Définition de▶ la personne (décembre 1934)i
L’auteur ◀de▶ cet essai fait partie du comité directeur ◀de▶ L’Ordre nouveau . D’autre part, il dirige la revue barthienne Hic et Nunc . Ces deux références peuvent fixer sa position spirituelle. Toutefois, l’exposé qu’on va lire n’est pas un résumé des idées défendues par les deux groupes cités (et qui sont absolument indépendants l’un ◀de▶ l’autre). Cet exposé traduit au contraire un effort tout à fait « personnel » pour exprimer une conscience philosophique que l’auteur voudrait d’ailleurs considérer comme le bien commun ◀de▶ sa génération.
1. L’indéfinissable concret
Il ne faut pas estimer que les objets que nous touchons ◀de▶ nos mains et voyons ◀de▶ nos yeux soient du tout plus concrets que l’acte qui consiste à les toucher et à les voir. Car un objet que personne n’a vu ni touché appartient à la connaissance qu’on nomme abstraite, qui est la connaissance des choses en tant qu’absentes. Mais c’est une autre erreur que ◀d’▶attribuer à la vision, ou au toucher, ou à la connaissance, une réalité suffisante et détachée ◀de▶ toute action particulière. (Ainsi rêve l’idéalisme.) Pour qu’il y ait une réalité, pour qu’il y ait quelque chose ◀de▶ concret, il faut une mise en présence certifiée par un événement ; il faut que la rencontre ◀d’▶un sujet avec un objet soit attestée par quelque modification sensible.
Les objets matériels ne sont vraiment objets que si la connaissance ◀d’▶un homme les saisit. La connaissance ◀d’▶un homme n’est réellement sujet que dans l’instant où elle rencontre une occasion ◀de▶ s’exercer, et la saisit.
Par ces deux phrases, nous n’avons pas encore défini le concret comme tel, mais nous avons plutôt donné deux équations dont le concret constitue l’inconnue, et décrit la manière dont l’entendement le prévoit. Peut-on vraiment faire plus ? L’événement seul a la vertu ◀de▶ concrétiser le concret, et ◀de▶ manifester à l’évidence son mystère. Or l’événement ne naît jamais, comme feignent certains philosophes, du croisement ◀de▶ deux définitions. Les philosophes se résignent très mal à cette limitation ◀de▶ leur pouvoir : il nous faut pourtant bien admettre que le concret est justement ce qui transcende nos définitions. Elles sont jugées par lui, et non point lui par elles. Et c’est ◀de▶ lui qu’elles tirent leur justification, et non l’inverse. En d’autres termes, lorsque nous parlons du concret, nous supposons le problème résolu. Seule, une valeur déterminée ◀de▶ l’inconnue donne une réalité aux relations que nous venons de proposer, transforme l’équation sujet en vrai sujet, et l’équation objet en vrai objet.
2. Le concret, c’est la présence ◀de▶ l’homme
Comment choisir cette valeur précise ◀de▶ l’inconnue ? Examinons ◀d’▶un peu plus près les données qu’il faut mettre en présence.
Sujet en tant qu’actif, objet en tant qu’agi, sont des concepts dont le seul contenu paraît au seul instant ◀de▶ leur présence mutuelle. Il ne suit pas ◀de▶ là que cet instant, qui les réunit, les confonde : tout au contraire, il les révèle bien distincts, et agissant chacun à leur manière ; car autrement, où serait l’événement ?
La manière ◀d’▶être ◀de▶ l’objet lorsqu’il est mis en présence du sujet n’est point passive ; elle est ◀de▶ résister. Mais l’objet ne peut, par lui-même, provoquer aucune présence. C’est là le rôle du sujet, et sa nature. La manière ◀d’▶être du sujet est essentiellement provocante. Il cherche partout un objet qui lui donne occasion ◀de▶ manifester son pouvoir. Et son angoisse est ◀de▶ n’en pas trouver ; sa joie, ◀de▶ provoquer le corps-à-corps avec l’objet. Par où l’on voit que le sujet détient une primauté ◀de▶ fait. Il peut s’éprouver dans l’angoisse, il y trouve, loin de l’objet, une sorte ◀d’▶existence virtuelle, incomplète mais déjà consciente ; cependant que l’objet, séparé du sujet, n’a rien en lui qui le pousse à chercher ce dont il manque, et n’a pas ◀d’▶existence. Il ne devient objet que lorsque j’en fais mon objet.
