Les trois temps de▶ la Parole (mai 1935)k
On sait avec quelle insistance Kierkegaard revient, dans toutes ses œuvres proprement religieuses, sur la notion ◀de▶ « contemporanéité » avec le Christ. Toute la polémique ◀de▶ Kierkegaard est dirigée contre un certain esprit historique ou historiciste, qui tend à nous faire croire qu’après 19 siècles ◀de▶ christianisme, le « scandale » du Christ s’est atténué. Cette longue tradition nous aurait habitués à admettre que l’homme Jésus était aussi le Christ. Ainsi l’histoire, la durée, les dogmes appris, nous dispenseraient progressivement ◀de▶ faire en présence du Verbe divin incarné dans un homme juif, l’acte ◀de▶ foi impossible à l’homme, celui que Pierre fit lorsqu’il dit à Jésus : « Tu es le Christ, le Fils du Dieu vivant ! » L’Histoire, le développement ◀de▶ la tradition, l’accoutumance religieuse nous faciliteraient cette reconnaissance, et se substitueraient ainsi, sans que nous nous en doutions, à l’acte ◀de▶ l’Esprit. Le scandale s’évanouirait, pour faire place à une adhésion raisonnable et éclairée. Mais en même temps que le scandale, la foi s’évanouirait aussi. Car la foi consiste justement à croire ce qu’on ne peut ni voir, ni toucher, ni comprendre humainement.
Cette thèse ◀de▶ Kierkegaard, sous la forme polémique et non systématique qu’il lui a donnée, peut prêter à ◀de▶ graves malentendus. À celui-ci en particulier : certains seront tentés ◀de▶ croire que tout l’effort ◀de▶ la pensée chrétienne doit être ◀de▶ remonter l’Histoire, ◀de▶ se transporter en imagination aux premières années ◀de▶ notre ère, en Judée, ◀de▶ nous remettre tant bien que mal dans la situation ◀de▶ Pierre devant Jésus, bref, ◀de▶ nous rendre contemporains ◀de▶ Jésus-Christ en faisant abstraction du temps qui nous sépare ◀de▶ son apparition terrestre. Notre formation historique et psychologique nous y invite. Bien plus, la pente naturelle ◀de▶ notre esprit nous y pousse. D’une part, nous ne pouvons nous empêcher ◀de▶ nous « transporter par la pensée » à l’époque et aux lieux historiques où la vie ◀de▶ Jésus s’est écoulée. D’autre part, nous ne pouvons nous empêcher, après tant ◀d’▶auteurs religieux — qui ne sont pas tous américains — ◀de▶ nous représenter un « Jésus-homme », un « ami suprême », présent parmi nous, ramené à nos proportions idéalisées. Ce double mouvement pourrait être confondu, par certains, avec l’exigence ◀de▶ la « contemporanéité » ◀de▶ Kierkegaard. Il a bien pour objet ◀de▶ nous rendre, ◀d’▶une façon ou ◀d’▶une autre, « contemporains » ◀de▶ l’apparition ◀de▶ Jésus-Christ. Mais ne jouons pas sur le mot pour faire dire à Kierkegaard exactement le contraire ◀de▶ ce qu’il entendait. Car il est évident que notre double effort pour nous re-présenter Jésus, soit en nous transportant à son époque, soit en le transportant dans la nôtre, tend tout naturellement à ramener ce Jésus sur notre plan, à nous « faciliter » la foi, c’est-à-dire à nous en dispenser. Lorsque nous nous laissons aller à cette tendance ◀de▶ notre esprit — car c’est bien ◀de▶ la même tendance qu’il s’agit dans les deux cas — nous ne pensons qu’aux 19 siècles qui nous séparent ◀de▶ Jésus-homme, et que nous parvenons plus ou moins aisément à survoler, quitte à retomber soudain, profondément déçus, dans la réalité profane ◀d’▶aujourd’hui. Nous oublions tout simplement ce fait : c’est qu’entre le Christ et nous, il n’y a pas 19 siècles, mais une éternité ; il n’y a pas une certaine quantité ◀de▶ temps et ◀d’▶histoire, mais l’abîme absolu ◀d’▶une différence ◀de▶ qualité ; il n’y a pas une distance, mais une rupture — notre péché.
Or, le péché, c’est notre pente naturelle. Et c’est elle, précisément, qui nous pousse à vouloir établir cette contemporanéité illusoire, dans le temps, à travers et par-dessus le temps, avec ce Jésus-homme si cher à la théologie moderniste (◀de▶ Lessing à Fosdick), si cher aux historiens, aux psychologues, aux partisans ◀de▶ l’expérience religieuse « sentie et vécue ». Mais si c’est le péché qui nous sépare ◀de▶ Christ, pensons-nous rejoindre Jésus-Christ par les artifices ◀d’▶une pensée justement soumise au péché ? D’autre part, il nous est impossible ◀de▶ nous arrêter ◀de▶ penser…
Telle est l’impasse où nous conduisent non seulement la pensée « libérale », mais aussi, je le répète, notre nature humaine irrépressible, dès que la vigilance critique ◀d’▶une sobre théologie se relâche.
