l’▶entendement.
5. ◀L’▶acte est ◀la▶ personne
Puisqu’il est manifeste que ◀l’▶acte est ◀le▶ perpétuel auteur de notre humanité, nous ne pouvons connaître cette humanité, sinon dans ◀la▶ mesure où nous sommes agissants. ◀L’▶acte seul témoigne de ◀l’▶acte, et joue en nous ◀le▶ rôle de ◀l’▶homme. C’est lui qui rend ◀l’▶homme visible à ◀l’▶homme, et nous sculpte un visage lisible.
Sur ◀la▶ scène du monde, où nous avons été placés, dans ce drame qu’il nous faut jouer sans ◀le▶ connaître, c’est-à-dire qu’il nous faut inventer, il y a des figurants qui n’ont pas de visage ; mais ceux qu’on voit sont ◀les▶ acteurs qui jouent leur rôle d’hommes et qui créent leur destin : ceux-là seuls sont ◀les▶ dramatis personae, ceux-là seuls sont présents, parce qu’ils représentent.
À ◀la▶ faveur de cette image, autorisée par ◀l’▶étymologie du mot personne, nous pouvons voir d’abord que de ◀l’▶individu à ◀la▶ personne, ◀la▶ différence est celle du figurant anonyme à ◀l’▶acteur, de celui qui fait nombre à celui qui fait loi, de celui qui regarde à celui qui s’engage.
Nous pouvons voir ensuite un premier caractère de ◀la▶ personne immédiatement lié aux conditions de son apparition, j’entends à ◀la▶ présence et à ◀l’▶engagement : ◀la▶ personne n’est jamais seule, elle est essentiellement en communication. ◀Le▶ figurant peut bien ignorer ses voisins, mais ◀l’▶acteur ◀les▶ provoque autant qu’il leur répond, et ◀la▶ même raison qui fait qu’il est lui-même, fait aussi qu’il n’est plus un isolé, mais un prochain.
6. ◀La▶ personne est une vocation
Qu’on n’oublie pas que ◀la▶ scène du drame, tout bien compté, est aussi vaste que ◀le▶ monde, et qu’il n’est pas de réduit si secret où ◀l’▶on se cache, qui ne soit justement l’un des lieux où ◀l’▶action générale avait dessein de nous placer. Ainsi donc, encore que ce drame puisse être qualifié de jeu, et légèrement pris par toute espèce de sceptiques ou d’heureux ignorants, — il est ◀le▶ seul. Et ◀l’▶on n’en peut sortir sans quitter, du même pas, ◀la▶ vie. C’est pourquoi ◀le▶ drame est sérieux ; et notre vie n’est pas une farce, pour ◀la▶ simple raison qu’elle est unique, et qu’on ne peut changer de rôle : on peut seulement refuser de jouer.
Mais cela dit, il reste à savoir pourquoi tel figurant jeté dans une intrigue insaisissable devient tout à coup un acteur, et se met à se comporter tout comme s’il connaissait ◀le▶ fil du drame. D’où lui vient tout à coup ◀l’▶assurance que ce qu’il fait est dans son rôle ? Pour quelle raison sort-il du chœur des anonymes résignés, pour revêtir un vrai visage, un nom et une autorité, une attitude d’auteur de son propre destin ? C’est ce que ◀l’▶on ne voit point.
C’est ce que nul ne peut voir ni ne verra jamais, cependant que chacun peut voir qu’il existe, en fait, des personnes ; cependant que chacun peut savoir en quoi consiste sa propre personne.
Ma personne, c’est ma présence au monde et à moi-même conjointement ; aux vrais objets, aux vrais humains, et à ma vraie responsabilité.
C’est à bon droit, nous ◀l’▶avons vu, que nous pouvons attribuer un sens commun, ou plus exactement une réalité d’existence commune à des concepts très diversement définis par ◀les▶ philosophes de ◀l’▶école : présence, événement, concret, acte, personne. À tel point que ◀la▶ vraie définition d’un de ces termes n’est pas ailleurs que dans son assimilation existentielle à tous ◀les▶ autres.
Mais ces concepts, un à un, ne peuvent être saisis dans ◀le▶ temps ni dans ◀l’▶espace conçus par notre entendement, si bien que ◀les▶ apparitions irréfutables de leurs contenus, telles que nous ◀les▶ constatons dans ◀l’▶histoire, font figure de coups de force contre toute raison et causalité claire. Ils sont là en dépit de ◀la▶ forme du monde, et par eux seuls s’opèrent ces transformations qui scandent ◀la▶ durée, qui marquent nos mémoires, qui nient ◀le▶ temps, mais aussi nous permettent d’en prendre une mesure humaine.
