Soirée chez Nicodème (mai 1935)l
Et puis, je vous en supplie, que l’▶humour ne perde jamais ses droits. Vous ne croyez pas à ◀l’▶expérience ! Au nom de quoi ? Au nom de ◀l’▶expérience que vous n’avez pas ◀d’▶expérience !
Nous avions dîné chez Nicodème, et ◀l’▶on apportait ◀le▶ café. Nicodème — vous ne ◀l’▶ignorez pas — c’est cet illustre professeur ◀de▶ théologie dogmatique dont ◀l’▶esprit ◀de▶ répartie et ◀la▶ finesse à distinguer chez son interlocuteur, quel qu’il soit, ◀le▶ point faible ◀d’▶un raisonnement, qu’il se borne à faire apparaître par une simple question ◀de▶ bon sens, a fait toute ◀la▶ célébrité. On se plaît à ◀le▶ dire : il n’a pas ◀d’▶âge. Sa barbe blanche et ses joues roses, son grand front ◀d’▶humaniste et ses yeux vifs ◀de▶ Méditerranéen lui composent un visage classique, que ◀d’▶aucuns n’hésitent pas à comparer à celui du Vinci, que d’autres, simplement, qualifient ◀de▶ patriarcal. Tel est donc Nicodème, et tel est son aspect vénérable. Pour ses qualités ◀d’▶âme, j’espère que ce récit ◀d’▶une soirée passée dans son salon pourra faire deviner quelques-unes d’entre elles.
◀La▶ conversation qui s’était égarée vers ◀la▶ politique, au dessert, revint à ◀la▶ théologie avec les premières tasses ◀de▶ café. Un étudiant feuilletait un gros ouvrage posé en évidence sur ◀le▶ bureau du maître, — cet ouvrage, que vous connaissez sans aucun doute : ◀Le▶ Problème du Bien, du professeur Wilfred Monod. « Un monument ! » prononça Nicodème en s’approchant ◀de▶ ◀l’▶étudiant. Nous nous assîmes en cercle autour du patriarche. Et ◀l’▶entretien que nous attendions tous s’amorça, je ◀l’▶avoue, par une mauvaise boutade qui m’échappa : « Wilfred Monod, m’écriai-je, n’est-ce pas celui qu’un ◀de▶ mes amis, effrayé ◀de▶ son humanisme, a baptisé ◀l’▶homme qui ne veut pas mourir ? » — Il y a des gens qui ont ◀le▶ sens ◀de▶ ◀la▶ gaffe, et ◀le▶ sort, je ◀le▶ crains, a voulu que j’en fusse. Mais Nicodème, par bonheur, « sait vivre » mieux que la plupart des jeunes gens qu’il accueille si généreusement, chaque semaine, en son logis. Il se tourna vers moi en souriant, et ◀le▶ dialogue s’engagea sans aucune gêne.
Nicodème. — Nous voici donc d’emblée ramenés à notre vieux débat. Je n’ignore pas que ◀l’▶éternel problème ◀de▶ ◀la▶ mort à soi-même et au monde est l’un ◀de▶ ceux qui préoccupent ◀le▶ plus, et à très juste titre, nos jeunes barthiens, kierkegaardiens et « réacteurs » ◀de▶ diverses nuances. Je m’étonne seulement ◀de▶ vous voir prendre à votre compte un jugement si désobligeant, — si ! si ! ne vous excusez pas, j’ai surmonté depuis longtemps toute espèce ◀d’▶amour-propre en ces matières ! —, un jugement si désobligeant, dis-je, pour l’un ◀de▶ mes collègues et amis ◀les▶ plus chers. Je serais fort curieux ◀de▶ savoir sur quoi vous appuyez, précisément, ce jugement-là : « ◀L’▶homme qui ne veut pas mourir. »
Moi. — Il y aurait ◀de▶ ◀l’▶impertinence à affirmer rien ◀de▶ « précis », en se rapportant à quelque affirmation choisie entre trente-six-mille autres dans ◀l’▶ouvrage ◀de▶ M. Monod. Vous savez qu’il a 3000 pages. Mais que dites-vous ◀de▶ ces deux phrases qui me sont tombées sous ◀les▶ yeux tandis que je parcourais ◀les▶ chapitres sur Barth ? (Je tirai mon petit carnet) : « Je reste sur ◀le▶ terrain concret ◀de▶ ◀l’▶humble “bon sens” (cartésien ?), et ◀de▶ ◀la▶ quotidienne “expérience” chrétienne. » (Tome III, p. 287.) Et ceci : « Un homme ne peut se dépouiller ◀de▶ son humanité. » Par malheur, j’ai oublié ◀la▶ référence.