Tel étant le sujet, on peut voir qu’il n’est autre que l’homme. Seul, dans tout l’univers connu, l’homme détient le pouvoir ◀de▶ provoquer l’objet à l’existence. Il peut le faire ◀de▶ deux façons, l’une virtuelle ou distante, l’autre actuelle. S’il se borne à imaginer l’objet hors de sa prise, comme absent, il ne fait à vrai dire qu’augmenter son angoisse ◀de▶ l’impression ◀d’▶une impuissance. Alors l’objet n’a pas ◀d’▶autre existence que celle ◀d’▶une fatalité abstraite pesant sur la conscience du sujet. Mais dès que l’homme secoue ce sortilège, sort ◀de▶ ses ombres, cherche des résistances, veut agir, trouve son objet, — la fatalité disparaît, l’angoisse devient joie ◀de▶ combattre. C’est le moment ◀de▶ la présence ◀de▶ l’homme au monde et à soi-même conjointement.
Et c’est ainsi que le concret naît ◀d’▶une décision ◀de▶ l’homme provocateur ◀de▶ la présence.
3. La présence ◀de▶ l’homme est un acte
La joie ◀de▶ l’homme, ou sa douleur, tels sont les signes ◀de▶ son existence concrète, cependant que l’angoisse est le signe ◀de▶ son absence au monde et à soi-même. Dire que l’homme est, concrètement, c’est dire qu’il souffre et qu’il jubile, — qu’il agit. C’est pourquoi ils se trompent du tout, ceux qui considèrent l’homme, dans leurs calculs, comme un facteur indifférent, comme un objet ou comme un chiffre : ils ne savent pas ◀de▶ quoi ils parlent, l’homme dont ils parlent n’est pas un homme, mais une chose faible et petite dont ils ignorent la nature. Ceux qui calculent avec les hommes ne calculent qu’avec leur angoisse, ils s’enfoncent dans l’incertain, divaguent dans la précision. Les lois qu’ils imaginent sont celles ◀de▶ la mort, et d’abord ◀de▶ leur propre mort. Car l’essence ◀de▶ l’homme, en tant qu’homme, est à jamais incalculable, si l’homme est un événement, une rupture et une création, un fauteur ◀de▶ nouveauté pure, un poseur ◀de▶ questions, un « prochain » et non pas un problème à résoudre à distance ; en un mot, si l’homme est un acte.
4. L’acte est insaisissable, parce qu’il est saisissant
Toutes les psychologies échouent dans leur effort pour décrire l’acte et rendre compte ◀de▶ ses déterminations suffisantes. Ce qui revient à reconnaître que la psychologie passe à côté de la fin qu’elle s’assigne, qui est l’étude du comportement humain. Il n’est ◀de▶ science que du régulier, c’est-à-dire ◀de▶ l’inhumain (à la limite), et c’est encore à dire qu’une « science ◀de▶ l’homme » qui se veut purement descriptive est exacte dans la mesure où elle décrit notre dégradation. L’erreur est simplement ◀de▶ nommer homme cette dégradation, dont nul ne songe d’ailleurs à contester le fait, démontré par l’existence même des psychologues.
L’apparition ◀de▶ la psychologie est à peu près contemporaine ◀de▶ celle ◀de▶ l’homme abstrait dans l’ordre politique. Et l’extension ◀de▶ cette science mesure assez exactement l’ampleur ◀de▶ notre défection au monde et à nous-mêmes.
Dans l’homme entièrement humain, il n’y aurait pas place pour la psychologie, car elle est liée à l’angoisse, c’est-à-dire à l’absence et au recul devant l’acte. Dans l’homme entièrement humain, tout serait histoire, présence, illustration et non explication, incarnation et non concept. Mais la psychologie fait ◀de▶ l’homme son « objet », et par là même le déshumanise. Elle pose l’homme comme un problème, et pour autant elle est bien obligée ◀de▶ prendre du recul par rapport à l’homme concret : mais alors il n’est plus concret ! Et c’est ainsi que l’existence du psychologue repose sur un sophisme qu’il faut qualifier ◀d’▶inversion pure et simple ◀de▶ l’humain. Le droit usage ◀de▶ l’entendement n’est pas l’étude ◀de▶ l’homme, mais son éducation. Il n’est pas ◀de▶ décrire, mais ◀d’▶inventer.
