Mystère de▶ la Vision (fragments ◀d’▶un Traité ◀de▶ la vision physionomique du monde) (mars 1935)q r
Ce que je voudrais dire ici est simple, fondamental, et comme toutes les choses simples et fondamentales, devrait être dit en une phrase, ou développé pendant toute une vie. Aussi bien n’ai-je pas l’intention ◀de▶ l’expliquer, moins encore ◀de▶ le démontrer. Mais seulement, peut-être, ◀d’▶indiquer à l’imagination ◀de▶ mon lecteur quelques-unes des perspectives qui rayonnent autour du mystère dont je voudrais maintenant m’approcher : la vision est un acte.
Vision et visage
La vision relie et sépare. Passant du sujet à l’objet, elle les unit dans le temps même qu’elle les distingue. Car si l’œil se conforme à ce qu’il voit, il sait aussi qu’il voit, et mesure la distance. Ainsi, franchissant les frontières, il les délimite à nouveau. La vision est passage et frontière, et lieu ◀de▶ contact des extrêmes dont on ne sait plus s’ils s’opposent ou s’ils s’appuient l’un contre l’autre. Elle est drame, elle est événement. Elle ne connaît rien que des formes, et ne croit rien que ce qui apparaît. « Rien n’est, dit-elle qui ne se manifeste ». C’est pourquoi dans le monde ◀de▶ la vision, il n’y a ni mensonge ni feintes ; rien qui se cache ou rien qui s’exagère, par où j’entends : rien ◀de▶ « moral » — ou ◀d’▶immoral. Et l’illusion lorsqu’elle se risque à subsister dans la lumière est prise impitoyablement pour ce qu’elle est, c’est-à-dire pour ce qu’elle paraît. N’est-ce pas ainsi que meurt une illusion ?
Or toutes ces choses et bien d’autres qu’on pourrait dire ◀de▶ la vision, on peut les dire du visage. La langue allemande ne connaît qu’un mot pour visage et vision : Gesicht. Quelle est donc cette parenté des apparences ? Si la vision voit le visage, et ◀de▶ la sorte, s’en distingue, rappelons-nous qu’elle a son siège au centre même du visage. Sans visage il n’est plus ◀de▶ vision. Ou l’inverse. Ainsi le je et le tu sont distincts, sans lesquels il n’est pas ◀d’▶amour. Mais si leur être est justement l’amour ? Peut-on les isoler sans du même coup les séparer ◀de▶ leur existence même ?
La vision est un jugement (psychologie)
Entre la vieille métaphysique et la nouvelle physiologie, on se demande parfois comment le Psychologue a bien pu se tailler son domaine. La propriété, c’est le vol, disait Proudhon, au temps où paraissaient précisément les premiers psychologues ! Mais aux dépens de quoi s’installaient-ils ? Entre l’aspect spirituel et l’aspect matériel ◀de▶ l’homme, il existe deux traits ◀d’▶union : la vue et la parole, la vision et l’entendement. La Parole est l’objet ◀de▶ la théologie, la vision est le monde ◀de▶ la physionomie23. Je crois bien que le psychologue s’est introduit dans la vision, s’est installé à la place du drame, avec l’étrange prétention ◀d’▶arbitrer le conflit vital, ◀de▶ séparer les deux antagonistes : ◀de▶ leur permettre, pensait-il, ◀de▶ « s’expliquer », mais comme on fait devant un tribunal, — et ce n’était pas leur coutume… L’aventure est assez curieuse. Métaphysiciens et savants ont toléré quelque temps cet intrus, cédant à un trouble penchant pour une paix qui n’était rien que leur faiblesse. Mais aujourd’hui qu’ils relèvent la tête, le psychologue se voit en mauvaise posture : car les uns le méprisent, et les autres — le mangent. Il sera donc mangé, et le drame pourra se poursuivre24.
Ceci soit dit pour situer certains résultats provisoires acquis par cette éphémère « science ». L’un, entre autres, qui peut nous apporter ici un argument : un psychologue moderne25 nous a démontré que la vision n’est pas une sensation, mais un décret ◀de▶ l’intellect. Il n’y a pas ◀de▶ sensations, il n’y a pas ◀d’▶images, il n’y a pas ◀d’▶associations mentales : il n’y a que des jugements.
