Mystère de la▶ Vision (fragments d’un Traité de ◀la▶ vision physionomique du monde) (mars 1935)q r
Ce que je voudrais dire ici est simple, fondamental, et comme toutes ◀les▶ choses simples et fondamentales, devrait être dit en une phrase, ou développé pendant toute une vie. Aussi bien n’ai-je pas ◀l’▶intention de ◀l’▶expliquer, moins encore de ◀le▶ démontrer. Mais seulement, peut-être, d’indiquer à ◀l’▶imagination de mon lecteur quelques-unes des perspectives qui rayonnent autour du mystère dont je voudrais maintenant m’approcher : ◀la▶ vision est un acte.
Vision et visage
◀La▶ vision relie et sépare. Passant du sujet à ◀l’▶objet, elle ◀les▶ unit dans ◀le▶ temps même qu’elle ◀les▶ distingue. Car si ◀l’▶œil se conforme à ce qu’il voit, il sait aussi qu’il voit, et mesure ◀la▶ distance. Ainsi, franchissant ◀les▶ frontières, il ◀les▶ délimite à nouveau. ◀La▶ vision est passage et frontière, et lieu de contact des extrêmes dont on ne sait plus s’ils s’opposent ou s’ils s’appuient l’un contre l’autre. Elle est drame, elle est événement. Elle ne connaît rien que des formes, et ne croit rien que ce qui apparaît. « Rien n’est, dit-elle qui ne se manifeste ». C’est pourquoi dans ◀le▶ monde de ◀la▶ vision, il n’y a ni mensonge ni feintes ; rien qui se cache ou rien qui s’exagère, par où j’entends : rien de « moral » — ou d’immoral. Et ◀l’▶illusion lorsqu’elle se risque à subsister dans ◀la▶ lumière est prise impitoyablement pour ce qu’elle est, c’est-à-dire pour ce qu’elle paraît. N’est-ce pas ainsi que meurt une illusion ?
Or toutes ces choses et bien d’autres qu’on pourrait dire de ◀la▶ vision, on peut ◀les▶ dire du visage. ◀La▶ langue allemande ne connaît qu’un mot pour visage et vision : Gesicht. Quelle est donc cette parenté des apparences ? Si ◀la▶ vision voit ◀le▶ visage, et de ◀la▶ sorte, s’en distingue, rappelons-nous qu’elle a son siège au centre même du visage. Sans visage il n’est plus de vision. Ou ◀l’▶inverse. Ainsi ◀le▶ je et ◀le▶ tu sont distincts, sans lesquels il n’est pas d’amour. Mais si leur être est justement ◀l’▶amour ? Peut-on ◀les▶ isoler sans du même coup ◀les▶ séparer de leur existence même ?
◀La▶ vision est un jugement (psychologie)
Entre ◀la▶ vieille métaphysique et ◀la▶ nouvelle physiologie, on se demande parfois comment ◀le▶ Psychologue a bien pu se tailler son domaine. ◀La▶ propriété, c’est ◀le▶ vol, disait Proudhon, au temps où paraissaient précisément les premiers psychologues ! Mais aux dépens de quoi s’installaient-ils ? Entre ◀l’▶aspect spirituel et ◀l’▶aspect matériel de ◀l’▶homme, il existe deux traits d’union : ◀la▶ vue et ◀la▶ parole, ◀la▶ vision et ◀l’▶entendement. ◀La▶ Parole est ◀l’▶objet de ◀la▶ théologie, ◀la▶ vision est ◀le▶ monde de ◀la▶ physionomie23. Je crois bien que ◀le▶ psychologue s’est introduit dans ◀la▶ vision, s’est installé à ◀la▶ place du drame, avec ◀l’▶étrange prétention d’arbitrer ◀le▶ conflit vital, de séparer ◀les▶ deux antagonistes : de leur permettre, pensait-il, de « s’expliquer », mais comme on fait devant un tribunal, — et ce n’était pas leur coutume… ◀L’▶aventure est assez curieuse. Métaphysiciens et savants ont toléré quelque temps cet intrus, cédant à un trouble penchant pour une paix qui n’était rien que leur faiblesse. Mais aujourd’hui qu’ils relèvent ◀la▶ tête, ◀le▶ psychologue se voit en mauvaise posture : car ◀les▶ uns ◀le▶ méprisent, et ◀les▶ autres — ◀le▶ mangent. Il sera donc mangé, et ◀le▶ drame pourra se poursuivre24.