L’acte étant sujet pur, il ne sera jamais un objet ◀de▶ l’entendement. Et c’est pourquoi rien ne peut l’expliquer. Mais qu’il paraisse, aussitôt les objets s’ordonnent à sa décision, et deviennent saisissables pour l’entendement.
5. L’acte est la personne
Puisqu’il est manifeste que l’acte est le perpétuel auteur ◀de▶ notre humanité, nous ne pouvons connaître cette humanité, sinon dans la mesure où nous sommes agissants. L’acte seul témoigne ◀de▶ l’acte, et joue en nous le rôle ◀de▶ l’homme. C’est lui qui rend l’homme visible à l’homme, et nous sculpte un visage lisible.
Sur la scène du monde, où nous avons été placés, dans ce drame qu’il nous faut jouer sans le connaître, c’est-à-dire qu’il nous faut inventer, il y a des figurants qui n’ont pas ◀de▶ visage ; mais ceux qu’on voit sont les acteurs qui jouent leur rôle ◀d’▶hommes et qui créent leur destin : ceux-là seuls sont les dramatis personae, ceux-là seuls sont présents, parce qu’ils représentent.
À la faveur ◀de▶ cette image, autorisée par l’étymologie du mot personne, nous pouvons voir d’abord que ◀de▶ l’individu à la personne, la différence est celle du figurant anonyme à l’acteur, ◀de▶ celui qui fait nombre à celui qui fait loi, ◀de▶ celui qui regarde à celui qui s’engage.
Nous pouvons voir ensuite un premier caractère ◀de▶ la personne immédiatement lié aux conditions ◀de▶ son apparition, j’entends à la présence et à l’engagement : la personne n’est jamais seule, elle est essentiellement en communication. Le figurant peut bien ignorer ses voisins, mais l’acteur les provoque autant qu’il leur répond, et la même raison qui fait qu’il est lui-même, fait aussi qu’il n’est plus un isolé, mais un prochain.
6. La personne est une vocation
Qu’on n’oublie pas que la scène du drame, tout bien compté, est aussi vaste que le monde, et qu’il n’est pas ◀de▶ réduit si secret où l’on se cache, qui ne soit justement l’un des lieux où l’action générale avait dessein ◀de▶ nous placer. Ainsi donc, encore que ce drame puisse être qualifié ◀de▶ jeu, et légèrement pris par toute espèce ◀de▶ sceptiques ou ◀d’▶heureux ignorants, — il est le seul. Et l’on n’en peut sortir sans quitter, du même pas, la ◀vie▶. C’est pourquoi le drame est sérieux ; et notre ◀vie▶ n’est pas une farce, pour la simple raison qu’elle est unique, et qu’on ne peut changer ◀de▶ rôle : on peut seulement refuser ◀de▶ jouer.
Mais cela dit, il reste à savoir pourquoi tel figurant jeté dans une intrigue insaisissable devient tout à coup un acteur, et se met à se comporter tout comme s’il connaissait le fil du drame. ◀D’▶où lui vient tout à coup l’assurance que ce qu’il fait est dans son rôle ? Pour quelle raison sort-il du chœur des anonymes résignés, pour revêtir un vrai visage, un nom et une autorité, une attitude ◀d’▶auteur ◀de▶ son propre destin ? C’est ce que l’on ne voit point.
C’est ce que nul ne peut voir ni ne verra jamais, cependant que chacun peut voir qu’il existe, en fait, des personnes ; cependant que chacun peut savoir en quoi consiste sa propre personne.
Ma personne, c’est ma présence au monde et à moi-même conjointement ; aux vrais objets, aux vrais humains, et à ma vraie responsabilité.