Toute pensée est « judicatoire », et tout, en l’homme dépend ◀de▶ la pensée. Voir, c’est porter un jugement distinctif. Mais, alors, deux questions se posent : ◀d’▶où vient l’œil ? À quoi tend le jugement ? Et voilà notre psychologue obligé ◀de▶ chercher ses lumières chez les physiologistes ou chez les métaphysiciens. En vérité, la curieuse aventure, que cette espèce ◀d’▶autosuppression ! Une fois rendus à qui ◀de▶ droit les honneurs qu’il avait empruntés, le psychologue se voit restitué dans son rôle ◀de▶ simple observateur. Étant donnée sa position essentiellement intermédiaire, l’on conçoit que ce n’est que justice.
Que nous apprend l’observation lorsqu’elle se porte sur l’acte même ◀de▶ la vision ?
Selon que l’homme qui regarde participe au spectacle, ou non, son regard saisira des aspects différents. Supposons qu’il contemple un paysage. S’il est un grand poète, il y verra des mythes, et s’il est un littérateur ◀de▶ l’espèce par exemple ◀d’▶Amiel, il n’y verra qu’un état d’âme ; s’il est un général, il ne verra qu’un champ ◀de▶ manœuvres ; s’il est un ingénieur, un territoire à exploiter ; s’il fuit la société ◀de▶ ses semblables, il verra des retraites solitaires, et s’il la cherche, un désert qu’il faut fuir. Ainsi, selon que l’homme doit y entrer ou qu’il le quitte, ou qu’il le voit par la portière ◀de▶ son wagon, le paysage n’est pas le même ; car le regard est jugement26.
La vision est métamorphose (métaphysique)
Voir, c’est juger en même temps que former : — c’est transformer. Dis-moi ce que tu vois, je te dirai qui tu deviens. Car celui qui regarde se transforme.
On a beaucoup écrit sur la fameuse opposition ◀de▶ la contemplation et ◀de▶ l’action. Une notion claire ◀de▶ ce qu’est la vision eût peut-être évité bien des malentendus illustres. L’action est un moment ◀de▶ la contemplation essentiellement active et transformatrice.
La métaphysique ◀de▶ l’Ancienne Alliance, étant celle ◀de▶ la prophétie, est dominée par l’audition ◀de▶ la Parole. Mais la métaphysique ◀de▶ la Nouvelle Alliance, qui est celle ◀de▶ l’Incarnation, est dominée par la vision ; il semble que tout s’y ramène à l’opposition des ténèbres et ◀de▶ la lumière. « Autrefois vous étiez ténèbres, et maintenant vous êtes lumière » (Éph. 5.8) ou encore : « Nous qui sommes du jour… » (I Thess. 5.8)
Rien ne serait plus facile que ◀de▶ multiplier les citations ◀de▶ passages ◀de▶ saint Paul ou ◀de▶ saint Jean, pour la plupart bien connus, qui ont fixé le vocabulaire métaphysique et poétique ◀de▶ tout le Moyen Âge, ◀d’▶une partie ◀de▶ la Renaissance, et même du rationalisme solennel ou vulgaire. (Aufklärung, philosophie des Lumières, claire logique, obscurantisme, etc.). Pour illustrer quelques-unes des relations que je viens de désigner, il n’est pas superflu ◀de▶ recourir à ces « origines » sacrées, comme à une sorte ◀d’▶étymologie ◀de▶ l’imagination moderne.
Sur la vision qui est jugement et action : « Quiconque regarde une femme avec convoitise a déjà, dans son cœur, commis l’adultère avec elle. » (Matt. 5. 28)
Sur la vision qui est transformation : « Nous serons semblables à lui parce que nous le verrons tel qu’il est. » (I. Jean 3.2) « L’homme nouveau se renouvelle dans la connaissance, selon l’image ◀de▶ celui qui l’a créé. » (Col. 3.10)
Sur la vision et le visage : « Nous tous, qui, le visage découvert contemplons comme dans un miroir la gloire du Seigneur, nous sommes transformés en la même image, ◀de▶ clarté en clarté, comme par l’Esprit. » (II Cor. 3.18) — « Aujourd’hui nous voyons comme dans un miroir et ◀d’▶une manière obscure, mais alors nous verrons face à face ; aujourd’hui je connais en partie, mais alors je connaîtrai comme j’ai été connu. » (I Cor. 13.12)
À la question ◀de▶ notre psychologue — sinon celle qu’il se pose, du moins celle qu’il se trouve nous poser — sur le sens dernier du jugement, toute la métaphysique chrétienne, et après elle toute philosophie qui postule la transcendance ◀de▶ l’éternel, répondent : celui qui voit Dieu, meurt. Car à la suprême vision correspond la suprême transformation.
