Kierkegaard, Dostoïevski, Barth (23 février 1935)k
Voici trois petits livres qui nous viennent du Nord11. Un même courant spirituel nous les▶ apporte au temps marqué. Peut-être, ◀l’▶examen ◀de▶ ces « témoins » à la fois si divers et si profondément semblables nous permettra-t-il aujourd’hui ◀de▶ préciser ◀la▶ direction et ◀la▶ nature ◀de▶ ce courant.
◀L’▶Esprit souffle où il veut. ◀Les▶ prévisions des historiens ◀de▶ ◀la▶ pensée ne semblent pas peser bien lourd sur ses décisions souveraines. Comment expliquer, par exemple, ◀la▶ soudaine passion qui porte tant de bons esprits, chez nous, vers ◀la▶ pensée ◀de▶ Kierkegaard, surgissant lentement, terriblement, des ombres du Siècle Stupide ? Qui prévoyait, voici dix ans, ◀l’▶intervention ◀de▶ ce génie considérable, ◀la▶ position ◀de▶ cette question plutôt gênante qu’est son œuvre en plein cœur ◀de▶ nos ratiocinations ◀de▶ clercs retraités ◀de▶ ◀la▶ vie ? Mais ◀le▶ plus curieux ◀de▶ ◀l’▶affaire, n’est-ce pas que Kierkegaard nous soit présenté aujourd’hui par des philosophes laïques tout à fait libérés des disciplines ◀de▶ ◀la▶ foi, au moment décisif où, d’autre part, ◀la▶ pensée ◀de▶ son grand disciple et continuateur, Karl Barth, pénètre et fait revivre notre pensée évangélique ? Et voici que cette conjonction du poète philosophe et du théologien projette une vive lumière sur ◀le▶ secret dernier du message ◀d’▶un romancier : Dostoïevski. Prenons-y garde, une nouvelle constellation monte au zénith ◀de▶ notre âge. Il s’agit maintenant ◀d’▶interpréter son signe.
Crainte et Tremblement, qui vient de paraître dans ◀la▶ belle collection philosophique ◀de▶ MM. Lavelle et ◀Le▶ Senne, appartient à la première période ◀de▶ ◀la▶ pensée kierkegaardienne. ◀La▶ question que pose cette œuvre, c’est celle ◀de▶ ◀la▶ foi, dans ◀l’▶absolu. Ce n’est pas encore ◀la▶ question que Kierkegaard adressera plus tard à ◀la▶ chrétienté ◀de▶ son temps : ◀la▶ foi étant ce que j’ai dit – ◀le▶ paradoxe ◀le▶ plus inouï – avez-vous cette foi, êtes-vous vraiment chrétiens ? Servez-vous Dieu, ou bien vous servez-vous ◀de▶ Dieu ? Question terriblement gênante, insupportable. ◀La▶ vocation singulière ◀de▶ cet homme s’épuisera dans ◀le▶ seul acte ◀de▶ ◀l’▶imposer. Après cet acte, semblable au prince Hamlet — autre Danois ! — il tombera, certain ◀d’▶avoir accompli sa mission.
Dans Crainte et Tremblement, Kierkegaard se débat encore avec lui-même. A-t-il ◀la▶ foi ? Qu’est-ce que ◀la▶ foi ? Hegel, dont ◀la▶ philosophie obsède à ce moment ◀l’▶esprit ◀de▶ Kierkegaard, Hegel esquive ◀la▶ question, ◀la▶ supprime implicitement. Il réduit tout au général. Mais ◀la▶ Bible, que nous dit-elle ? Elle ne fait pas une théorie, elle répond par ◀l’▶exemple ◀d’▶Abraham. Et c’est à ◀la▶ méditation ◀de▶ cet exemple que Kierkegaard va consacrer son livre.
Abraham, ◀le▶ « père des croyants », c’est ◀l’▶homme qui a osé ◀l’▶absurde. Dieu lui a donné un fils, à ◀l’▶âge ◀de▶ 70 ans. Il n’a pas ri — comme Sarah, sa femme — ◀de▶ ce miracle. Et maintenant Dieu lui commande ◀d’▶offrir Isaac en sacrifice ! Abraham ne se révolte pas. Il croit en Dieu, non point en sa raison humaine. Il selle son âne et s’en va vers ◀les▶ monts ◀de▶ Morija, pour sacrifier son fils unique. Il ◀le▶ fait « en vertu de ◀l’▶absurde », c’est-à-dire en vertu de ◀la▶ foi, contre toute morale et toute règle « générale ». Il va commettre un meurtre, et c’est parce qu’il ◀l’▶accepte qu’on ◀l’▶appellera ◀le▶ père des croyants ? ◀L’▶individu serait-il au-dessus du général ? Serait-il affranchi ◀de▶ ◀l’▶éthique ? Mais alors, comment donc comprendrait-il son acte ? Vingt fois, Kierkegaard y revient par ◀les▶ biais ◀les▶ plus différents et vingt fois il échoue devant ce paradoxe monstrueux.