Ceci soit dit pour situer certains résultats provisoires acquis par cette éphémère « science ». L’un, entre autres, qui peut nous apporter ici un argument : un psychologue moderne25 nous a démontré que ◀la▶ vision n’est pas une sensation, mais un décret de ◀l’▶intellect. Il n’y a pas de sensations, il n’y a pas d’images, il n’y a pas d’associations mentales : il n’y a que des jugements.
Toute pensée est « judicatoire », et tout, en ◀l’▶homme dépend de ◀la▶ pensée. Voir, c’est porter un jugement distinctif. Mais, alors, deux questions se posent : d’où vient ◀l’▶œil ? À quoi tend ◀le▶ jugement ? Et voilà notre psychologue obligé de chercher ses lumières chez ◀les▶ physiologistes ou chez ◀les▶ métaphysiciens. En vérité, ◀la▶ curieuse aventure, que cette espèce d’autosuppression ! Une fois rendus à qui de droit ◀les▶ honneurs qu’il avait empruntés, ◀le▶ psychologue se voit restitué dans son rôle de simple observateur. Étant donnée sa position essentiellement intermédiaire, ◀l’▶on conçoit que ce n’est que justice.
Que nous apprend ◀l’▶observation lorsqu’elle se porte sur ◀l’▶acte même de ◀la▶ vision ?
Selon que ◀l’▶homme qui regarde participe au spectacle, ou non, son regard saisira des aspects différents. Supposons qu’il contemple un paysage. S’il est un grand poète, il y verra des mythes, et s’il est un littérateur de ◀l’▶espèce par exemple d’Amiel, il n’y verra qu’un état d’âme ; s’il est un général, il ne verra qu’un champ de manœuvres ; s’il est un ingénieur, un territoire à exploiter ; s’il fuit ◀la▶ société de ses semblables, il verra des retraites solitaires, et s’il ◀la▶ cherche, un désert qu’il faut fuir. Ainsi, selon que ◀l’▶homme doit y entrer ou qu’il ◀le▶ quitte, ou qu’il ◀le▶ voit par ◀la▶ portière de son wagon, ◀le▶ paysage n’est pas ◀le▶ même ; car ◀le▶ regard est jugement26.
◀La▶ vision est métamorphose (métaphysique)
Voir, c’est juger en même temps que former : — c’est transformer. Dis-moi ce que tu vois, je te dirai qui tu deviens. Car celui qui regarde se transforme.
On a beaucoup écrit sur ◀la▶ fameuse opposition de ◀la▶ contemplation et de ◀l’▶action. Une notion claire de ce qu’est ◀la▶ vision eût peut-être évité bien des malentendus illustres. ◀L’▶action est un moment de ◀la▶ contemplation essentiellement active et transformatrice.
◀La▶ métaphysique de ◀l’▶Ancienne Alliance, étant celle de ◀la▶ prophétie, est dominée par ◀l’▶audition de ◀la▶ Parole. Mais ◀la▶ métaphysique de ◀la▶ Nouvelle Alliance, qui est celle de ◀l’▶Incarnation, est dominée par ◀la▶ vision ; il semble que tout s’y ramène à ◀l’▶opposition des ténèbres et de ◀la▶ lumière. « Autrefois vous étiez ténèbres, et maintenant vous êtes lumière » (Éph. 5.8) ou encore : « Nous qui sommes du jour… » (I Thess. 5.8)
Rien ne serait plus facile que de multiplier ◀les▶ citations de passages de saint Paul ou de saint Jean, pour la plupart bien connus, qui ont fixé ◀le▶ vocabulaire métaphysique et poétique de tout ◀le▶ Moyen Âge, d’une partie de ◀la▶ Renaissance, et même du rationalisme solennel ou vulgaire. (Aufklärung, philosophie des Lumières, claire logique, obscurantisme, etc.). Pour illustrer quelques-unes des relations que je viens de désigner, il n’est pas superflu de recourir à ces « origines » sacrées, comme à une sorte d’étymologie de ◀l’▶imagination moderne.