Reste l’autre question, celle ◀de▶ l’origine ◀de▶ la vision. Celle peut-être à laquelle répond l’apôtre lorsqu’il écrit : « Je connaîtrai comme j’ai été connu ».
Au commencement est la lumière (physique)
On ne voit que ce qui est vu. Mais peut-être faut-il aller plus loin : on ne voit rien que ce qui voit.
Car seule est visible la forme, et la forme naît du mouvement. On ne peut voir ainsi que les choses qui se meuvent, ou qui sont mues, — en un mot : ce qui change. « Car les choses visibles sont passagères, mais seules les invisibles sont éternelles ». (II Cor. 4.18) Or nous savons, ◀de▶ science et ◀de▶ prescience, et la révélation biblique nous le confirme, qu’à l’origine ◀de▶ tout mouvement des corps, il y a comme un appel ◀de▶ la lumière. La première parole ◀de▶ Dieu : « Que la lumière soit » est aussi le premier moteur ◀de▶ l’univers. Toute substance que la lumière vient toucher, aussitôt se meut et se forme, et de même qu’elle a été « connue » par la lumière, de même elle devient à nos yeux reconnaissable. Il n’est pas ◀d’▶autre mouvement que cet élan vers la lumière — ou pour la fuir — par quoi tout se révèle et se manifeste à la vue, — ou bien dans le néant comme se perdent les astres morts.
Donc, tout ce que nous voyons a vu ; et tout, d’abord, a été vu par la lumière créatrice. « L’œil ne verrait pas le soleil s’il n’était ◀de▶ nature solaire », dit Goethe. Une telle parole devance notre science, qui lentement la redécouvre, depuis peu27.
Et c’est ainsi que la physiologie dévore tout ce que la métaphysique avait laissé du psychologue, qui devient un simple point de vue.
Ces vérités ne sont guère « explicables » au sens ◀de▶ l’indiscret moderne, ◀de▶ celui qui veut toujours pénétrer sous la forme, plutôt que ◀de▶ la voir, et qui se perd dans un bavardage infini, dans ce vide ou cette « profondeur » ou plus rien n’arrête la parole.
Mais les mystiques et les poètes ont, ◀de▶ tout temps, depuis l’Incarnation, connu ce grand mystère ◀de▶ la vision. C’est parfois une connaissance égarée qui traverse un délire lucide, tel ce rayon qui pénètre dans les profondeurs ◀de▶ la Saison en enfer ◀de▶ Rimbaud : « Sur les routes, par les nuits ◀d’▶hiver, sans gîte, sans habits, sans pain, une voix étreignait mon cœur gelé : “Faiblesse ou force : te voilà, c’est la force. Tu ne sais ni où tu vas, ni pourquoi tu vas, entre partout, réponds à tout. On ne te tuera pas plus que si tu étais cadavre”. Au matin j’avais le regard si perdu et la contenance si morte, que ceux que j’ai rencontrés ne m’ont peut-être pas vu ».28
D’autres fois, c’est la claire connaissance ◀de▶ la béatitude visionnaire : connaissance parfois trop « claire » au sens rationaliste ◀de▶ ce mot. Connaissance trop pénétrante, qui dépasse trop aisément le concret ◀de▶ la vision. Comment expliquer autrement que la théologie des scolastiques ait pu s’attarder à débattre des questions aussi vaines que celle qui mit aux prises, par exemple, un Thomas d’Aquin et un Scot, le premier affirmant que la béatitude réside in visione, dans la contemplation ◀de▶ la Face ◀de▶ Dieu, le second qu’elle réside in amore ? N’était-ce pas se tromper à la fois sur la nature ◀de▶ l’amour et sur celle ◀de▶ la vision ? Voir Dieu, c’est se transformer au sens le plus violent et le plus impossible d’ailleurs ; voir Dieu c’est aller à lui. Nous ne voyons que ce qui nous regarde : voir Dieu, c’est être regardé par lui. Mais alors, c’est aussi être aimé, et c’est se rendre à la transformation ◀de▶ la vision : c’est donc aimer. Et nulle vision ne serait « admirable » si elle n’était en même temps transformation, mouvement ◀de▶ l’amour. Augustin qui, plus que tout autre, a parlé ◀de▶ la « beauté » ◀de▶ Dieu, savait que vision et amour sont un seul acte et une seule réponse : « Lumière du monde, vous m’avez éclairé. Je vous ai vue, je vous ai aimée : car personne ne vous aime, s’il ne commence par vous voir, et personne ne vous voit, si ce n’est celui qui vous aime. Ah je vous ai trop tard aimée, beauté toujours ancienne et toujours nouvelle, je vous ai trop tard aimée… »29
L’imagination ◀de▶ la forme
J’ai cité des docteurs, des apôtres et des poètes, des savants et même quelques indiscrets. Je vois bien ce qu’on peut m’opposer : « Nous marchons par la foi, non par la vue », nous dit saint Paul.
