L’▶édit de Nantes et sa révocation (mars-avril 1935)p
Un conflit religieux « déchire » ◀la▶ France lors de ◀l’▶avènement ◀de▶ Henri IV. Ainsi parlent nos manuels. Car selon ◀les▶ manuels, tous ◀les▶ conflits « déchirent », tous ◀les▶ édits « apaisent », si c’est ◀l’▶État qui ◀les▶ a promulgués. On célèbre ◀l’▶édit de Nantes au nom de ◀l’▶ordre dans ◀l’▶État. On flétrit ◀la▶ révocation décrétée au nom du même ordre et pour ◀le▶ bien du même État, mais on invoque cette fois ◀les▶ droits sacrés ◀de▶ ◀la▶ conscience.
Telle étant ◀la▶ pâtée officielle, ◀le▶ point de vue ◀de▶ l’Ordre nouveau nous oblige à poser ◀les▶ deux questions suivantes :
1. ◀L’▶édit de Nantes a-t-il « apaisé » quoi que ce soit, en imposant à un conflit spirituel ◀le▶ cadre étatique ◀d’▶un décret destiné avant tout à raffermir ◀le▶ centralisme politique ?
2. ◀La▶ doctrine qui préside à ◀la▶ révocation ◀de▶ ◀l’▶édit est-elle vraiment une doctrine opposée à celle qui préside à sa promulgation ?
I
On sait par quel coup ◀de▶ force politique Henri IV prétendit mettre fin à ◀la▶ lutte des ligueurs et ◀de▶ ◀l’▶Union calviniste. Il venait de se faire catholique et, mal assuré dans son nouveau parti, il voyait ses anciens amis ◀l’▶abandonner. ◀L’▶homme qui venait ◀d’▶« apaiser » par une boutade ◀le▶ conflit qui depuis longtemps avait « déchiré » sa conscience, ◀l’▶homme du « Paris vaut bien une messe ! », c’est encore ◀l’▶homme ◀de▶ ◀l’▶Édit. À tout prendre, ◀l’▶édit n’est qu’une réédition ◀de▶ ◀la▶ boutade, sur le plan ◀de▶ ◀l’▶État. ◀La▶ paix d’abord, à n’importe quel prix. On ne saurait proclamer plus cyniquement son mépris pour ◀les▶ réalités que défendent, chacun à sa manière, catholiques et protestants. « Paris vaut bien une messe » est injurieux pour ◀la▶ messe et ◀le▶ prêche, qui se voient préférer ◀la▶ possession ◀de▶ ◀la▶ capitale. De même, ◀l’▶édit est injurieux pour ◀les▶ deux fois, qu’il subordonne au raffermissement ◀de▶ ◀l’▶État. Que peut valoir un « ordre » imposé brutalement ◀de▶ ◀l’▶extérieur à deux partis, sans tenir compte des exigences spirituelles fondamentales ◀de▶ chacun des antagonistes ? Fixer, cristalliser ◀de▶ ◀la▶ sorte un conflit, c’est fixer et cristalliser un désordre. C’est croire que ◀l’▶absence ◀de▶ guerre suffit à établir une paix vivante. C’est ◀l’▶éternelle erreur ◀de▶ ◀l’▶État policier.
D’ailleurs, cet « ordre », qui se fonde sur ◀la▶ méconnaissance des réalités spirituelles, se révélera bientôt inefficace dans ◀la▶ pratique.
Méconnaissance ◀de▶ réalités spirituelles. Que voulaient en effet ◀les▶ ligueurs ? ◀L’▶anéantissement ◀de▶ ◀la▶ puissance politique ◀de▶ ◀la▶ Réforme. Et que voulaient ◀les▶ calvinistes ? ◀Le▶ libre exercice ◀de▶ leur culte. Or, ◀l’▶édit, en donnant cent places fortes aux réformés, et certains privilèges théoriques (tels que ◀l’▶institution des chambres mi-parties, ou ◀la▶ délégation auprès du roi), exaspère ◀les▶ catholiques en même temps qu’il oblige ◀les▶ églises réformées à se constituer en parti politique. D’autre part, limitant ◀l’▶exercice du culte (qui ne peut être célébré que hors ◀les▶ murs, et qui souffre partout des pires vexations), il ne fait pas droit davantage à ◀la▶ grande revendication des calvinistes. En apprenant que ◀l’▶édit vient ◀d’▶être proclamé, ◀le▶ pape s’écrie : « Cela me crucifie ! » Et ◀les▶ documents innombrables qu’ont laissés ◀les▶ protestants ◀de▶ ◀l’▶époque25 nous montrent par ailleurs que ◀les▶ « crucifixions » qu’ils ont souffertes ◀de▶ 1598 à 1685 ne furent pas moins réelles, pour être plus brutales, que celles du pape.