C’est à bon droit, nous l’avons vu, que nous pouvons attribuer un sens commun, ou plus exactement une réalité ◀d’▶existence commune à des concepts très diversement définis par les philosophes ◀de▶ l’école : présence, événement, concret, acte, personne. À tel point que la vraie définition ◀d’▶un ◀de▶ ces termes n’est pas ailleurs que dans son assimilation existentielle à tous les autres.
Mais ces concepts, un à un, ne peuvent être saisis dans le temps ni dans l’espace conçus par notre entendement, si bien que les apparitions irréfutables ◀de▶ leurs contenus, telles que nous les constatons dans l’histoire, font figure ◀de▶ coups ◀de▶ force contre toute raison et causalité claire. Ils sont là en dépit de la forme du monde, et par eux seuls s’opèrent ces transformations qui scandent la durée, qui marquent nos mémoires, qui nient le temps, mais aussi nous permettent ◀d’▶en prendre une mesure humaine.
Toute présence est un éclair ◀d’▶éternité qui rompt le temps pour initier un temps nouveau. ◀De▶ cette rupture, l’Histoire peut témoigner, mais après coup, car les effets seuls sont visibles. Le temps nouveau qu’initie l’acte ◀de▶ présence, c’est le temps ◀de▶ la création qui naît ◀de▶ l’acte, c’est le rythme imprimé à l’action générale par cette apparition qui s’y insère. C’est une nouvelle qualité du concret.
Mais ce mystère ◀de▶ la présence, si l’on peut en décrire les effets, demeure mystère en tant que pure initiation : c’est le mystère ◀de▶ l’éternité, ◀de▶ cela qui échappe au temps, marque sa fin, et le recrée.
◀De▶ ce mystère, je puis seul témoigner dans l’instant où il me saisit, et seulement en lui obéissant ; car le connaître, c’est le connaître irrésistible. Et comment ai-je su qu’il venait me saisir ? C’est parce que j’en ai témoigné par mon acte.
Admirable cercle vicieux ! Oui, rien n’est plus vicieux pour la raison que ce beau cercle indivisible, irréfutable, du concret. Mais le jugement sceptique que la raison impersonnelle est incapable ◀de▶ ne pas porter sur le concret, juge en réalité la raison même, déclare sa permanente crise et ses limites humiliantes.
L’éternel est dans le présent, et non point dans l’intemporel, parce que l’éternel vient à nous, dans notre temps, où nous sommes, tout entier. L’éternité pour nous n’existe pas en dehors de l’appel qu’elle nous adresse ici et maintenant, et qui nous meut.
Nous avons établi que la présence est le fait ◀de▶ l’homme sujet à l’instant qu’il rencontre son objet. L’homme sujet, c’est l’homme seul à l’instant qu’il cesse ◀de▶ l’être. Ainsi la voie du mystère est visible : l’éternel ne touche le temps que par l’individu en acte, et qui devient à cet instant une personne.
L’homme n’est un vrai sujet que parce qu’il est personnellement assujetti à l’impulsion indescriptible que nous appelons l’éternel.
La personne est le témoignage ◀d’▶une vocation reçue et obéie. Je suis personne dans la mesure où mon action relève ◀de▶ ma vocation, fût-ce au prix de la ◀vie▶ ◀de▶ mon individu.
7. Incarnation
À la série ◀d’▶« implications inexplicables » que nous venons de parcourir, il faut ajouter maintenant un dernier terme qui la résume tout entière : c’est le terme ◀d’▶incarnation.
Si toute présence est l’événement ◀de▶ l’éternel dans le temps, par le moyen ◀de▶ l’homme, si l’homme n’est vraiment homme que dans l’acte qui fonde sa qualité incomparable ◀de▶ sujet ; si l’on admet enfin que la personne est proprement la sujétion ◀de▶ l’homme à l’éternel et ◀de▶ l’objet à l’homme, on peut dire que la personne est l’impensable incarnation ◀de▶ l’éternité dans le temps.
La personne pure serait ainsi la coïncidence absolue et manifeste ◀d’▶une vocation et ◀d’▶un individu, dans chaque action ◀de▶ cet individu. Ou bien encore l’apparition ◀d’▶une vocation en lieu et place ◀d’▶un individu. La psychologie ◀de▶ la personne parfaite se réduirait purement et simplement à son histoire, à l’énoncé des témoignages visibles qu’elle produit. Dans ce sens, elle n’aurait aucune problématique.