Il n’y a donc personne ◀de▶ ◀la▶ taille ◀d’▶Abraham, personne qui puisse ◀le▶ comprendre ?
Si, pourtant. ◀Les▶ pasteurs ont coutume ◀de▶ ◀l’▶offrir en exemple. Car enfin il n’a pas tué : Dieu ◀l’▶arrête au dernier moment et lui montre un bélier prêt pour ◀le▶ sacrifice…
On célèbre ◀la▶ grâce ◀de▶ Dieu qui a donné Isaac pour la seconde fois ; on ne voit, dans toute ◀l’▶histoire, qu’une épreuve. Une épreuve : c’est beaucoup dire, et peu de chose ; et cependant ◀la▶ chose est aussi vite passée que dite. On enfourche Pégase, en un clin d’œil on est à Morija, on voit aussitôt ◀le▶ bélier ; on oublie qu’Abraham fit ◀le▶ chemin lentement, au pas ◀de▶ son âne, qu’il eut trois jours ◀de▶ voyage et qu’il lui fallut un peu de temps pour fendre ◀le▶ bois, lier Isaac et aiguiser ◀le▶ couteau.
On oublie cela, on fait ◀d’▶Abraham « un personnage insignifiant » et ◀le▶ comique c’est qu’on persiste à ◀l’▶offrir en exemple aux chrétiens ! Mais ◀la▶ grandeur ◀d’▶Abraham, sa signification démesurée et impensable, c’est qu’il reçut Isaac en récompense ◀d’▶un acte « fou » et revint avec lui dans ◀la▶ vie comme si rien ne s’était passé. Voilà ◀le▶ paradoxe des paradoxes : vivre comme tout le monde, mais « en vertu de ◀l’▶absurde ». C’est là ◀le▶ sort du « chevalier ◀de▶ ◀la▶ foi », ◀le▶ sort du chrétien véritable. Mais qui peut dire : j’ai cette foi-là ?
◀La▶ réflexion philosophique que Kierkegaard enchaîne à ◀l’▶exemple ◀d’▶Abraham est admirablement analysée dans ◀l’▶introduction ◀de▶ Jean Wahl qui réussit ce tour ◀de▶ force ◀d’▶exposer clairement, sans ◀la▶ trahir, ◀la▶ dialectique « abyssale » ◀de▶ cette œuvre. Personne n’a fait plus que Jean Wahl pour faire connaître à ◀l’▶élite française ◀la▶ pensée ◀de▶ Søren Kierkegaard : c’est un titre qui compte, et dont ◀la▶ pensée protestante saura mesurer ◀la▶ valeur.
Qu’est-ce que ◀la▶ foi ? demandait Kierkegaard dans Crainte et Tremblement. Qu’est-ce que ◀la▶ vie chrétienne ? demande Karl Barth dans Culte raisonnable dont ◀le▶ titre contraste singulièrement avec celui ◀de▶ Kierkegaard. Barth s’adresse à des auditeurs chrétiens, à des hommes qui se posent sérieusement ◀la▶ question : en quoi ma foi doit-elle transformer ma vie ? Or, toute ◀l’▶insistance du grand théologien se porte dans ce livre sur un seul point : ◀l’▶homme chrétien reste un homme comme ◀les▶ autres. Il n’a pas à devenir, dès ici-bas, un être un peu divin, un peu divinisé, échappant en quelque manière aux lois ◀de▶ ce monde perdu. Sa sanctification ne doit pas ◀le▶ conduire à je ne sais quelle « spiritualisation » tout illusoire ou évasive. Elle consiste d’abord en ce que ◀le▶ chrétien se reconnaît de plus en plus pécheur, de plus en plus livré à ◀la▶ seule grâce divine. ◀La▶ vie chrétienne, c’est simplement ◀la▶ vie humaine éclairée par ◀la▶ foi dans sa réalité, puis offerte telle quelle « en sacrifice saint et agréable » à Dieu.
Point n’est nécessaire qu’il vous pousse des ailes ni que vous soyez transformés en quelque essence radieuse et esthétique. ◀La▶ vie chrétienne n’est pas une construction qui s’élève au-dessus du reste ◀de▶ ◀la▶ vie. C’est toute profane et banale, ◀la▶ vie que chacun doit vivre à sa place, et dans sa situation.