La foi serait-elle donc négation ◀de▶ la vision ? Ou la vie éternelle, négation ◀de▶ l’incarnation ? Nullement, mais accomplissement, et splendeur ◀de▶ ce qui n’est pour nous qu’ombre et reflet, fragment et trouble. « Aujourd’hui je connais en partie, mais alors je connaîtrai comme j’ai été connu ». Cet alors est la plénitude ◀d’▶un aujourd’hui que nous ne connaissons que par ses limites et ses formes. Ainsi donc, dépasser la vision, ce ne peut être que la définir dans l’absolu, à la frontière ◀de▶ la mort et ◀de▶ la vie ; et la nier, mais au nom de la foi, c’est du même coup la connaître dans sa signification actuelle.
« Ce que nous sommes n’a pas encore été manifesté », dit Jean. Et de même, notre vocation n’est jamais totalement incarnée. Entre la forme pure ◀de▶ notre vocation et la forme visible ◀de▶ notre visage, il y a le péché, et les abîmes du temps. Dans le monde ◀de▶ la mesure idéale, qui est le monde païen, le monde antique, le monde des philosophes, la forme pure est celle ◀de▶ l’idée platonicienne. Mais dans le monde ◀de▶ l’incarnation — le monde chrétien —, la forme pure est la parole que chacun ◀de▶ nous a reçue, en son lieu, en son temps unique. Figure ◀de▶ notre vocation, forme informante ◀de▶ notre être et que voient « les yeux ◀de▶ la foi », il semble que notre visage n’en soit qu’une mauvaise épreuve, déjà brûlée, ici et là, ridée froissée, et rendue émouvante par toutes ces marques où se lit notre histoire…
Cependant le regard qui se risque à déchiffrer le fascinant spectacle ◀de▶ cette œuvre mordue par le temps et modelée par la lumière, ce n’est pas le regard troublé qui erre sur les miroirs ◀de▶ la ville, à la recherche ◀d’▶une illusion ◀de▶ soi-même. Il faut une force qui le braque, une école sévère et un maître. Car celui seul qui peut le plus, peut aussi nous apprendre le moins. Où trouver cette force et ce maître, comment voir ce modèle idéal qui saurait nous rendre capables ◀d’▶affronter la réalité — pour nous avoir révélé le salut ? Où trouver la réponse qui nous permettrait seule ◀de▶ poser sérieusement nos questions ?
« Si nous espérons ce que nous ne voyons pas, nous l’attendons avec persévérance », dit encore Paul. Cette attente persévérante, cette action ◀d’▶espérance, voilà le sens qu’il faut donner à l’imagination qui crée. Si l’imagination n’est pas ce fantôme des psychologues, une simple définition dont tous les termes sont problématiques ; si elle n’est pas non plus ce rêve ◀de▶ l’indiscret, ou cette revanche sur le réel qu’elle figure aux yeux du romantique ; si elle est au contraire une force concrète, elle est cela : une vision ◀d’▶espérance, un prolongement, une marche vers la plénitude. Deviner la forme ◀de▶ notre vocation, c’est aller au-delà des « apparences actuelles », mais dans les lignes ◀de▶ la création. L’imagination ◀de▶ la forme saisit d’abord la loi ◀de▶ formation ; et c’est alors, mais alors seulement, qu’elle peut poursuivre sans s’égarer dans la nuit. La loi ◀de▶ formation : le mode singulier ◀de▶ la personnification ◀de▶ la parole, la finalité ◀de▶ l’être vivant, qui se révèle au regard de l’amour. Qu’est-ce que l’homme ◀de▶ l’esprit, sinon celui qui voit l’esprit dans son action, et le prend sur le fait ◀de▶ la métamorphose ? Et si l’on sait que la vision est acte, on saura maintenant quel est celui qui peut aider30.