◀La▶ légende ◀de▶ ◀la▶ paix religieuse établie par ◀l’▶édit de Nantes, légende chère aux historiens ◀de▶ la Troisième République, cède aux premiers regards que nous pouvons porter sur ◀les▶ grands faits moraux et matériels du temps. ◀Les▶ mémoires et ◀la▶ correspondance du sinistre Ubaldini, nonce papal, ◀les▶ seize attentats perpétrés contre Henri IV à ◀l’▶instigation des jésuites, ◀la▶ prétention toujours plus affichée des rois à revenir à ◀la▶ formule « Un roi, une loi, une foi » — formule fasciste, dirions-nous aujourd’hui –, ◀les▶ intrigues « légales » pour faire raser ◀les▶ temples — il suffisait ◀de▶ faire entrer par ruse un seul relaps dans un temple pour pouvoir décréter sa destruction —, ◀l’▶émigration en masse des protestants fuyant ◀les▶ « missionnaires bottés », enfin ◀la▶ corruption officiellement instituée avec ◀la▶ Caisse des Conversions ◀de▶ Pellisson, tout cela suffit à qualifier ◀l’▶espèce ◀de▶ « paix » que ◀l’▶État prétend assurer au mépris des réalités spirituelles, et sous prétexte ◀d’▶apaiser leur conflit. Si ◀l’▶on rappelle en outre ◀les▶ guerres du Languedoc entre Rohan et Richelieu — dernières luttes du fédéralisme contre ◀la▶ conception maniaque ◀de▶ ◀l’▶unité —, on est fondé à dire que ◀les▶ principes qui furent à ◀l’▶origine ◀de▶ ◀l’▶édit, clairement manifestés par son « application », sont bel et bien ◀les▶ mêmes qui devaient aboutir logiquement à ◀la▶ révocation ◀de▶ cet édit, au terme ◀de▶ ◀l’▶évolution centralisatrice et unitaire qu’ils avaient justement instaurée.
En résumé, telle est ◀l’▶évolution :
a) On refoule ◀les▶ antagonismes spirituels en y substituant un cadre fixe et centraliste. Ce faisant, on cristallise ces antagonismes, on ◀les▶ empêche ◀de▶ mûrir et ◀d’▶aboutir à une tension équilibrée et créatrice — comme ce fut ◀le▶ cas en Angleterre, en Allemagne et plus tard en Suisse — c’est-à-dire qu’on écarte brutalement ◀la▶ solution fédéraliste qui seule eût pu permettre ◀l’▶établissement normal ◀de▶ cette tension, sans détriment, bien au contraire, pour ◀la▶ vie politique et économique du pays.
b) ◀Le▶ conflit spirituel étouffé par ◀la▶ force, sans être en rien résolu pour autant, fermente et empoisonne ◀la▶ vie morale ◀de▶ ◀la▶ nation. Il devient un foyer ◀de▶ fièvre et un facteur ◀d’▶énervement. ◀Les▶ deux forces antagonistes artificiellement séparées se corrompent chacune pour son compte, explosent parfois en violences anormales, et ◀le▶ mieux qu’on puisse espérer pour ◀l’▶ensemble, c’est ◀la▶ stérilisation ◀de▶ l’une ou ◀de▶ l’autre — mais qui peut mesurer ◀l’▶appauvrissement concret que représente cette opération ? (Il y aurait une espèce ◀de▶ psychanalyse à inventer : ◀l’▶étude des refoulements spirituels, et des complexes qui en résultent, créés par ◀l’▶intervention ◀de▶ ◀l’▶État dans des domaines qui ne sont pas du ressort ◀de▶ ◀la▶ politique. ◀L’▶explosion révolutionnaire, dans ce qu’elle a ◀de▶ destructeur, est ◀l’▶expression ◀de▶ tels complexes).