Toute présence est un éclair d’éternité qui rompt ◀le▶ temps pour initier un temps nouveau. De cette rupture, ◀l’▶Histoire peut témoigner, mais après coup, car ◀les▶ effets seuls sont visibles. ◀Le▶ temps nouveau qu’initie ◀l’▶acte de présence, c’est ◀le▶ temps de ◀la▶ création qui naît de ◀l’▶acte, c’est ◀le▶ rythme imprimé à ◀l’▶action générale par cette apparition qui s’y insère. C’est une nouvelle qualité du concret.
Mais ce mystère de ◀la▶ présence, si ◀l’▶on peut en décrire ◀les▶ effets, demeure mystère en tant que pure initiation : c’est ◀le▶ mystère de ◀l’▶éternité, de cela qui échappe au temps, marque sa fin, et ◀le▶ recrée.
De ce mystère, je puis seul témoigner dans ◀l’▶instant où il me saisit, et seulement en lui obéissant ; car ◀le▶ connaître, c’est ◀le▶ connaître irrésistible. Et comment ai-je su qu’il venait me saisir ? C’est parce que j’en ai témoigné par mon acte.
Admirable cercle vicieux ! Oui, rien n’est plus vicieux pour ◀la▶ raison que ce beau cercle indivisible, irréfutable, du concret. Mais ◀le▶ jugement sceptique que ◀la▶ raison impersonnelle est incapable de ne pas porter sur ◀le▶ concret, juge en réalité ◀la▶ raison même, déclare sa permanente crise et ses limites humiliantes.
◀L’▶éternel est dans ◀le▶ présent, et non point dans ◀l’▶intemporel, parce que ◀l’▶éternel vient à nous, dans notre temps, où nous sommes, tout entier. ◀L’▶éternité pour nous n’existe pas en dehors de ◀l’▶appel qu’elle nous adresse ici et maintenant, et qui nous meut.
Nous avons établi que ◀la▶ présence est ◀le▶ fait de ◀l’▶homme sujet à l’instant qu’il rencontre son objet. ◀L’▶homme sujet, c’est ◀l’▶homme seul à l’instant qu’il cesse de ◀l’▶être. Ainsi ◀la▶ voie du mystère est visible : ◀l’▶éternel ne touche ◀le▶ temps que par ◀l’▶individu en acte, et qui devient à cet instant une personne.
◀L’▶homme n’est un vrai sujet que parce qu’il est personnellement assujetti à ◀l’▶impulsion indescriptible que nous appelons ◀l’▶éternel.
◀La▶ personne est ◀le▶ témoignage d’une vocation reçue et obéie. Je suis personne dans ◀la▶ mesure où mon action relève de ma vocation, fût-ce au prix de ◀la▶ vie de mon individu.
7. Incarnation
À ◀la▶ série d’« implications inexplicables » que nous venons de parcourir, il faut ajouter maintenant un dernier terme qui ◀la▶ résume tout entière : c’est ◀le▶ terme d’incarnation.
Si toute présence est ◀l’▶événement de ◀l’▶éternel dans ◀le▶ temps, par ◀le▶ moyen de ◀l’▶homme, si ◀l’▶homme n’est vraiment homme que dans ◀l’▶acte qui fonde sa qualité incomparable de sujet ; si ◀l’▶on admet enfin que ◀la▶ personne est proprement ◀la▶ sujétion de ◀l’▶homme à ◀l’▶éternel et de ◀l’▶objet à ◀l’▶homme, on peut dire que ◀la▶ personne est ◀l’▶impensable incarnation de ◀l’▶éternité dans ◀le▶ temps.
◀La▶ personne pure serait ainsi ◀la▶ coïncidence absolue et manifeste d’une vocation et d’un individu, dans chaque action de cet individu. Ou bien encore ◀l’▶apparition d’une vocation en lieu et place d’un individu. ◀La▶ psychologie de ◀la▶ personne parfaite se réduirait purement et simplement à son histoire, à ◀l’▶énoncé des témoignages visibles qu’elle produit. Dans ce sens, elle n’aurait aucune problématique.