Nous ne sortirons jamais une fois pour toutes ◀d’▶une telle impasse. Au contraire, toutes nos théories nous y ramènent. Notre ambition doit donc se limiter à poser clairement le problème, et à formuler, si possible, le principe critique qui nous rappellera constamment la vraie nature, le caractère absolu ◀de▶ cette difficulté.
La question précise que nous nous poserons sera donc simplement celle-ci : comment se mettre en garde contre l’illusion historico-psychologique, lorsque nous essayons ◀de▶ prendre au sérieux l’exigence ◀de▶ la contemporanéité avec le Christ des évangiles ?
La Dogmatique ◀de▶ Barth nous offre maints exemples ◀de▶ mise au point théologique des thèses parfois fort équivoques ◀de▶ Kierkegaard. Le plus frappant est peut-être fourni par le passage où Barth traite précisément ◀de▶ la notion ◀de▶ contemporanéité avec la Parole ◀de▶ Dieu. Essayons ◀de▶ résumer sa description extrêmement précise et vigoureuse des trois temps ◀de▶ la Parole ◀de▶ Dieu. Nous la trouvons aux pages 148 à 155 du premier tome (en cours ◀de▶ traduction).
Il y a trois sortes ◀de▶ temps, dit Barth : le temps ◀de▶ Jésus-Christ, — le temps ◀de▶ ses témoins bibliques, — le temps ◀de▶ l’Église (notre temps). Ce sont là les trois temps ◀de▶ la Parole. Jésus-Christ est la Parole ◀de▶ Dieu (Jean i). Les écrits des prophètes et des apôtres — l’Ancien et le Nouveau Testament — sont les témoignages ◀de▶ la Parole. Enfin, la prédication ◀de▶ l’Église procède ◀de▶ ces témoignages et renvoie, au-delà ◀d’▶elle-même, à travers eux, à la Parole même ◀de▶ Dieu. « Autre est le temps du parler direct et originel ◀de▶ Dieu lui-même dans sa Révélation, le temps ◀de▶ Jésus-Christ, le temps ◀de▶ celui qui a été annoncé aux prophètes et aux apôtres pour qu’ils en témoignent ensuite, — autre est le temps ◀de▶ ce témoignage, le temps ◀de▶ la prophétie et ◀de▶ l’apostolat, le temps ◀de▶ Pierre sur lequel Christ bâtit son Église…, — autre encore est le temps ◀de▶ cette Église même, le temps ◀de▶ la prédication dérivée ◀de▶ la parole des prophètes et des apôtres, orientée vers cette parole et recevant ◀d’▶elle sa norme. » Or, ces temps différents ne sont pas différenciés seulement par l’éloignement des siècles et l’évolution historique ◀de▶ l’humanité. Ils résultent ◀d’▶attitudes différentes que Dieu adopte en face de l’homme. Ils représentent trois activités ◀de▶ Dieu bien distinctes. « Cette position différente dans la hiérarchie ◀de▶ Dieu distingue les trois temps ◀d’▶une manière tout à fait particulière, qui n’est pas celle dont se distinguent les temps ◀de▶ l’homme en dehors de la Parole ◀de▶ Dieu, et qui dépend ici ◀de▶ la distinction propre aux temps ◀de▶ la Parole. » Autrement dit, ces trois temps ne sont pas dans le prolongement historique l’un ◀de▶ l’autre ; ce ne sont pas trois portions successives du même temps dans lequel nous vivons, mais bien trois espèces ◀de▶ temps distinctes. ◀D’▶où il résulte que l’on ne peut pas passer ◀de▶ l’un à l’autre par un mouvement continu, ◀de▶ proche en proche. Il faut un saut17.
