René Guisan : un clerc (1935)ah ai
Un clerc, un vrai clerc. Non pas cet être détaché, déraciné, de▶ pure raison, que ◀l’▶auteur ◀d’▶un pamphlet fameux voulait nous donner pour modèle du clerc qui ne trahit pas. Mais une figure presque parfaite ◀d’▶intellectuel en action, ◀d’▶homme qui pense ce qu’il fait, qui fait ce qu’il pense. Nous manquons terriblement ◀de▶ tels hommes, en Suisse romande. Nous manquons terriblement ◀de▶ ce sens ◀de▶ ◀la▶ culture qu’incarnait à mes yeux René Guisan, lorsque je ◀le▶ voyais dans sa bibliothèque immense et qu’il me parlait avec feu ◀d’▶actions réelles dont il était ◀l’▶âme et ◀l’▶agent, non pas en « homme ◀d’▶action » — cette sotte espèce américaine — mais en homme ◀de▶ pensée agissante.
Nous méprisons trop facilement ◀la▶ culture au nom de ◀l’▶action. C’est sans doute parce que nous avons connu quelques rats ◀de▶ bibliothèque qui méprisaient trop facilement ◀l’▶action au nom de ◀la▶ culture. En vérité, ni l’une ni l’autre ne valent rien dès ◀l’▶instant qu’on ◀les▶ sépare et qu’on cesse ◀de▶ ◀les▶ mettre en tension. Il n’est ◀d’▶action créatrice que soumise à ◀la▶ loi ◀d’▶une pensée rigoureuse ; il n’est ◀de▶ pensée saine qu’engagée dans une œuvre efficace, au sein de contingences quotidiennes. Ces lieux communs, ces évidences fondamentales et sans cesse oubliées ◀de▶ nos jours, je ne ◀les▶ ai vues vraiment vécues chez nous que par cet homme solide et fin, passionné et précis, au parler vif et sachant écouter, rompu aux abstractions et sachant voir, toujours prêt à ◀l’▶accueil ◀le▶ plus ardent mais aussi ◀le▶ plus utilement critique si vous alliez lui parler ◀d’▶un projet, ◀d’▶une œuvre en cours, des circonstances ◀d’▶une humble vie. Il faut décrire ces éléments ◀de▶ sa « personne » en termes d’apparence paradoxale : ◀le▶ secret ◀de▶ son œuvre résidait sans doute dans ◀l’▶union vibrante qu’il incarnait, ◀de▶ qualités qui ont coutume, ailleurs, ◀de▶ se gêner mutuellement. Son érudition magnifique ne se limitait pas aux livres : elle embrassait aussi ◀les▶ incidents ◀de▶ ◀la▶ moindre paroisse « libriste » du canton ◀de▶ Vaud. Son sens aigu ◀de▶ ◀la▶ qualité intellectuelle, sa rigueur critique ne ◀l’▶empêchaient nullement ◀de▶ se passionner pour ◀les▶ « problèmes » souvent si vagues qui peuplent une âme ◀d’▶unioniste romand. Vraiment, ◀le▶ souvenir ◀d’▶une influence et ◀d’▶une présence aussi directes et essentielles doit nous interdire désormais ◀de▶ considérer que ◀l’▶esprit est une faculté détachée, un refuge hors de ◀la▶ réalité médiocre et basse. Pour Guisan, ◀l’▶esprit c’était ◀l’▶acte, ◀l’▶aide effective apportée hic et nunc à des hommes bien réels dans leurs limites reconnues et acceptées. Il me semble que c’est ◀la▶ leçon que nous devons prendre ◀de▶ sa vie : ◀la▶ leçon toute goethéenne du clerc qui sert sans rien trahir ◀de▶ ◀la▶ primauté ◀de▶ ◀l’▶esprit. Peut-être que ◀le▶ seul chrétien peut comprendre, existentiellement, que cette exigence ◀de▶ service, cet abaissement ◀de▶ ◀la▶ pensée aux choses, cet acte ◀de▶ présence au monde est ◀l’▶achèvement suprême, et non ◀l’▶humiliation du spirituel.