Or, nous nous connaissons complexes et impurs, pleins de problèmes, peuplés de fantômes et séparés par eux de nous-mêmes et du monde. Nous nous voyons dominés fréquemment par ◀les▶ objets que nous imaginons sans ◀les▶ saisir, et notre « individu » n’est certes pas ◀le▶ moindre. Dans ◀l’▶espoir incertain de nous munir contre eux, notre raison cherche à trouver leurs lois. Elle ◀les▶ trouve, mais ce sont alors ◀les▶ lois mêmes de notre absence, celles du monde abandonné et qui paraît déterminé de soi, puisqu’il est vu précisément comme n’étant pas assujetti à notre action. C’est pourquoi la plupart de nos gestes, loin d’être ordonnateurs et créateurs, sont simplement déterminés par une mécanique impersonnelle. Ils ne sont pas ◀les▶ actes d’un auteur, mais ◀les▶ contrecoups nécessaires d’un procès initié par d’autres, d’un procès anonyme étranger à notre être, et que nous baptisons fatalité, parce que nous sommes ses impuissants objets.
Nous sommes très peu personnels. Nous sommes aliénés au monde des objets. Nous sommes surtout ◀les▶ jouets humiliés de ce qui nie notre dignité d’hommes, de ce qui nous traite en objets neutres et en objets d’autant moins résistants qu’ils ont cru concevoir, dans ce qui ◀les▶ attaque, une fatale loi justifiée en raison.
D’où vient alors ◀l’▶idée de ◀la▶ personne, et ce regret d’une dignité que ◀la▶ raison des peuples et des clercs s’accorde à révoquer en doute ?
◀L’▶imagination de ◀la▶ personne à ◀l’▶état pur resterait à nos yeux une espèce d’utopie ontologique, si ◀la▶ Révélation n’en attestait ◀l’▶acte historique. ◀L’▶incarnation totale de Dieu dans ◀l’▶Homme, ◀l’▶humanité parfaite de Jésus-Christ est ◀la▶ limite atteinte de ◀la▶ personne dans ◀l’▶histoire, ◀le▶ fait extrême, ◀le▶ concretissimum à partir duquel nous puissions penser activement ◀la▶ personne, c’est-à-dire réduire ◀la▶ distance qui sépare notre vie de notre vocation. ◀La▶ foi au Christ, c’est ◀la▶ foi dans ◀la▶ personne par excellence : or, cette foi consiste en une action16. (Ce qui confirme nos propositions sur ◀la▶ nature actuelle de ◀la▶ personne). ◀La▶ foi au Christ est proprement ce qui « personnifie » ◀le▶ solitaire, ce qui ◀le▶ rend concret, c’est-à-dire présent à lui-même et aux autres dans un même élan. Tout acte personnel est participation à ◀l’▶actualité éternelle du Christ.
8. Communauté
Tout ainsi que dans ◀la▶ Communion, Jésus-Christ nous est donné, dit Calvin, « comme substance et fondement de tout », nous avons à connaître cette vérité de ◀la▶ personne : qu’elle est toute dans sa communication, laquelle doit être certifiée par quelque signe matériel.
◀L’▶idée d’une personne isolée ou n’entretenant avec ◀les▶ autres que des rapports distants et virtuels est une contradiction in terminis.
◀L’▶aspect communautaire de ◀la▶ personne, en vérité, ressort assez clairement de nos définitions, mais il peut être utile, pour fixer davantage ◀les▶ idées, de ◀l’▶opposer ici à ◀la▶ notion de ◀l’▶individu.
◀L’▶individu est ◀le▶ terme dernier de ◀la▶ division objective d’une société au sens des sociologues. Il joue, sur le plan politique, ◀le▶ rôle que jouait ◀l’▶atome aux yeux des physiciens du dernier siècle : il est ◀l’▶élément insécable qui marque ◀la▶ limite de décomposition d’un corps quelconque. Autrement dit, ◀l’▶individu n’est conçu qu’à partir de ◀l’▶ensemble du corps social, comme un élément numérique, indifférencié, objectif. On ◀l’▶obtient par un processus d’isolation.
Quel rôle peut jouer ◀la▶ personne dans cette image ? Peut-être celui de ◀la▶ valence, c’est-à-dire de ◀la▶ puissance de combinaison d’un atome. Mais il nous faut laisser ce modèle mécanique, puisqu’aussi bien ◀la▶ personne en elle-même n’est passible d’aucune description objective.