Sur ◀la▶ vision qui est jugement et action : « Quiconque regarde une femme avec convoitise a déjà, dans son cœur, commis ◀l’▶adultère avec elle. » (Matt. 5. 28)
Sur ◀la▶ vision qui est transformation : « Nous serons semblables à lui parce que nous ◀le▶ verrons tel qu’il est. » (I. Jean 3.2) « ◀L’▶homme nouveau se renouvelle dans ◀la▶ connaissance, selon ◀l’▶image de celui qui ◀l’▶a créé. » (Col. 3.10)
Sur ◀la▶ vision et ◀le▶ visage : « Nous tous, qui, ◀le▶ visage découvert contemplons comme dans un miroir ◀la▶ gloire du Seigneur, nous sommes transformés en ◀la▶ même image, de clarté en clarté, comme par ◀l’▶Esprit. » (II Cor. 3.18) — « Aujourd’hui nous voyons comme dans un miroir et d’une manière obscure, mais alors nous verrons face à face ; aujourd’hui je connais en partie, mais alors je connaîtrai comme j’ai été connu. » (I Cor. 13.12)
À ◀la▶ question de notre psychologue — sinon celle qu’il se pose, du moins celle qu’il se trouve nous poser — sur ◀le▶ sens dernier du jugement, toute ◀la▶ métaphysique chrétienne, et après elle toute philosophie qui postule ◀la▶ transcendance de ◀l’▶éternel, répondent : celui qui voit Dieu, meurt. Car à ◀la▶ suprême vision correspond ◀la▶ suprême transformation.
Reste l’autre question, celle de ◀l’▶origine de ◀la▶ vision. Celle peut-être à laquelle répond ◀l’▶apôtre lorsqu’il écrit : « Je connaîtrai comme j’ai été connu ».
Au commencement est ◀la▶ lumière (physique)
On ne voit que ce qui est vu. Mais peut-être faut-il aller plus loin : on ne voit rien que ce qui voit.
Car seule est visible ◀la▶ forme, et ◀la▶ forme naît du mouvement. On ne peut voir ainsi que ◀les▶ choses qui se meuvent, ou qui sont mues, — en un mot : ce qui change. « Car ◀les▶ choses visibles sont passagères, mais seules ◀les▶ invisibles sont éternelles ». (II Cor. 4.18) Or nous savons, de science et de prescience, et ◀la▶ révélation biblique nous ◀le▶ confirme, qu’à ◀l’▶origine de tout mouvement des corps, il y a comme un appel de ◀la▶ lumière. La première parole de Dieu : « Que ◀la▶ lumière soit » est aussi le premier moteur de ◀l’▶univers. Toute substance que ◀la▶ lumière vient toucher, aussitôt se meut et se forme, et de même qu’elle a été « connue » par ◀la▶ lumière, de même elle devient à nos yeux reconnaissable. Il n’est pas d’autre mouvement que cet élan vers ◀la▶ lumière — ou pour ◀la▶ fuir — par quoi tout se révèle et se manifeste à ◀la▶ vue, — ou bien dans ◀le▶ néant comme se perdent ◀les▶ astres morts.
Donc, tout ce que nous voyons a vu ; et tout, d’abord, a été vu par ◀la▶ lumière créatrice. « ◀L’▶œil ne verrait pas ◀le▶ soleil s’il n’était de nature solaire », dit Goethe. Une telle parole devance notre science, qui lentement ◀la▶ redécouvre, depuis peu27.
Et c’est ainsi que ◀la▶ physiologie dévore tout ce que ◀la▶ métaphysique avait laissé du psychologue, qui devient un simple point de vue.
Ces vérités ne sont guère « explicables » au sens de ◀l’▶indiscret moderne, de celui qui veut toujours pénétrer sous ◀la▶ forme, plutôt que de ◀la▶ voir, et qui se perd dans un bavardage infini, dans ce vide ou cette « profondeur » ou plus rien n’arrête ◀la▶ parole.
