Les▶ autres et nous : I — Esprit (avril 1935)s
On me demande souvent : « Quelle est ◀la▶ différence entre Esprit et L’Ordre nouveau ? » ◀Les▶ noms mêmes des deux revues ◀l’▶indiquent : différence entre un « esprit » et un « ordre », au double sens d’équipe et de « mise en ordre ».
Esprit rend au mouvement personnaliste ◀le▶ grand service de lui créer une atmosphère, un champ d’essais intellectuels, je dirais même une sentimentalité, au meilleur sens du terme. ◀La▶ formule caractéristique d’ Esprit , c’est ◀la▶ « confrontation ». Confrontation dirigée certes, avec une souplesse dont ◀les▶ avantages ◀l’▶emportent, jusqu’ici, sur ◀les▶ inconvénients que ◀l’▶on pouvait craindre. Esprit est surtout une enquête. L’Ordre nouveau , surtout une construction. Pas question de séparer ces deux temps de ◀l’▶action, et qu’on n’aille pas croire que ◀L’▶ON n’a pas établi ses constructions sur une enquête permanente, large et précise, ou qu’ Esprit n’ambitionne pas d’aboutir à des constructions. Il n’en reste pas moins que ◀les▶ années d’avance qu’a prises ◀L’▶ON lui permettent de passer, dès à présent, à des tentatives de réalisation dont Esprit n’a voulu donner, jusqu’ici, que ◀les▶ fondements moraux ou religieux, et certaines amorces juridiques.
Autre différence, ou plutôt autre aspect de cette même différence : ◀l’▶ON s’interdit, dans sa revue, toute espèce de polémique, de réponses à ses contradicteurs, de critique littéraire ou d’analyses des « actualités ». Non que cela nous paraisse ◀le▶ moins du monde nuisible au mouvement, mais nous croyons avoir, pour ◀le▶ moment, tout autre chose à faire. Dans ◀les▶ 32 pages de notre revue, nous ne pouvons pas commenter ◀la▶ Révolution, nous nous bornons à ◀la▶ construire. Nous poussons notre pointe dans ◀l’▶avenir.
Il est bon, et sans aucun doute nécessaire, que d’autres s’occupent d’élargir ◀la▶ brèche, d’y appeler du monde et, comme ◀le▶ dit souvent Mounier, « d’épurer », d’enrichir si ◀l’▶on veut, ◀l’▶action en cours. Et c’est à quoi s’emploient ◀les▶ 180 pages mensuelles d’ Esprit .
Rien dans tout cela qui empêche une collaboration, — au contraire, et je suis bien placé pour ◀le▶ dire — rien qui traduise autre chose qu’une raisonnable division du travail. ◀Les▶ craintes éveillées chez beaucoup de jeunes personnalistes quant à ◀l’▶avenir du mouvement par ◀la▶ séparation des deux revues me paraissent exagérées.
Ce qui pourrait être plus grave au point de vue de ◀la▶ révolution, c’est ◀la▶ fluidité excessive du style des manifestes d’ Esprit . Crainte de ◀l’▶index ou incertitudes doctrinales ? Certains accents humanitaristes, certaines nuances trop sinueuses nous inquiètent parfois, dans ces pages. Certes, ◀le▶ fascisme et ◀le▶ stalinisme se sont faits à coups de simplifications brutales et abstraites, nous ◀les▶ avons cent fois dénoncées. (Voir notre Lettre à Hitler par exemple.) Mais ce n’est pas en exauçant des vœux, d’ailleurs humainement sympathiques, qu’on construira ◀l’▶ordre personnaliste. Nous souhaitons ◀le▶ succès d’ Esprit : non pas un succès d’estime, auprès des esprits pondérés, mais un succès constructif, révolutionnaire, et qui se confondra nécessairement avec ◀l’▶instauration de l’Ordre nouveau dans ◀les▶ faits.