Par rapport à ◀l’▶ensemble humain, ◀la▶ personne est par excellence ◀le▶ terme premier, dont dépend toute réalité collective. À ◀l’▶utopie sociologique qui prophétise ◀la▶ dissolution du corps social en individus libres au terme d’une évolution scientifique et organisée (thèse de Marx et de Lasalle) ◀la▶ conception personnaliste oppose mieux qu’un scepticisme : elle renverse de fond en comble ◀l’▶ordre des valeurs établies par ◀le▶ rationalisme et ◀le▶ collectivisme, elle prend pour mesure de tout ◀la▶ présence effective de ◀l’▶homme. À ◀l’▶évolutionnisme objectif elle oppose son exigence proximiste.
Dans ◀l’▶ordre personnel, ◀les▶ relations ◀les▶ plus « valables » sont celles qui exigent de ◀l’▶homme ◀la▶ plus constante proximité : ◀l’▶œuvre, ◀le▶ mariage, ◀la▶ famille, ◀le▶ métier et ◀l’▶éducation. C’est à ◀la▶ sauvegarde de ces réalités prochaines que doivent s’ordonner ◀les▶ relations plus générales. Cette thèse simple constitue à mes yeux ◀la▶ règle d’or de toute doctrine sociale et politique.
Est-ce à dire que ◀le▶ bien de tous doive être mis au service du bien de chacun ? Prenons garde de retomber ici dans un ordre contractuel où ◀la▶ personne abritée par ◀la▶ loi perde à la fois son risque et son pouvoir de création (démocratie libérale). ◀Le▶ droit de ◀la▶ personne à primer sur ◀l’▶ensemble demeure indéfendable s’il n’est pas imposé par ◀le▶ fait humain primordial. ◀Le▶ droit divin n’est pas un droit humain élevé dans ◀l’▶absolu, mais ◀la▶ fin de tout droit humain, et peut-être son contraire. ◀La▶ formule du rapport social ne doit pas contenir une revendication de droit, mais une position de fait. ◀La▶ voici : ◀le▶ bien de tous n’est ni concevable ni réalisable aux dépens du bien de chacun ; il n’est que ◀l’▶expression, de plus en plus abstraite à mesure qu’on s’élève à des nombres plus grands, du pouvoir prochain de ◀la▶ personne ; il n’est rien s’il n’est pas ◀l’▶extension naturelle du risque et du concret de ◀l’▶homme qui se dépasse. Qu’importe ◀l’▶honneur d’un pays, s’il est ◀le▶ fruit de ◀la▶ déshumanisation des citoyens ? Qu’importe une « assurance-vie », si ◀la▶ seule réalité vivante est dans ◀le▶ risque ? Qu’importe ◀la▶ multiplicité des relations, si elle entraîne ◀l’▶irresponsabilité des hommes reliés ? Qu’importe ◀l’▶ordre de ◀l’▶État, s’il se maintient au prix du désordre privé ? Qu’importe, en fin de compte, ◀l’▶humanité, s’il n’y a pas d’abord des hommes présents ◀les▶ uns aux autres ?
◀La▶ personne ne sera pas au terme d’une société parfaite, pour ◀la▶ simple raison qu’il n’y a de rapport humain réel que par ◀l’▶apparition première de ◀la▶ personne, fondement nécessaire et suffisant de toute communauté vivante et progressive.
9. Deux négations de ◀la▶ personne
Et maintenant, si nous savons ce que nous appelons : personne, si nous savons qu’elle est ◀la▶ lumière de nos lumières, et ◀le▶ soleil que rien ne peut décrire, mais qui fait voir ◀le▶ monde et chasse nos fantômes, notre devoir n’est pas de revenir vers ◀les▶ ténèbres pour ◀les▶ persuader qu’elles ont tort d’être obscures, notre devoir est d’éclairer.
À la lumière de ◀la▶ personne, on voit paraître ◀la▶ vérité de plusieurs doctrines humaines qui s’entrebattent dans ◀la▶ confusion et nourrissent des haines bavardes. Je veux parler ici de deux d’entre elles seulement, des fameux jumeaux ennemis qu’on voit partout inséparables : matérialisme et spiritualisme.
Voici ◀l’▶aspect de vérité que ◀la▶ personne éclaire en eux : ◀le▶ matérialisme a compris qu’il y a pour ◀l’▶homme un monde des objets, ce que niaient pratiquement beaucoup de clercs ; il a compris que ◀le▶ phénomène homme ne se produit en fait qu’au niveau des objets, et que tout ce qui est doit pouvoir être vu, être touché, consister sous ◀la▶ main17 ; il a compris que ◀l’▶homme n’est pas un ange, qu’il est un corps jeté au milieu d’autres corps, et que c’est un orgueil assez court que de prétendre ◀l’▶ignorer ; il a compris ◀le▶ fait — sinon ◀l’▶acte — de ◀l’▶incarnation. Il y a une santé dans ◀le▶ matérialisme, et une humilité où ◀la▶ personne retrouve l’un des pôles de sa tension.