Mais ◀les▶ mystiques et ◀les▶ poètes ont, de tout temps, depuis ◀l’▶Incarnation, connu ce grand mystère de ◀la▶ vision. C’est parfois une connaissance égarée qui traverse un délire lucide, tel ce rayon qui pénètre dans ◀les▶ profondeurs de ◀la▶ Saison en enfer de Rimbaud : « Sur ◀les▶ routes, par ◀les▶ nuits d’hiver, sans gîte, sans habits, sans pain, une voix étreignait mon cœur gelé : “Faiblesse ou force : te voilà, c’est ◀la▶ force. Tu ne sais ni où tu vas, ni pourquoi tu vas, entre partout, réponds à tout. On ne te tuera pas plus que si tu étais cadavre”. Au matin j’avais ◀le▶ regard si perdu et ◀la▶ contenance si morte, que ceux que j’ai rencontrés ne m’ont peut-être pas vu ».28
D’autres fois, c’est ◀la▶ claire connaissance de ◀la▶ béatitude visionnaire : connaissance parfois trop « claire » au sens rationaliste de ce mot. Connaissance trop pénétrante, qui dépasse trop aisément ◀le▶ concret de ◀la▶ vision. Comment expliquer autrement que ◀la▶ théologie des scolastiques ait pu s’attarder à débattre des questions aussi vaines que celle qui mit aux prises, par exemple, un Thomas d’Aquin et un Scot, le premier affirmant que ◀la▶ béatitude réside in visione, dans ◀la▶ contemplation de ◀la▶ Face de Dieu, le second qu’elle réside in amore ? N’était-ce pas se tromper à la fois sur ◀la▶ nature de ◀l’▶amour et sur celle de ◀la▶ vision ? Voir Dieu, c’est se transformer au sens ◀le▶ plus violent et ◀le▶ plus impossible d’ailleurs ; voir Dieu c’est aller à lui. Nous ne voyons que ce qui nous regarde : voir Dieu, c’est être regardé par lui. Mais alors, c’est aussi être aimé, et c’est se rendre à ◀la▶ transformation de ◀la▶ vision : c’est donc aimer. Et nulle vision ne serait « admirable » si elle n’était en même temps transformation, mouvement de ◀l’▶amour. Augustin qui, plus que tout autre, a parlé de ◀la▶ « beauté » de Dieu, savait que vision et amour sont un seul acte et une seule réponse : « Lumière du monde, vous m’avez éclairé. Je vous ai vue, je vous ai aimée : car personne ne vous aime, s’il ne commence par vous voir, et personne ne vous voit, si ce n’est celui qui vous aime. Ah je vous ai trop tard aimée, beauté toujours ancienne et toujours nouvelle, je vous ai trop tard aimée… »29
◀L’▶imagination de ◀la▶ forme
J’ai cité des docteurs, des apôtres et des poètes, des savants et même quelques indiscrets. Je vois bien ce qu’on peut m’opposer : « Nous marchons par ◀la▶ foi, non par ◀la▶ vue », nous dit saint Paul.
◀La▶ foi serait-elle donc négation de ◀la▶ vision ? Ou ◀la▶ vie éternelle, négation de ◀l’▶incarnation ? Nullement, mais accomplissement, et splendeur de ce qui n’est pour nous qu’ombre et reflet, fragment et trouble. « Aujourd’hui je connais en partie, mais alors je connaîtrai comme j’ai été connu ». Cet alors est ◀la▶ plénitude d’un aujourd’hui que nous ne connaissons que par ses limites et ses formes. Ainsi donc, dépasser ◀la▶ vision, ce ne peut être que ◀la▶ définir dans ◀l’▶absolu, à ◀la▶ frontière de ◀la▶ mort et de ◀la▶ vie ; et ◀la▶ nier, mais au nom de ◀la▶ foi, c’est du même coup ◀la▶ connaître dans sa signification actuelle.