Mais en quoi ◀le▶ chrétien se distinguera-t-il donc ◀de▶ ◀l’▶incroyant ? En rien ◀d’▶autre qu’en ceci : qu’il est appelé à rendre témoignage « d’une part contre ◀la▶ forme du siècle présent ; ◀de▶ l’autre, pour ◀la▶ forme du monde à venir ». Il reste dans ◀le▶ monde et soumis à ses lois, sachant pourtant qu’il n’appartient plus à sa forme, mais à sa transformation.
Et voici que nous rejoignons ◀l’▶idée centrale ◀de▶ Crainte et Tremblement. Qu’est-ce, en effet, que ◀le▶ « chevalier ◀de▶ ◀la▶ foi », sinon celui qui vit pleinement cette vie, toutefois « en vertu de ◀l’▶absurde », c’est-à-dire en vertu de ◀la▶ transformation promise ◀de▶ ce monde. Apparemment il ne diffère des autres en rien. Mais il est orienté autrement — converti. Il vit dans ◀les▶ mêmes servitudes, mais il s’attend à Dieu, non à lui-même ni au monde.
Ainsi, chez Barth et Kierkegaard, nous trouvons ◀le▶ même réalisme fondé dans ◀le▶ même paradoxe. ◀La▶ même façon ◀de▶ considérer ◀l’▶homme à la fois tel qu’il est devant Dieu, hic et nunc, et tel qu’il est revendiqué par Dieu à ◀la▶ limite ◀de▶ ses possibilités, là où paraît ◀la▶ grâce, in extremis. Car c’est à chaque instant ◀de▶ ◀la▶ vie ◀de▶ ◀la▶ foi que se posent ◀les▶ questions dernières.
Mais cette vision ◀de▶ ◀l’▶homme sans cesse mis en question par l’Autre, n’est-ce point encore ◀la▶ vision ◀de▶ Dostoïevski ? Ses héros ne viennent-ils pas à nous comme ◀de▶ grands questionneurs, comme des êtres orientés vers autre chose qu’eux-mêmes ? « Quand ils posent des questions, c’est qu’eux-mêmes sont mis en question. Quand ils cherchent, c’est qu’eux-mêmes sont cherchés et trouvés ». Ainsi parle Édouard Thurneysen dans son essai intitulé : Dostoïevski ou ◀les▶ confins ◀de▶ ◀l’▶homme. ◀Le▶ grand succès qu’a remporté ce petit livre en Allemagne mérite ◀d’▶être confirmé par notre public littéraire. En quelques chapitres très simples, Thurneysen sait atteindre au cœur ◀d’▶une œuvre entre toutes complexe.
C’est que, plus nettement encore que Berdiaev dans ◀L’▶Esprit ◀de▶ Dostoïevski, ◀le▶ professeur ◀de▶ Bâle a su ◀l’▶envisager dans une perspective chrétienne, hors de laquelle cette œuvre resterait privée ◀de▶ sens, ou seulement chaotique, morbide.
Ce que nous avons cherché dans Dostoïevski, c’est ◀la▶ réponse à cette question : qu’est-ce qu’un homme ? Et cette réponse, il nous ◀l’▶a donnée en nous découvrant que ◀l’▶homme n’est lui-même qu’une seule et grande question, ◀la▶ question ◀de▶ ◀l’▶origine ◀de▶ sa vie, ◀la▶ question ◀de▶ Dieu. Tous ◀les▶ héros ◀de▶ Dostoïevski apparaissent malades, comme blessés ◀d’▶une atteinte profonde, portant comme une plaie béante ◀le▶ problème ◀de▶ leur existence, ce problème qu’ils ne peuvent résoudre jusqu’à ce que, dans leur maladie justement, percevant leur question dernière, ils découvrent leur véritable guérison.
Ces phrases résument fort bien ◀la▶ thèse que Thurneysen soutient avec une passion convaincante. ◀De▶ divers côtés ◀l’▶on m’a demandé ◀de▶ préciser, à propos d’une ◀de▶ mes récentes chroniques, ce qu’il fallait entendre par ◀le▶ protestantisme ◀de▶ Dostoïevski. Je ne saurais mieux répondre qu’en renvoyant au livre ◀de▶ M. Thurneysen. ◀La▶ conception « dialectique » ◀de▶ ◀l’▶homme illustrée par ◀les▶ personnages ◀de▶ Dostoïevski, commentée sur le plan théologique par Karl Barth, et sur le plan ◀d’▶une poésie philosophique par Kierkegaard, c’est ◀la▶ conception même ◀de▶ ◀la▶ vie du chrétien selon Calvin, c’est surtout ◀le▶ simul peccator et justus qui fonda ◀la▶ Réforme luthérienne.