Peut-être est-il plus difficile d’être équitable envers ◀le▶ spiritualisme : c’est qu’il nous a fait plus de mal, et que ◀l’▶erreur matérialiste est bâtarde de ses excès. Ceci pourtant doit être dit en sa faveur : il a compris ◀le▶ fait — sinon ◀l’▶acte — de ◀la▶ liberté. Il a su reconnaître que ◀l’▶homme est un sujet (au sens initiateur, et non pas ironique !) et qu’il dépend de lui que ◀l’▶objet soit ou non présent.
Mais alors ◀le▶ malheur du spiritualisme fut de se replier sur cette liberté pour ◀la▶ chérir dans sa précieuse intégrité. Orgueilleux de sa force, il refuse de ◀l’▶exercer, de ◀l’▶engager dans des limites objectives. Il veut se garder pur, et reste virtuel. Il se croit maître de tous ◀les▶ objets, mais néglige d’en choisir aucun. Il chante sa grandeur, mais n’en témoigne pas. Il est plus dangereux que ◀le▶ matérialisme : il ne nie pas grossièrement notre puissance — ce serait une manière de ◀la▶ mieux provoquer — mais glorifiant ◀le▶ sujet pur comme tel, il dégrade son existence, c’est-à-dire qu’il ◀l’▶atrophie. ◀L’▶objet pendant ce temps, se dégrade selon ses lois.
◀La▶ révolte matérialiste trouve dans ◀la▶ carence du spiritualisme une espèce provisoire de justification. Il y a dans cette révolte un certain ascétisme : celui des lendemains amers de débauche. Il y a aussi dans ◀la▶ doctrine déterministe qu’elle édicte, ◀l’▶expression d’un ressentiment contre ◀l’▶« esprit » demeuré incapable de témoigner de notre liberté.
Dans ◀le▶ plan d’ombre et d’abstractions, parfois violentes, où se poursuit ce vieux débat, aucun espoir de solution réelle n’est plus permis18. Mais c’est ce plan que nous avons quitté en définissant ◀la▶ personne comme un acte.
Hors ◀l’▶acte, ◀la▶ matière demeure abstraite ou tyrannique. Hors ◀l’▶acte, notre « esprit » demeure abstrait ou impuissant. Dans ◀l’▶acte, l’une et l’autre se mesurent et se réalisent : ◀la▶ charité de ◀la▶ personne est d’ordonner ce corps-à-corps.
10. ◀Le▶ spirituel
Descartes a détruit ◀la▶ personne, ou plutôt son lieu naturel, en séparant ◀le▶ corps et ◀l’▶âme : c’est qu’il ◀les▶ a mal distingués. Du point de vue de ◀la▶ personne, ◀le▶ corps et ◀l’▶âme sont deux aspects de ◀l’▶homme concret, dont ◀la▶ nature réelle n’apparaît que dans ◀l’▶acte. ◀L’▶aspect corporel de ◀l’▶homme est ◀l’▶expression de notre solidarité avec ◀le▶ monde des objets ; ◀l’▶aspect de ◀l’▶âme est notre orientation, ◀l’▶originalité essentielle de ◀l’▶homme au sein du monde des objets, c’est-à-dire notre capacité de choisir librement nos contacts, comme aussi de n’en pas choisir. (Et c’est dans ce débat qu’apparaît ◀la▶ conscience.) Mais ni ◀le▶ corps de ◀l’▶homme ne peut être conçu comme réel sans ◀l’▶insistance particulière qui ◀le▶ forme, ◀le▶ tient debout et ◀le▶ dirige, ni ◀l’▶âme n’est humainement imaginable hors de ◀la▶ consistance qui ◀la▶ révèle et ◀l’▶effectue. Corps et âme sont un seul et même être ; ils naissent ensemble et meurent ensemble, ils sont une seule et même « chair ».