« Ce que nous sommes n’a pas encore été manifesté », dit Jean. Et de même, notre vocation n’est jamais totalement incarnée. Entre ◀la▶ forme pure de notre vocation et ◀la▶ forme visible de notre visage, il y a ◀le▶ péché, et ◀les▶ abîmes du temps. Dans ◀le▶ monde de ◀la▶ mesure idéale, qui est ◀le▶ monde païen, ◀le▶ monde antique, ◀le▶ monde des philosophes, ◀la▶ forme pure est celle de ◀l’▶idée platonicienne. Mais dans ◀le▶ monde de ◀l’▶incarnation — ◀le▶ monde chrétien —, ◀la▶ forme pure est ◀la▶ parole que chacun de nous a reçue, en son lieu, en son temps unique. Figure de notre vocation, forme informante de notre être et que voient « ◀les▶ yeux de ◀la▶ foi », il semble que notre visage n’en soit qu’une mauvaise épreuve, déjà brûlée, ici et là, ridée froissée, et rendue émouvante par toutes ces marques où se lit notre histoire…
Cependant ◀le▶ regard qui se risque à déchiffrer ◀le▶ fascinant spectacle de cette œuvre mordue par ◀le▶ temps et modelée par ◀la▶ lumière, ce n’est pas ◀le▶ regard troublé qui erre sur ◀les▶ miroirs de ◀la▶ ville, à ◀la▶ recherche d’une illusion de soi-même. Il faut une force qui ◀le▶ braque, une école sévère et un maître. Car celui seul qui peut ◀le▶ plus, peut aussi nous apprendre ◀le▶ moins. Où trouver cette force et ce maître, comment voir ce modèle idéal qui saurait nous rendre capables d’affronter ◀la▶ réalité — pour nous avoir révélé ◀le▶ salut ? Où trouver ◀la▶ réponse qui nous permettrait seule de poser sérieusement nos questions ?
« Si nous espérons ce que nous ne voyons pas, nous ◀l’▶attendons avec persévérance », dit encore Paul. Cette attente persévérante, cette action d’espérance, voilà ◀le▶ sens qu’il faut donner à ◀l’▶imagination qui crée. Si ◀l’▶imagination n’est pas ce fantôme des psychologues, une simple définition dont tous ◀les▶ termes sont problématiques ; si elle n’est pas non plus ce rêve de ◀l’▶indiscret, ou cette revanche sur ◀le▶ réel qu’elle figure aux yeux du romantique ; si elle est au contraire une force concrète, elle est cela : une vision d’espérance, un prolongement, une marche vers ◀la▶ plénitude. Deviner ◀la▶ forme de notre vocation, c’est aller au-delà des « apparences actuelles », mais dans ◀les▶ lignes de ◀la▶ création. ◀L’▶imagination de ◀la▶ forme saisit d’abord ◀la▶ loi de formation ; et c’est alors, mais alors seulement, qu’elle peut poursuivre sans s’égarer dans ◀la▶ nuit. ◀La▶ loi de formation : ◀le▶ mode singulier de ◀la▶ personnification de ◀la▶ parole, ◀la▶ finalité de ◀l’▶être vivant, qui se révèle au regard de ◀l’▶amour. Qu’est-ce que ◀l’▶homme de ◀l’▶esprit, sinon celui qui voit ◀l’▶esprit dans son action, et ◀le▶ prend sur ◀le▶ fait de ◀la▶ métamorphose ? Et si ◀l’▶on sait que ◀la▶ vision est acte, on saura maintenant quel est celui qui peut aider30.
◀L’▶imagination de ◀la▶ forme est sympathie avec ◀la▶ création. Mais nous tenons ici ◀la▶ clef du monde de ◀l’▶incarnation, ◀le▶ secret de ◀l’▶image physionomique de ◀l’▶univers. Imaginer, c’est se placer dans ◀la▶ perspective même de toute genèse spirituelle, dans ◀l’▶axe de ◀la▶ personne en exercice, dans ◀le▶ drame de ◀la▶ forme, — et y participer. Nous ◀le▶ tenons, ce lien vivant qui unit ◀le▶ créant au créé, et nous sommes enfin parvenus à ◀l’▶origine de ◀l’▶œuvre de ◀l’▶esprit, au lieu très saint de notre humanité.
Ici tout est réel, tout est action et résistance, tout est drame. Et ◀les▶ correspondances sont embrassées d’un seul regard. ◀Les▶ formes naissent, tableaux, poèmes, symphonies, danses, jardins, temples, statues, — visages ! Dans ◀l’▶enfance de ◀la▶ lumière.