Prenons un exemple fameux : celui ◀de▶ Pierre à Césarée de Philippe. Certes, Pierre vit dans le même temps que Jésus, le rabbi ◀de▶ Nazareth, mais il ne devient le « contemporain » du Fils ◀de▶ Dieu qu’à l’instant où, par la foi, il prononce : « Tu es le Christ, le Fils du Dieu vivant. » Or, ni la chair, ni le sang n’auraient pu lui faire dire cette parole (Matt. 16, 17). C’est Dieu lui-même qui agit en lui à ce moment, qui lui fait faire le « pas », le saut du temps ◀de▶ la prophétie au temps de la présence. Ou encore : c’est Dieu seul qui peut faire passer l’homme ◀d’▶un temps à l’autre, c’est par le « bon plaisir » ◀de▶ Dieu seul que nous pouvons devenir contemporains ◀de▶ sa Parole. Nicodème a beau vivre en même temps que le Christ : il ne le reconnaît pas, il ne voit en lui qu’un prophète, il n’est pas son contemporain. Les disciples ◀d’▶Emmaüs ont beau cheminer aux côtés du Christ : ils ne deviennent ses contemporains qu’à l’instant où lui-même se révèle à eux. Et des deux brigands du Calvaire, l’un seulement devient le contemporain ◀de▶ son Sauveur. Ce dernier exemple fait sentir l’échec final ◀de▶ toute méthode historique qui voudrait nous rendre « contemporains » ◀de▶ Christ. Car cette méthode, par elle-même, ne peut nous conduire qu’à revivre la situation du brigand qui refuse.
Christ, dans son temps, est le vis-à-vis absolu des apôtres dans leur temps. Et de même, le témoignage des apôtres, la Bible, est le vis-à-vis absolu ◀de▶ l’Église dans notre temps. Il dépend ◀de▶ Dieu seul, et nullement ◀de▶ nos efforts, que nous passions ◀de▶ notre temps à ce temps des apôtres, ou à ce temps ◀de▶ la Parole faite chair.
On dira qu’il ne s’agit là que ◀d’▶un schéma. Certes, et j’ai dû schématiser encore les pages que Barth consacre à ce problème. Mais faut-il le redire ? La théologie n’est pas là pour résoudre concrètement nos problèmes. Elle a pour but ◀de▶ les poser, ◀de▶ nous donner un instrument critique qui nous renvoie sans cesse à la réalité, qui nous inquiète, et qui corrige le mouvement naturel et perverti ◀de▶ nos pensées.
Cette position du problème, que nous venons ◀d’▶esquisser, nous permettra ◀de▶ situer honnêtement les essais qui composent ce numéro ◀de▶ Hic et Nunc. Qu’il soit donc bien établi :
1° que les efforts ◀de▶ notre imagination, qu’ils s’expriment sous une forme franchement littéraire18, ou sous la forme ◀de▶ méditations religieuses, ou même sous forme de sermons, sont par eux-mêmes absolument vains, s’ils prétendent, à force ◀d’▶habileté, ◀de▶ science, ◀de▶ poésie ou ◀d’▶éloquence, nous rendre « contemporains » ◀de▶ la Parole ou ◀de▶ ses témoins bibliques ;
2° qu’ils ne peuvent avoir ◀d’▶utilité que s’ils concrétisent à nos yeux les limites ◀de▶ nos imaginations. Reconnaître, éprouver péniblement ces limites, voilà la vraie leçon ◀de▶ nos voyages en Palestine, réels ou figurés.
Nous ne pouvons nous empêcher ◀d’▶imaginer. Le sermon le plus sec, le plus littéralement biblique, comportera toujours une part ◀de▶ « littérature », une tentative ◀de▶ représenter aux yeux des fidèles les choses qu’il annonce. L’important, c’est qu’il soit bien entendu que tout cela n’exprime encore que notre réalité humaine. L’important, c’est qu’une instance critique impitoyable domine sans cesse ces tentatives inévitables, et déclare leur vraie signification19.
Quand nous parlons des témoins ◀de▶ la Bible, nous n’avons pas à nous préoccuper outre mesure ◀d’▶exactitude historique, archéologique, etc. La plus grande fantaisie nous est permise dans nos efforts ◀de▶ représentation : puisqu’aussi bien, tous ces efforts ne pourront jamais nous conduire sur le plan véritable et dans le temps réel où ces témoins sont apparus. Dans un certain sens, on peut dire que l’échec seul ◀de▶ ces efforts leur confère, s’il est déclaré expressément, s’il est éprouvé par l’orateur et par l’auditeur comme une nécessité ◀de▶ notre nature, leur sens ◀de▶ prédication.
Par le véhicule ◀de▶ l’histoire ou ◀de▶ notre imagination — machine à remonter le temps —, nous ne rejoindrons jamais que Nicodème, ou Salomon, le roi savant, ou Pierre doutant, mais non pas Pierre croyant ; Abraham tergiversant, mais non pas Abraham partant ; les disciples sur le chemin, mais non pas cet instant où Christ se révèle.
C’est sous ce signe critique radical que nous plaçons les essais qui suivent. Nous avons voulu confronter avec les témoins ◀de▶ la Bible, les « problèmes » — le mot est bien faible — qui se posent au chrétien en tout temps : mort à soi-même, obéissance, attente active du Christ vivant, pensée « chrétienne ». Et ces témoins, ces vis-à-vis, nous jugent, ce n’est pas nous qui les jugeons. Leurs erreurs même nous enseigneront bien mieux que nos meilleures raisons.