II
Rien n’étant résolu, sur le plan spirituel, par ◀l’▶édit, mais ◀les▶ parties se trouvant liées bon gré mal gré au cadre ◀de▶ ◀l’▶État, ◀la▶ France est divisée pendant un siècle en trois factions :
— ◀la▶ faction catholique, dont ◀l’▶opinion est clairement exprimée par ◀les▶ assemblées du clergé réclamant à grands cris ◀la▶ destruction des réformés (1660) et exhortant ◀le▶ roi à « terrasser d’un seul coup ◀l’▶hydre monstrueuse ◀de▶ ◀l’▶hérésie » (◀l’▶évêque ◀d’▶Uzès en 1675) ;
— ◀la▶ faction réformée, qui se refuse énergiquement à se laisser imposer « ◀la▶ religion du roi » ;
— ◀la▶ faction « étatiste », plus ou moins contrôlée par ◀le▶ parti ultramontain, et dont ◀l’▶absolutisme ◀de▶ Louis XIV sera ◀l’▶expression achevée. Une phrase ◀de▶ Bossuet nous en apprend sur cette doctrine davantage que ◀le▶ mot peut-être apocryphe du souverain : ◀l’▶État, c’est moi. Voici cette phrase, dont on croirait qu’elle concerne quelque Führer, et non ◀le▶ roi : « Tout ◀l’▶État est en lui, en lui est ◀la▶ puissance, en lui est ◀la▶ volonté ◀de▶ tout ◀le▶ peuple 26. »
C’est cette troisième faction qui a bénéficié ◀de▶ ◀l’▶édit de Nantes. C’est elle qui a su ◀l’▶appliquer conformément à ◀la▶ logique du régime. C’est elle qui doit fatalement triompher.
Cependant une difficulté subsiste. ◀L’▶édit a été donné comme « perpétuel et irrévocable ». Il s’agira ◀de▶ tourner cet obstacle légal. En fait, ◀l’▶édit a été appliqué ◀de▶ telle sorte qu’on a déjà ruiné ◀les▶ églises protestantes, rasé la plupart de leurs temples, « converti » par ◀la▶ force 300 000 réformés, chassé ◀de▶ France ◀les▶ plus actifs d’entre eux. ◀Les▶ intendants peuvent envoyer au roi des rapports annonçant « qu’il n’y a plus ◀de▶ protestants en France ». Pourquoi maintenir dès lors un édit sans objet ? Ce délicat souci ◀de▶ légalité, si ◀l’▶on ne peut aller jusqu’à dire qu’il honore Louis XIV, demeure tout de même ◀le▶ trait qui ◀le▶ distingue des fascistes contemporains.
Certes, en tête ◀de▶ ◀l’▶arrêt ◀de▶ révocation, rédigé par Michel Le Tellier, se retrouvent ◀les▶ considérants ◀de▶ ◀l’▶Assemblée du Clergé. Mais ◀de▶ fait, ◀le▶ triomphe véritable est celui ◀de▶ ◀l’▶État, plus encore que celui du pape. C’est ◀l’▶évolution étatiste qui permet aux ultramontains ◀d’▶obtenir ce qu’ils n’ont pas pu obtenir un siècle plus tôt. ◀L’▶édit fut révoqué, dit Saint-Simon, « sans ◀le▶ moindre prétexte et sans aucun besoin ». Voilà qui est bien vu, mais mal interprété. ◀Le▶ prétexte en effet n’est pas visible, ni ◀la▶ nécessité n’est inscrite dans ◀les▶ faits ! ◀La▶ raison ◀de▶ ◀l’▶État est une raison abstraite, — nous croyons ◀l’▶avoir dit suffisamment. Mais on peut reconnaître son œuvre à ◀la▶ stérilisation qu’elle apporte. Cette œuvre est commencée par Henri IV lorsqu’il édicte une paix qui n’est qu’un « désordre » concret. Et c’est elle, avant tout, qui ourdit (pour reprendre ◀la▶ citation fameuse ◀de▶ Saint-Simon) « ce complot affreux qui dépeupla un quart du royaume, qui ruina son commerce, qui ◀l’▶affaiblit dans toutes ses parties, qui ◀le▶ mit si longtemps au pillage public et avoué des dragons, qui autorisa ◀les▶ tourments et ◀les▶ supplices dans lesquels ils firent réellement mourir tant ◀d’▶innocents ◀de▶ tous sexes