◀L’▶image physionomique de ◀l’▶Univers
Quelle que soit ◀la▶ vénération qu’on éprouve en présence de cette forme de toutes ◀les▶ formes que nous offre ◀la▶ face de ◀l’▶homme, il faut entendre qu’elle reste symbolique d’une certaine image du monde, dont elle ne saurait constituer ◀le▶ centre ni ◀le▶ fondement causal, mais au sein duquel elle demeure cependant ◀le▶ cas privilégié par excellence. Au cours des pages qui précèdent, je me suis attaché à définir, plutôt que ◀les▶ principes particuliers d’une étude physiognomonique, ◀la▶ vision que toute étude de cet ordre suppose et développe.
Je voudrais maintenant entraîner ◀le▶ lecteur dans une brève incursion à travers ces domaines que ◀l’▶on pourrait nommer ceux du mystère manifeste. Et d’abord, comme au seuil d’une expédition militaire, j’indiquerai ◀l’▶ordre de ◀la▶ marche.
Premier principe : Tout ce qui est réel est moteur, et donc informateur ou créateur de formes. Ce qui signifierait, pour un homme entièrement spirituel, que tout ce qui est réel se voit. Ce qui signifie plus modestement, pour nous tous, hommes dont ◀le▶ péché rend ◀le▶ regard trouble et menteur, qu’il nous faut attacher nos yeux non plus sur ◀les▶ idées en tant que telles, mais bien sur ◀les▶ idées en tant qu’agies, — sur ◀les▶ formes.
Second principe : Une forme ne peut pas être « expliquée » par ◀le▶ recours à ces abstractions usuelles, à ces catégories morales ou sociales que nous croyons « toutes naturelles ». Une forme peut être seulement interprétée, symboliquement et concrètement, par d’autres formes. ◀Le▶ principe dialectique qui sert de guide dans ◀le▶ monde physionomique est celui des correspondances, et non pas celui des « causes » conçues indépendamment des effets. Nous sommes ici dans un ordre dramatique31 et non conceptuel. Nous sommes ici dans ◀l’▶ordre humain, dans ◀la▶ totalité, et non dans ◀l’▶ordre scientifique, qui est celui du démontage mécanique, de ◀l’▶isolation des parties.
Interpréter ◀les▶ formes par ◀les▶ formes, n’est-ce pas ouvrir ◀les▶ portes à une nouvelle mythologie, dans ◀le▶ sens d’un Schelling et déjà d’un Herder ? Certes nous sommes ici très près de ◀l’▶Organismusgedanke qui est ◀la▶ clef de tout ◀le▶ romantisme allemand de cette grandiose conception d’un univers où tout est correspondance organique, où ◀la▶ réalité naît de ◀l’▶union des contradictions naturelles, où ◀l’▶homme est microcosme de ◀la▶ Création. Paracelse, Bruno, Nicolas de Cuse dominent de loin ce grand mouvement de ◀la▶ pensée européenne, qui connut sa splendeur féconde aux temps du romantisme et de ◀la▶ vie de Goethe, qui devait aboutir, en passant par Wagner, à ◀la▶ théorie des correspondances chez Baudelaire et chez Rimbaud, pour se perdre dans ◀l’▶esthétisme décadent des symbolistes.
Je suis bien loin de croire que cette pensée ait épuisé sa vérité. Je ◀la▶ vois même promise à une prochaine renaissance. Mais il importe d’en marquer ◀le▶ danger, disons plus : ◀le▶ péché, qui ◀l’▶a stérilisée avant qu’elle eût développé tous ◀les▶ effets que ◀les▶ acquisitions modernes nous autoriseraient plus que jamais à en attendre.