C’est une étrange erreur que de nommer « esprit » ◀l’▶aspect original du corps humain ; c’est une étrange erreur que de rêver ◀l’▶âme immortelle19 ; et c’est au nom de cette erreur qu’on croit pouvoir séparer ◀l’▶âme du corps — quitte à ne plus savoir comment ◀les▶ réunir — ce que ne font ni ◀la▶ vie ni ◀la▶ mort, ni Dieu qui ressuscitera ◀les▶ morts20. En vérité, cette illusion provient d’une pensée qui se refuse à nos limites, faute parfois de ◀les▶ avoir assez sérieusement éprouvées, faute surtout d’une foi qui rendrait vain ◀le▶ plus consolant de nos rêves. C’est une tentative impie pour substituer ◀la▶ conscience à ◀la▶ vocation personnelle, c’est-à-dire pour substituer, dans ◀l’▶échelle de nos valeurs, notre capacité de liberté à ◀l’▶exercice concret de cette liberté.
C’est une usurpation de ◀l’▶éternel par ◀la▶ conscience contingente, par cette conscience insinuée comme un retard entre ◀l’▶individu et sa pressante vocation. ◀L’▶âme immortelle n’est rien que ◀l’▶illusion d’un égoïsme qui se glorifie dans ◀l’▶abstrait.
Qu’est-ce alors, parmi nous hommes de chair, que ◀l’▶esprit ? Cet esprit qui souffle où il veut, et nous mourons où nous pouvons, cet esprit qui dansait sur ◀les▶ eaux primitives, et ◀les▶ lois de mon corps sont celles de ◀la▶ poussière ? — Rien, ◀l’▶esprit n’est plus rien, et comprendre n’est rien qu’envisager ◀les▶ modes de notre esclavage. — Jusqu’à cet acte, que soudain j’ai fait !
Car je ◀l’▶ai fait, et je ne sais rien d’autre. J’ai reçu ◀l’▶ordre, et ce pouvoir ordonnateur, irréfutablement est là, rendu visible. J’ai fait ce pas, je puis ◀le▶ mesurer — mais sa grandeur pourtant n’est pas un nombre. J’appelle esprit cette surprise pure de mon corps qui se voit conduit où rien en lui n’était nécessité d’aller.
J’appelle esprit ◀la▶ plénitude de ◀l’▶instant où dans ◀l’▶oubli de tout ce que je peux, j’ai franchi ◀l’▶impossible seuil.
◀L’▶esprit est acte, ◀l’▶acte est obéissance à ◀la▶ motion de ◀l’▶éternel. J’ai peut-être entendu quelque parole, on n’a rien vu qu’un corps en mouvement.
C’est parce que Dieu s’est révélé dans un corps d’homme que ◀l’▶esprit, parmi nous, n’est rien — hors ◀la▶ démonstration charnelle et déchiffrable d’une action. Jésus-Christ est ◀le▶ verbe incarné, ◀la▶ vocation toujours présente, ◀la▶ parole qu’on n’entend ni ne voit avant de ◀l’▶avoir obéie dans un instant indescriptible et manifeste. Au commencement était ◀le▶ Verbe, et il demeure ◀l’▶initiation fondamentale de toute histoire. C’est par ◀le▶ verbe seul, créant de rien, que « ◀l’▶impossible, ici, devient événement », que ◀l’▶idée du concret cesse d’être une idée, que ◀la▶ personne existe et que ◀l’▶acte transforme.
Ce qui témoigne en moi de ◀l’▶indicible réception de ◀la▶ parole, ce n’est point une extase, ni une angoisse, ni toujours une plénitude de ◀la▶ joie, ni jamais rien qui fût à moi tel que j’étais, ni rien que j’aie, mais cet abandon un instant, cette mort cachée dans ◀la▶ vie, cette insensible et peu croyable distraction du monstre moi, qui suffit bien à ◀l’▶éternelle vigilance pour me pousser un peu plus loin que tout calcul, un peu plus près de ◀l’▶homme que je puis être pour ◀les▶ hommes — pour me jeter dans ◀le▶ fait accompli d’une évidente nouveauté. Maintenant quelque chose s’est passé, un risque est là, et ma vie est en lui. ◀L’▶ai-je accepté ? Déjà tout recommence. Car ◀la▶ durée n’ajoute rien à ◀l’▶éternel. Ce pas petit et triomphal à peine fait, je ◀le▶ reperds si je n’en fais pas un second. Et pourtant mon espoir est gagé sur une promesse aussi certaine que ma mort et que ◀la▶ mort du temps lui-même au Jugement. Ni ◀la▶ foi ne court sur son erre, ni ◀l’▶homme n’est rien devant sa vocation, qu’un doute ; mais ◀la▶ fidélité de ◀la▶ personne n’est pas vaine. Dans ◀la▶ très confuse partie que nous menons, ignorants de ◀la▶ règle, distinguons cet enjeu admirable !