par milliers… qui fit passer nos manufactures aux étrangers, fit fleurir et regorger leurs états aux dépens du nôtre et leur fit bâtir ◀de▶ nouvelles villes, qui leur donna ◀le▶ spectacle ◀d’▶un si prodigieux peuple proscrit, nu, fugitif, errant sans crime… enfin qui, pour comble ◀de▶ toutes horreurs, remplit toutes ◀les▶ provinces du Royaume ◀de▶ parjures et ◀de▶ sacrilèges, où tout retentissait ◀de▶ hurlements ◀de▶ ces infortunées victimes ◀de▶ ◀l’▶erreur, pendant que tant d’autres sacrifiaient leurs consciences à leurs biens et à leur repos et achetaient l’un et l’autre par des abjurations simulées, ◀d’▶où, sans intervalles, on ◀les▶ traînait à adorer ce qu’il ne croyaient point… Telle fut ◀l’▶abomination générale enfantée par ◀la▶ flatterie et par ◀la▶ cruauté. » Cette dernière phrase est caractéristique ◀de▶ ◀l’▶aveuglement ◀de▶ ◀l’▶auteur, et ◀la▶ noblesse française ne tardera pas à payer ces illusions tenaces et cette absence ◀de▶ réalisme : attribuer à ◀la▶ « méchanceté » des hommes ce qui ressort tout logiquement ◀de▶ leurs délibérés calculs et des desseins politiques ◀les▶ plus clairs.
Notre intention, dans cette brève note, n’est pas évidemment ◀de▶ déplorer ce qui s’est fait, ni ◀de▶ chercher par quels moyens Henri IV eût pu donner au conflit politique et religieux ◀de▶ son époque une tournure moins fatale pour ◀l’▶avenir du pays. (Nous nous sommes contenté ◀d’▶indiquer au passage ◀l’▶exemple des solutions fédéralistes qui furent réalisées à ◀l’▶étranger.) Mais nous avons voulu souligner fortement, par un exemple à peu près idéal, ◀le▶ sens du déterminisme inhérent à tout étatisme. Il a fallu toute ◀l’▶inconsciente astuce des clercs nantis par ◀le▶ régime actuel pour camoufler ◀l’▶édit de Nantes en mesure pacificatrice et pour dissimuler ◀le▶ fait patent ◀de▶ ◀la▶ similitude des intentions qui présidèrent à ◀l’▶octroi ◀de▶ ◀l’▶édit aussi bien qu’à sa révocation tant décriée. On se demande par quelle aberration nos manuels ◀d’▶histoire — ◀le▶ très piteux Malet au premier rang — peuvent réprouver ◀l’▶acte ◀de▶ révocation, alors qu’ils aboutissent à ◀la▶ glorification sans réserve ◀de▶ ◀l’▶écrasement ◀de▶ ◀la▶ Commune fédéraliste, et à ◀l’▶exaltation ◀de▶ ◀l’▶étatisme actuel. Serait-ce tout simplement ◀l’▶affligeante absence ◀de▶ rigueur du système parlementaire qui leur permet ◀de▶ glorifier ce « moins » — ◀d’▶étiquette vaguement jacobine — aux dépens du « plus » réalisé par Louis XIV ? En vérité, ◀l’▶on est en droit ◀de▶ douter que tous nos petits Richelieu avortés ou montés en graine (disons : un Mandel, un Flandin) trouvent jamais ◀le▶ tonus nécessaire pour proclamer ◀les▶ quelques révocations ◀de▶ libertés personnelles encore possibles. Ils louchent vers Roosevelt ou vers Mussolini, plutôt que vers un passé trop suspect à leur orthodoxie laïque. Mais ◀le▶ système capitaliste vient donner à leur politique ◀les▶ puissantes sanctions que leur énervement n’aurait pas osé déclencher. Nous vivons bel et bien sous ◀le▶ régime ◀de▶ ◀la▶ révocation des droits ◀de▶ ◀la▶ Personne. Et c’est pourquoi ◀la▶ considération ◀de▶ certains précédents, qui paraîtront, aux yeux des historiens futurs, bien anodins, n’est peut-être pas inutile, avant de passer à ◀l’▶action.