Erreur théologique à ◀l’▶origine : Schelling pour appuyer son intuition concrète de ◀la▶ totalité du monde créé remonta, par Shaftesbury, jusqu’à Plotin et Platon, c’est-à-dire jusqu’au monde des Idées. C’était perdre de vue ◀la▶ réalité spécifique du monde de ◀l’▶Incarnation, où ◀la▶ philosophie de ◀l’▶organique peut trouver ses mesures humaines et sa justification spirituelle. C’était placer ◀le▶ critère de ◀l’▶esprit dans ◀le▶ « sentiment religieux » et non dans ◀l’▶actualité de ◀la▶ Parole. C’était sortir du drame, pour se perdre dans une fièvre nostalgique. Schleiermacher est ◀l’▶expression géniale de cette hérésie romantique, qui ne tendait à rien de moins qu’à ◀la▶ glorification progressive d’une nature dont s’évanouissait ◀la▶ condition essentiellement dramatique. Mais je ne puis m’étendre davantage sur cet aspect du romantisme, qui ◀le▶ déborde singulièrement, par ailleurs. Je me bornerai donc à renvoyer à ◀la▶ critique décisive de ◀la▶ doctrine de ◀l’▶analogia entis que Karl Barth poursuit à travers toute son œuvre.
Ce qui subsiste de ◀l’▶Organismusgedanke, une fois cette conception débarrassée des équivoques métaphysiques, c’est un irrationalisme concret.
◀L’▶analyse de ◀l’▶homme intérieur ou social, telle que ◀l’▶ont inlassablement reprise tous ◀les▶ moralistes français, décompose ◀l’▶homme en qualités, en caractères ou en types, — bref, en énoncés rationnels. Rien alors ne peut égaler ◀la▶ pénétration de son regard, si ce n’est son impuissance à saisir ◀la▶ personne dans sa totalité concrète et créatrice, — informulable. ◀Le▶ moraliste classique détaille admirablement ◀les▶ motifs, mais ce faisant, il détend ◀les▶ ressorts de ◀l’▶imprévisible événement — tensions instituées entre des motifs tout contraires, dont ◀la▶ coïncidence définit ◀la▶ personne. Tensions qui d’autre part, bâtissent et soutiennent ◀l’▶édifice du visage de ◀l’▶homme.
Kassner remarque qu’à ◀la▶ lecture des grands moralistes français, de Montaigne à Pascal, à ◀La▶ Rochefoucauld, à Chamfort, on ne rencontre pas une phrase qui se rapporte à ◀l’▶expression ou au visage.
Même ◀La▶ Bruyère, physionomiste par tempérament, ne voit partout que ◀le▶ costume, ◀la▶ grimace, ce qu’on nomme « ◀l’▶extérieur » de ◀l’▶homme, mais non pas son visage. Pour lui comme pour tous ◀les▶ autres (à ◀l’▶exception de Pascal), ◀l’▶homme est entièrement ramené à ◀la▶ parole, à ◀l’▶anecdote. Quant à nous, il nous faut choisir : ou ◀l’▶anecdote, ou ◀le▶ visage. ◀L’▶expérience montre constamment que ◀les▶ hommes qui savent des anecdotes et sont toujours prêts à en raconter, ne savent pas voir ◀les▶ visages32.
◀Le▶ moraliste voit des types, ◀le▶ physionomiste, des créatures. Mais nous vivons dans un monde sans mesures, sans barrières sociales, sans costumes, où ◀les▶ types ne sont plus des repères. Notre mesure est donc devenue personnelle, et c’est pourquoi il nous faut ◀la▶ chercher dans ◀la▶ vocation créatrice, non plus dans cette fonction sociale impersonnelle que représente ◀la▶ raison.
Faut-il conclure que notre esprit qu’on dit « latin » est incapable de s’assimiler ◀les▶ secrets d’une ontologie de ◀la▶ forme ? Ce serait oublier Léonard et son génie physionomiste.
Il garde cet esprit symbolique — écrit Paul Valéry dans sa fameuse Introduction à ◀la▶ méthode du Vinci — ◀la▶ plus vaste collection de formes, un trésor toujours imminent et qui grandit selon ◀l’▶extension de son domaine… Il est ◀le▶ maître des visages, des anatomies, des machines. Il sait de quoi se fait un sourire ; il peut ◀le▶ mettre sur ◀la▶ face d’une maison, aux plis d’un jardin…
Et encore :
Je sentais que ce maître de ses moyens, ce possesseur du dessin, des images, du calcul, avait trouvé ◀l’▶attitude centrale à partir de laquelle ◀les▶ entreprises de ◀la▶ connaissance et ◀les▶ opérations de ◀l’▶art sont également possibles ; ◀les▶ échanges heureux entre ◀l’▶analyse et ◀les▶ actes, singulièrement probables : pensée merveilleusement excitant.