L’imagination ◀de▶ la forme est sympathie avec la création. Mais nous tenons ici la clef du monde ◀de▶ l’incarnation, le secret ◀de▶ l’image physionomique ◀de▶ l’univers. Imaginer, c’est se placer dans la perspective même ◀de▶ toute genèse spirituelle, dans l’axe ◀de▶ la personne en exercice, dans le drame ◀de▶ la forme, — et y participer. Nous le tenons, ce lien vivant qui unit le créant au créé, et nous sommes enfin parvenus à l’origine ◀de▶ l’œuvre ◀de▶ l’esprit, au lieu très saint ◀de▶ notre humanité.
Ici tout est réel, tout est action et résistance, tout est drame. Et les correspondances sont embrassées ◀d’▶un seul regard. Les formes naissent, tableaux, poèmes, symphonies, danses, jardins, temples, statues, — visages ! Dans l’enfance ◀de▶ la lumière.
L’image physionomique ◀de▶ l’Univers
Quelle que soit la vénération qu’on éprouve en présence de cette forme ◀de▶ toutes les formes que nous offre la face ◀de▶ l’homme, il faut entendre qu’elle reste symbolique ◀d’▶une certaine image du monde, dont elle ne saurait constituer le centre ni le fondement causal, mais au sein duquel elle demeure cependant le cas privilégié par excellence. Au cours des pages qui précèdent, je me suis attaché à définir, plutôt que les principes particuliers ◀d’▶une étude physiognomonique, la vision que toute étude ◀de▶ cet ordre suppose et développe.
Je voudrais maintenant entraîner le lecteur dans une brève incursion à travers ces domaines que l’on pourrait nommer ceux du mystère manifeste. Et d’abord, comme au seuil ◀d’▶une expédition militaire, j’indiquerai l’ordre ◀de▶ la marche.
Premier principe : Tout ce qui est réel est moteur, et donc informateur ou créateur ◀de▶ formes. Ce qui signifierait, pour un homme entièrement spirituel, que tout ce qui est réel se voit. Ce qui signifie plus modestement, pour nous tous, hommes dont le péché rend le regard trouble et menteur, qu’il nous faut attacher nos yeux non plus sur les idées en tant que telles, mais bien sur les idées en tant qu’agies, — sur les formes.
Second principe : Une forme ne peut pas être « expliquée » par le recours à ces abstractions usuelles, à ces catégories morales ou sociales que nous croyons « toutes naturelles ». Une forme peut être seulement interprétée, symboliquement et concrètement, par d’autres formes. Le principe dialectique qui sert ◀de▶ guide dans le monde physionomique est celui des correspondances, et non pas celui des « causes » conçues indépendamment des effets. Nous sommes ici dans un ordre dramatique31 et non conceptuel. Nous sommes ici dans l’ordre humain, dans la totalité, et non dans l’ordre scientifique, qui est celui du démontage mécanique, ◀de▶ l’isolation des parties.
Interpréter les formes par les formes, n’est-ce pas ouvrir les portes à une nouvelle mythologie, dans le sens ◀d’▶un Schelling et déjà ◀d’▶un Herder ? Certes nous sommes ici très près de l’Organismusgedanke qui est la clef ◀de▶ tout le romantisme allemand ◀de▶ cette grandiose conception ◀d’▶un univers où tout est correspondance organique, où la réalité naît ◀de▶ l’union des contradictions naturelles, où l’homme est microcosme ◀de▶ la Création. Paracelse, Bruno, Nicolas de Cuse dominent ◀de▶ loin ce grand mouvement ◀de▶ la pensée européenne, qui connut sa splendeur féconde aux temps du romantisme et ◀de▶ la vie ◀de▶ Goethe, qui devait aboutir, en passant par Wagner, à la théorie des correspondances chez Baudelaire et chez Rimbaud, pour se perdre dans l’esthétisme décadent des symbolistes.