Or, nous nous connaissons complexes et impurs, pleins ◀de▶ problèmes, peuplés ◀de▶ fantômes et séparés par eux ◀de▶ nous-mêmes et du monde. Nous nous voyons dominés fréquemment par les objets que nous imaginons sans les saisir, et notre « individu » n’est certes pas le moindre. Dans l’espoir incertain ◀de▶ nous munir contre eux, notre raison cherche à trouver leurs lois. Elle les trouve, mais ce sont alors les lois mêmes ◀de▶ notre absence, celles du monde abandonné et qui paraît déterminé ◀de▶ soi, puisqu’il est vu précisément comme n’étant pas assujetti à notre action. C’est pourquoi la plupart de nos gestes, loin ◀d’▶être ordonnateurs et créateurs, sont simplement déterminés par une mécanique impersonnelle. Ils ne sont pas les actes ◀d’▶un auteur, mais les contrecoups nécessaires ◀d’▶un procès initié par d’autres, ◀d’▶un procès anonyme étranger à notre être, et que nous baptisons fatalité, parce que nous sommes ses impuissants objets.
Nous sommes très peu personnels. Nous sommes aliénés au monde des objets. Nous sommes surtout les jouets humiliés ◀de▶ ce qui nie notre dignité ◀d’▶hommes, ◀de▶ ce qui nous traite en objets neutres et en objets ◀d’▶autant moins résistants qu’ils ont cru concevoir, dans ce qui les attaque, une fatale loi justifiée en raison.
◀D’▶où vient alors l’idée ◀de▶ la personne, et ce regret ◀d’▶une dignité que la raison des peuples et des clercs s’accorde à révoquer en doute ?
L’imagination ◀de▶ la personne à l’état pur resterait à nos yeux une espèce ◀d’▶utopie ontologique, si la Révélation n’en attestait l’acte historique. L’incarnation totale ◀de▶ Dieu dans l’Homme, l’humanité parfaite ◀de▶ Jésus-Christ est la limite atteinte ◀de▶ la personne dans l’histoire, le fait extrême, le concretissimum à partir duquel nous puissions penser activement la personne, c’est-à-dire réduire la distance qui sépare notre ◀vie▶ ◀de▶ notre vocation. La foi au Christ, c’est la foi dans la personne par excellence : or, cette foi consiste en une action16. (Ce qui confirme nos propositions sur la nature actuelle ◀de▶ la personne). La foi au Christ est proprement ce qui « personnifie » le solitaire, ce qui le rend concret, c’est-à-dire présent à lui-même et aux autres dans un même élan. Tout acte personnel est participation à l’actualité éternelle du Christ.
8. Communauté
Tout ainsi que dans la Communion, Jésus-Christ nous est donné, dit Calvin, « comme substance et fondement ◀de▶ tout », nous avons à connaître cette vérité ◀de▶ la personne : qu’elle est toute dans sa communication, laquelle doit être certifiée par quelque signe matériel.
L’idée ◀d’▶une personne isolée ou n’entretenant avec les autres que des rapports distants et virtuels est une contradiction in terminis.
L’aspect communautaire ◀de▶ la personne, en vérité, ressort assez clairement ◀de▶ nos définitions, mais il peut être utile, pour fixer davantage les idées, ◀de▶ l’opposer ici à la notion ◀de▶ l’individu.
L’individu est le terme dernier ◀de▶ la division objective ◀d’▶une société au sens des sociologues. Il joue, sur le plan politique, le rôle que jouait l’atome aux yeux des physiciens du dernier siècle : il est l’élément insécable qui marque la limite ◀de▶ décomposition ◀d’▶un corps quelconque. Autrement dit, l’individu n’est conçu qu’à partir de l’ensemble du corps social, comme un élément numérique, indifférencié, objectif. On l’obtient par un processus ◀d’▶isolation.
Quel rôle peut jouer la personne dans cette image ? Peut-être celui ◀de▶ la valence, c’est-à-dire ◀de▶ la puissance ◀de▶ combinaison ◀d’▶un atome. Mais il nous faut laisser ce modèle mécanique, puisqu’aussi bien la personne en elle-même n’est passible ◀d’▶aucune description objective.