◀Les▶ quelques mots que je souligne dans ◀le▶ texte de Paul Valéry ne sont-ils pas ◀l’▶éblouissante formule d’une image physionomique de ◀l’▶univers ?
On pourrait m’objecter que ◀le▶ goût de ◀la▶ forme, apanage évident du « latin », suppose des géométries plutôt que ◀l’▶imagination, et par là retombe au pouvoir de ◀la▶ raison et de Descartes. Mais passons de l’autre côté : chez ◀les▶ Allemands ◀les▶ moins suspects de sacrifier à ◀la▶ logique cartésienne, quels sont ◀les▶ plus illustres physionomistes des idées ? Goethe et Nietzsche, ces deux lointains et quelque peu méfiants admirateurs de ◀la▶ forme et de ◀la▶ clarté française. (Que de dissociations à opérer dans nos préjugés culturels !)
Il y a du démiurge chez Goethe. (Souvenons-nous de son Prométhée). Vit-on jamais pareille faculté d’incorporer ◀les▶ affections de ◀l’▶âme ? Pas trace de « psychologie » dans cette œuvre qui cependant paraissait ne prêter à rien d’autre : ◀Les▶ Affinités électives. Tout y est formes, actions, symboles ; et tout est vision créatrice. Goethe est un œil. Et ◀le▶ chant de Lyncée sur sa tour — c’est ◀le▶ chant du bonheur de ◀la▶ vision :
Zum sehen geboren
Zum schauen bestellt…
............................
So seh ich in allen
Die ewige Zier
Und wie mirs gefallen
Gefall ich auch mir.
Ihr glücklichen Augen
Was je ihr gesehen
Es sei wie es wolle
Es war doch so schön !
« Ô mes yeux bienheureux ! » Mais ◀les▶ pauvres yeux douloureux de Nietzsche, non moins que ceux de Goethe, surent voir en toutes choses « ◀le▶ charme éternel » qui ◀les▶ crée. Ouvrez donc au hasard tel recueil d’aphorismes, ◀le▶ Gai savoir, Aurore : c’est une chasse royale pour ◀l’▶amateur de correspondances et de métaphores plastiques. Ceci dans Aurore par exemple :
Si nous voulions tenter une architecture d’après ◀le▶ mode de notre âme (nous sommes trop lâches pour cela) : — ◀le▶ labyrinthe devrait être notre prototype ! ◀La▶ musique qui nous est propre et qui nous exprime véritablement laisse déjà deviner ◀le▶ labyrinthe (car en musique ◀les▶ hommes se laissent aller parce qu’ils se figurent qu’il n’y a personne qui soit capable de ◀les▶ voir, sous leur musique) (p. 198).
Ou ceci dans ◀le▶ Gai Savoir :
J’ai regardé durant un bon moment cette ville, ses maisons de campagne et ses jardins d’agrément et ◀le▶ large cercle de ses collines et de ses pentes habitées ; enfin je finis par me dire ; je vois des visages de générations passées — cette contrée est couverte par ◀les▶ images d’hommes intrépides et souverains… J’ai toujours devant ◀les▶ yeux ◀le▶ constructeur, je vois comme son regard se repose sur tout ce qui, près et loin, est construit autour de lui, et aussi sur ◀la▶ ville, ◀la▶ mer et ◀la▶ ligne de ta montagne, et comme sur tout cela, par son regard, il exerce sa puissance et sa conquête…
Et ◀le▶ Zarathoustra ! Une œuvre plus concrète a-t-elle donc vu ◀le▶ jour depuis ◀les▶ temps du Livre de Job, de ce profond traité théologique qui ne fait pas intervenir un seul concept abstrait, et qui ne connaît d’autres arguments que ◀les▶ parties du corps humain, ◀les▶ plantes, ◀les▶ aigles, un tesson, des ulcères, des rochers, deux effarantes descriptions du crocodile et de ◀l’▶hippopotame, ◀le▶ monstre Léviathan, ◀la▶ Grande Ourse avec ses petits, — ◀la▶ Parole sous forme de tonnerre !