Je suis bien loin de croire que cette pensée ait épuisé sa vérité. Je la vois même promise à une prochaine renaissance. Mais il importe ◀d’▶en marquer le danger, disons plus : le péché, qui l’a stérilisée avant qu’elle eût développé tous les effets que les acquisitions modernes nous autoriseraient plus que jamais à en attendre.
Erreur théologique à l’origine : Schelling pour appuyer son intuition concrète ◀de▶ la totalité du monde créé remonta, par Shaftesbury, jusqu’à Plotin et Platon, c’est-à-dire jusqu’au monde des Idées. C’était perdre ◀de▶ vue la réalité spécifique du monde ◀de▶ l’Incarnation, où la philosophie ◀de▶ l’organique peut trouver ses mesures humaines et sa justification spirituelle. C’était placer le critère ◀de▶ l’esprit dans le « sentiment religieux » et non dans l’actualité ◀de▶ la Parole. C’était sortir du drame, pour se perdre dans une fièvre nostalgique. Schleiermacher est l’expression géniale ◀de▶ cette hérésie romantique, qui ne tendait à rien ◀de▶ moins qu’à la glorification progressive ◀d’▶une nature dont s’évanouissait la condition essentiellement dramatique. Mais je ne puis m’étendre davantage sur cet aspect du romantisme, qui le déborde singulièrement, par ailleurs. Je me bornerai donc à renvoyer à la critique décisive ◀de▶ la doctrine ◀de▶ l’analogia entis que Karl Barth poursuit à travers toute son œuvre.
Ce qui subsiste ◀de▶ l’Organismusgedanke, une fois cette conception débarrassée des équivoques métaphysiques, c’est un irrationalisme concret.
L’analyse ◀de▶ l’homme intérieur ou social, telle que l’ont inlassablement reprise tous les moralistes français, décompose l’homme en qualités, en caractères ou en types, — bref, en énoncés rationnels. Rien alors ne peut égaler la pénétration ◀de▶ son regard, si ce n’est son impuissance à saisir la personne dans sa totalité concrète et créatrice, — informulable. Le moraliste classique détaille admirablement les motifs, mais ce faisant, il détend les ressorts ◀de▶ l’imprévisible événement — tensions instituées entre des motifs tout contraires, dont la coïncidence définit la personne. Tensions qui d’autre part, bâtissent et soutiennent l’édifice du visage ◀de▶ l’homme.
Kassner remarque qu’à la lecture des grands moralistes français, ◀de▶ Montaigne à Pascal, à La Rochefoucauld, à Chamfort, on ne rencontre pas une phrase qui se rapporte à l’expression ou au visage.
Même La Bruyère, physionomiste par tempérament, ne voit partout que le costume, la grimace, ce qu’on nomme « l’extérieur » ◀de▶ l’homme, mais non pas son visage. Pour lui comme pour tous les autres (à l’exception ◀de▶ Pascal), l’homme est entièrement ramené à la parole, à l’anecdote. Quant à nous, il nous faut choisir : ou l’anecdote, ou le visage. L’expérience montre constamment que les hommes qui savent des anecdotes et sont toujours prêts à en raconter, ne savent pas voir les visages32.
Le moraliste voit des types, le physionomiste, des créatures. Mais nous vivons dans un monde sans mesures, sans barrières sociales, sans costumes, où les types ne sont plus des repères. Notre mesure est donc devenue personnelle, et c’est pourquoi il nous faut la chercher dans la vocation créatrice, non plus dans cette fonction sociale impersonnelle que représente la raison.
Faut-il conclure que notre esprit qu’on dit « latin » est incapable ◀de▶ s’assimiler les secrets ◀d’▶une ontologie ◀de▶ la forme ? Ce serait oublier Léonard et son génie physionomiste.