Par rapport à l’ensemble humain, la personne est par excellence le terme premier, dont dépend toute réalité collective. À l’utopie sociologique qui prophétise la dissolution du corps social en individus libres au terme ◀d’▶une évolution scientifique et organisée (thèse ◀de▶ Marx et ◀de▶ Lasalle) la conception personnaliste oppose mieux qu’un scepticisme : elle renverse ◀de▶ fond en comble l’ordre des valeurs établies par le rationalisme et le collectivisme, elle prend pour mesure ◀de▶ tout la présence effective ◀de▶ l’homme. À l’évolutionnisme objectif elle oppose son exigence proximiste.
Dans l’ordre personnel, les relations les plus « valables » sont celles qui exigent ◀de▶ l’homme la plus constante proximité : l’œuvre, le mariage, la famille, le métier et l’éducation. C’est à la sauvegarde ◀de▶ ces réalités prochaines que doivent s’ordonner les relations plus générales. Cette thèse simple constitue à mes yeux la règle ◀d’▶or ◀de▶ toute doctrine sociale et politique.
Est-ce à dire que le bien ◀de▶ tous doive être mis au service du bien ◀de▶ chacun ? Prenons garde ◀de▶ retomber ici dans un ordre contractuel où la personne abritée par la loi perde à la fois son risque et son pouvoir ◀de▶ création (démocratie libérale). Le droit ◀de▶ la personne à primer sur l’ensemble demeure indéfendable s’il n’est pas imposé par le fait humain primordial. Le droit divin n’est pas un droit humain élevé dans l’absolu, mais la fin ◀de▶ tout droit humain, et peut-être son contraire. La formule du rapport social ne doit pas contenir une revendication ◀de▶ droit, mais une position ◀de▶ fait. La voici : le bien ◀de▶ tous n’est ni concevable ni réalisable aux dépens du bien ◀de▶ chacun ; il n’est que l’expression, de plus en plus abstraite à mesure qu’on s’élève à des nombres plus grands, du pouvoir prochain ◀de▶ la personne ; il n’est rien s’il n’est pas l’extension naturelle du risque et du concret ◀de▶ l’homme qui se dépasse. Qu’importe l’honneur ◀d’▶un pays, s’il est le fruit ◀de▶ la déshumanisation des citoyens ? Qu’importe une « assurance-vie », si la seule réalité vivante est dans le risque ? Qu’importe la multiplicité des relations, si elle entraîne l’irresponsabilité des hommes reliés ? Qu’importe l’ordre ◀de▶ l’État, s’il se maintient au prix du désordre privé ? Qu’importe, en fin de compte, l’humanité, s’il n’y a pas d’abord des hommes présents les uns aux autres ?
La personne ne sera pas au terme ◀d’▶une société parfaite, pour la simple raison qu’il n’y a ◀de▶ rapport humain réel que par l’apparition première ◀de▶ la personne, fondement nécessaire et suffisant ◀de▶ toute communauté vivante et progressive.
9. Deux négations ◀de▶ la personne
Et maintenant, si nous savons ce que nous appelons : personne, si nous savons qu’elle est la lumière ◀de▶ nos lumières, et le soleil que rien ne peut décrire, mais qui fait voir le monde et chasse nos fantômes, notre devoir n’est pas ◀de▶ revenir vers les ténèbres pour les persuader qu’elles ont tort ◀d’▶être obscures, notre devoir est ◀d’▶éclairer.
À la lumière de la personne, on voit paraître la vérité ◀de▶ plusieurs doctrines humaines qui s’entrebattent dans la confusion et nourrissent des haines bavardes. Je veux parler ici ◀de▶ deux d’entre elles seulement, des fameux jumeaux ennemis qu’on voit partout inséparables : matérialisme et spiritualisme.
Voici l’aspect ◀de▶ vérité que la personne éclaire en eux : le matérialisme a compris qu’il y a pour l’homme un monde des objets, ce que niaient pratiquement beaucoup de clercs ; il a compris que le phénomène homme ne se produit en fait qu’au niveau des objets, et que tout ce qui est doit pouvoir être vu, être touché, consister sous la main17 ; il a compris que l’homme n’est pas un ange, qu’il est un corps jeté au milieu d’autres corps, et que c’est un orgueil assez court que ◀de▶ prétendre l’ignorer ; il a compris le fait — sinon l’acte — ◀de▶ l’incarnation. Il y a une santé dans le matérialisme, et une humilité où la personne retrouve l’un des pôles ◀de▶ sa tension.
Peut-être est-il plus difficile ◀d’▶être équitable envers le spiritualisme : c’est qu’il nous a fait plus ◀de▶ mal, et que l’erreur matérialiste est bâtarde ◀de▶ ses excès. Ceci pourtant doit être dit en sa faveur : il a compris le fait — sinon l’acte — ◀de▶ la liberté. Il a su reconnaître que l’homme est un sujet (au sens initiateur, et non pas ironique !) et qu’il dépend ◀de▶ lui que l’objet soit ou non présent.
Mais alors le malheur du spiritualisme fut ◀de▶ se replier sur cette liberté pour la chérir dans sa précieuse intégrité. Orgueilleux ◀de▶ sa force, il refuse ◀de▶ l’exercer, ◀de▶ l’engager dans des limites objectives. Il veut se garder pur, et reste virtuel. Il se croit maître ◀de▶ tous les objets, mais néglige ◀d’▶en choisir aucun. Il chante sa grandeur, mais n’en témoigne pas. Il est plus dangereux que le matérialisme : il ne nie pas grossièrement notre puissance — ce serait une manière ◀de▶ la mieux provoquer — mais glorifiant le sujet pur comme tel, il dégrade son existence, c’est-à-dire qu’il l’atrophie. L’objet pendant ce temps, se dégrade selon ses lois.
La révolte matérialiste trouve dans la carence du spiritualisme une espèce provisoire ◀de▶ justification. Il y a dans cette révolte un certain ascétisme : celui des lendemains amers ◀de▶ débauche. Il y a aussi dans la doctrine déterministe qu’elle édicte, l’expression ◀d’▶un ressentiment contre l’« esprit » demeuré incapable ◀de▶ témoigner ◀de▶ notre liberté.
Dans le plan ◀d’▶ombre et ◀d’▶abstractions, parfois violentes, où se poursuit ce vieux débat, aucun espoir ◀de▶ solution réelle n’est plus permis18. Mais c’est ce plan que nous avons quitté en définissant la personne comme un acte.
Hors l’acte, la matière demeure abstraite ou tyrannique. Hors l’acte, notre « esprit » demeure abstrait ou impuissant. Dans l’acte, l’une et l’autre se mesurent et se réalisent : la charité ◀de▶ la personne est ◀d’▶ordonner ce corps-à-corps.
10. Le spirituel
Descartes a détruit la personne, ou plutôt son lieu naturel, en séparant le corps et l’âme : c’est qu’il les a mal distingués. Du point de vue ◀de▶ la personne, le corps et l’âme sont deux aspects ◀de▶ l’homme concret, dont la nature réelle n’apparaît que dans l’acte. L’aspect corporel ◀de▶ l’homme est l’expression ◀de▶ notre solidarité avec le monde des objets ; l’aspect ◀de▶ l’âme est notre orientation, l’originalité essentielle ◀de▶ l’homme au sein du monde des objets, c’est-à-dire notre capacité ◀de▶ choisir librement nos contacts, comme aussi ◀de▶ n’en pas choisir. (Et c’est dans ce débat qu’apparaît la conscience.) Mais ni le corps ◀de▶ l’homme ne peut être conçu comme réel sans l’insistance particulière qui le forme, le tient debout et le dirige, ni l’âme n’est humainement imaginable hors de la consistance qui la révèle et l’effectue. Corps et âme sont un seul et même être ; ils naissent ensemble et meurent ensemble, ils sont une seule et même « chair ».