Il garde cet esprit symbolique — écrit Paul Valéry dans sa fameuse Introduction à la méthode du Vinci — la plus vaste collection ◀de▶ formes, un trésor toujours imminent et qui grandit selon l’extension ◀de▶ son domaine… Il est le maître des visages, des anatomies, des machines. Il sait ◀de▶ quoi se fait un sourire ; il peut le mettre sur la face ◀d’▶une maison, aux plis ◀d’▶un jardin…
Et encore :
Je sentais que ce maître ◀de▶ ses moyens, ce possesseur du dessin, des images, du calcul, avait trouvé l’attitude centrale à partir de laquelle les entreprises ◀de▶ la connaissance et les opérations ◀de▶ l’art sont également possibles ; les échanges heureux entre l’analyse et les actes, singulièrement probables : pensée merveilleusement excitant.
Les quelques mots que je souligne dans le texte ◀de▶ Paul Valéry ne sont-ils pas l’éblouissante formule ◀d’▶une image physionomique ◀de▶ l’univers ?
On pourrait m’objecter que le goût ◀de▶ la forme, apanage évident du « latin », suppose des géométries plutôt que l’imagination, et par là retombe au pouvoir ◀de▶ la raison et ◀de▶ Descartes. Mais passons ◀de▶ l’autre côté : chez les Allemands les moins suspects ◀de▶ sacrifier à la logique cartésienne, quels sont les plus illustres physionomistes des idées ? Goethe et Nietzsche, ces deux lointains et quelque peu méfiants admirateurs ◀de▶ la forme et ◀de▶ la clarté française. (Que ◀de▶ dissociations à opérer dans nos préjugés culturels !)
Il y a du démiurge chez Goethe. (Souvenons-nous ◀de▶ son Prométhée). Vit-on jamais pareille faculté ◀d’▶incorporer les affections ◀de▶ l’âme ? Pas trace ◀de▶ « psychologie » dans cette œuvre qui cependant paraissait ne prêter à rien ◀d’▶autre : Les Affinités électives. Tout y est formes, actions, symboles ; et tout est vision créatrice. Goethe est un œil. Et le chant ◀de▶ Lyncée sur sa tour — c’est le chant du bonheur ◀de▶ la vision :
Zum sehen geboren
Zum schauen bestellt…
............................
So seh ich in allen
Die ewige Zier
Und wie mirs gefallen
Gefall ich auch mir.
Ihr glücklichen Augen
Was je ihr gesehen
Es sei wie es wolle
Es war doch so schön !
« Ô mes yeux bienheureux ! » Mais les pauvres yeux douloureux ◀de▶ Nietzsche, non moins que ceux ◀de▶ Goethe, surent voir en toutes choses « le charme éternel » qui les crée. Ouvrez donc au hasard tel recueil ◀d’▶aphorismes, le Gai savoir, Aurore : c’est une chasse royale pour l’amateur ◀de▶ correspondances et ◀de▶ métaphores plastiques. Ceci dans Aurore par exemple :
Si nous voulions tenter une architecture d’après le mode ◀de▶ notre âme (nous sommes trop lâches pour cela) : — le labyrinthe devrait être notre prototype ! La musique qui nous est propre et qui nous exprime véritablement laisse déjà deviner le labyrinthe (car en musique les hommes se laissent aller parce qu’ils se figurent qu’il n’y a personne qui soit capable ◀de▶ les voir, sous leur musique) (p. 198).
Ou ceci dans le Gai Savoir :
J’ai regardé durant un bon moment cette ville, ses maisons ◀de▶ campagne et ses jardins ◀d’▶agrément et le large cercle ◀de▶ ses collines et ◀de▶ ses pentes habitées ; enfin je finis par me dire ; je vois des visages ◀de▶ générations passées — cette contrée est couverte par les images ◀d’▶hommes intrépides et souverains… J’ai toujours devant les yeux le constructeur, je vois comme son regard se repose sur tout ce qui, près et loin, est construit autour de lui, et aussi sur la ville, la mer et la ligne ◀de▶ ta montagne, et comme sur tout cela, par son regard, il exerce sa puissance et sa conquête…
Et le Zarathoustra ! Une œuvre plus concrète a-t-elle donc vu le jour depuis les temps du Livre ◀de▶ Job, ◀de▶ ce profond traité théologique qui ne fait pas intervenir un seul concept abstrait, et qui ne connaît d’autres arguments que les parties du corps humain, les plantes, les aigles, un tesson, des ulcères, des rochers, deux effarantes descriptions du crocodile et ◀de▶ l’hippopotame, le monstre Léviathan, la Grande Ourse avec ses petits, — la Parole sous forme de tonnerre !