C’est une étrange erreur que ◀de▶ nommer « esprit » l’aspect original du corps humain ; c’est une étrange erreur que ◀de▶ rêver l’âme immortelle19 ; et c’est au nom de cette erreur qu’on croit pouvoir séparer l’âme du corps — quitte à ne plus savoir comment les réunir — ce que ne font ni la ◀vie▶ ni la mort, ni Dieu qui ressuscitera les morts20. En vérité, cette illusion provient ◀d’▶une pensée qui se refuse à nos limites, faute parfois ◀de▶ les avoir assez sérieusement éprouvées, faute surtout ◀d’▶une foi qui rendrait vain le plus consolant ◀de▶ nos rêves. C’est une tentative impie pour substituer la conscience à la vocation personnelle, c’est-à-dire pour substituer, dans l’échelle ◀de▶ nos valeurs, notre capacité ◀de▶ liberté à l’exercice concret ◀de▶ cette liberté.
C’est une usurpation ◀de▶ l’éternel par la conscience contingente, par cette conscience insinuée comme un retard entre l’individu et sa pressante vocation. L’âme immortelle n’est rien que l’illusion ◀d’▶un égoïsme qui se glorifie dans l’abstrait.
Qu’est-ce alors, parmi nous hommes ◀de▶ chair, que l’esprit ? Cet esprit qui souffle où il veut, et nous mourons où nous pouvons, cet esprit qui dansait sur les eaux primitives, et les lois ◀de▶ mon corps sont celles ◀de▶ la poussière ? — Rien, l’esprit n’est plus rien, et comprendre n’est rien qu’envisager les ◀modes▶ ◀de▶ notre esclavage. — Jusqu’à cet acte, que soudain j’ai fait !
Car je l’ai fait, et je ne sais rien ◀d’▶autre. J’ai reçu l’ordre, et ce pouvoir ordonnateur, irréfutablement est là, rendu visible. J’ai fait ce pas, je puis le mesurer — mais sa grandeur pourtant n’est pas un nombre. J’appelle esprit cette surprise pure ◀de▶ mon corps qui se voit conduit où rien en lui n’était nécessité ◀d’▶aller.
J’appelle esprit la plénitude ◀de▶ l’instant où dans l’oubli ◀de▶ tout ce que je peux, j’ai franchi l’impossible seuil.
L’esprit est acte, l’acte est obéissance à la motion ◀de▶ l’éternel. J’ai peut-être entendu quelque parole, on n’a rien vu qu’un corps en mouvement.
C’est parce que Dieu s’est révélé dans un corps ◀d’▶homme que l’esprit, parmi nous, n’est rien — hors la démonstration charnelle et déchiffrable ◀d’▶une action. Jésus-Christ est le verbe incarné, la vocation toujours présente, la parole qu’on n’entend ni ne voit avant de l’avoir obéie dans un instant indescriptible et manifeste. Au commencement était le Verbe, et il demeure l’initiation fondamentale ◀de▶ toute histoire. C’est par le verbe seul, créant ◀de▶ rien, que « l’impossible, ici, devient événement », que l’idée du concret cesse ◀d’▶être une idée, que la personne existe et que l’acte transforme.
Ce qui témoigne en moi ◀de▶ l’indicible réception ◀de▶ la parole, ce n’est point une extase, ni une angoisse, ni toujours une plénitude ◀de▶ la joie, ni jamais rien qui fût à moi tel que j’étais, ni rien que j’aie, mais cet abandon un instant, cette mort cachée dans la ◀vie▶, cette insensible et peu croyable distraction du monstre moi, qui suffit bien à l’éternelle vigilance pour me pousser un peu plus loin que tout calcul, un peu plus près de l’homme que je puis être pour les hommes — pour me jeter dans le fait accompli ◀d’▶une évidente nouveauté. Maintenant quelque chose s’est passé, un risque est là, et ma ◀vie▶ est en lui. L’ai-je accepté ? Déjà tout recommence. Car la durée n’ajoute rien à l’éternel. Ce pas petit et triomphal à peine fait, je le reperds si je n’en fais pas un second. Et pourtant mon espoir est gagé sur une promesse aussi certaine que ma mort et que la mort du temps lui-même au Jugement. Ni la foi ne court sur son erre, ni l’homme n’est rien devant sa vocation, qu’un doute ; mais la fidélité ◀de▶ la personne n’est pas vaine. Dans la très confuse partie que nous menons, ignorants ◀de▶ la règle, distinguons cet enjeu admirable !