Nicodème. — Peu importe. C’est en effet, très exactement, mon point de vue, que mon ami Monod exprime ici. ◀Le▶ terrain du bon sens, eh oui ! c’est bien cela !
Moi. — M. Monod dit même : « ◀Le▶ terrain concret ◀de▶ ◀l’▶humble bon sens cartésien. » Étiez-vous vraiment « cartésien » en ce temps-là, cher Monsieur Nicodème ? Ou bien ◀l’▶êtes-vous devenu ? Peut-on dire que ◀l’▶homme ◀de▶ ◀la▶ table rase se soit placé sur ◀le▶ « terrain concret ◀de▶ ◀l’▶humble bon sens » ? Pardonnez-moi ◀d’▶ergoter… Mais je sais bien ce que M. Monod voulait dire : il pense que ◀les▶ jeunes « réacteurs » se placent plus volontiers sur ◀le▶ « terrain abstrait ◀de▶ ◀l’▶orgueilleux paradoxe ». Il ne nous pardonne guère ◀de▶ faire table rase ◀de▶ ce qu’il appelle « ◀l’▶expérience chrétienne ».
Un étudiant. — Tenez, je tombe sur ◀le▶ passage dont vous aviez perdu ◀la▶ référence. Permettez-moi ◀de▶ vous ◀le▶ lire. C’est à ◀la▶ page 512 du premier tome : « … n’avoir pas fait une expérience est à ◀la▶ portée ◀d’▶un quelconque. À ceux qui préconisent un pareil idéal (au moins en apparence, entraînés par ◀l’▶exagération ◀de▶ leurs formules téméraires) je dirais volontiers : un homme ne peut se dépouiller ◀de▶ son humanité ; un chrétien ne peut se dégager ◀de▶ sa “divinité” (au sens où saint Chrysostome prenait ◀le▶ terme). Et puis, je vous, en supplie, que ◀l’▶humour ne perde jamais ses droits. Vous ne croyez pas à ◀l’▶expérience ! Au nom de quoi ? Au nom de ◀l’▶expérience que vous n’avez pas ◀d’▶expérience… »
Mme Nicodème. — Comme c’est bien dit ! Ce M. Monod a vraiment ◀le▶ don ◀de▶ ◀la▶ formule. Et quelle charité dans tout ce qu’il écrit !
Poupette (fille ◀de▶ Nicodème, 20 ans). — C’est extrêmement suggestif ! Et c’est tellement juste, ce qu’il dit, ne trouvez-vous pas ? ◀La▶ seule expérience qu’on fait, c’est qu’on n’a pas ◀d’▶expérience… Je n’osais pas ◀le▶ dire, mais c’est ce que je sens profondément. Quand on entend des évangélistes vous ressasser leurs expériences, on se croit toujours au-dessous des autres. On s’imagine qu’on est ◀la▶ seule qui n’a pas fait ces expériences. À ◀la▶ fin, c’est déprimant !
Nicodème. — Ma chère Poupette, M. Monod ne voulait pas dire ce que tu crois. Il est, comme moi d’ailleurs, un partisan impénitent ◀de▶ ◀l’▶expérience chrétienne, ◀de▶ sa piété vécue et chaque jour expérimentée tout à nouveau ! J’ai connu des évangélistes qui avaient fait ◀d’▶admirables expériences, et leurs récits t’eussent fait ◀le▶ plus grand bien. Certes, il y a des abus partout, mais ◀de▶ là à condamner ◀la▶ notion même ◀d’▶expérience ! N’est-ce pas au récit ◀de▶ ses miracles que je ◀l’▶ai reconnu ? Un miracle, voilà une expérience, une sublime expérience ! Et combien édifiante ! (Se tournant vers un groupe ◀de▶ jeunes barthiens très excités qui échangent dans un coin des coups ◀de▶ coude significatifs.) Enfin, mes chers amis, si ◀le▶ christianisme n’est pas une expérience, et je dis bien une expérience à la fois humaine et divine ! — que reste-t-il ◀de▶ ◀la▶ vie chrétienne ? Je vous ◀le▶ demande !
Mme Nicodème (sèchement). — C’est exactement ce que je pense.
Un jeune barthien (agressif). — Ôtez ◀la▶ soi-disant expérience chrétienne : eh bien, il reste simplement ◀le▶ message existentiel ◀de▶ ◀la▶ Parole ◀de▶ Dieu ! Il me semble que c’est assez !
— Ici s’engagea un débat extrêmement confus sur ◀la▶ distinction délicate que voulait établir ◀le▶ barthien entre ◀la▶ notion ◀d’▶expérience et ◀le▶ concept ◀d’▶existentiel, Nicodème soutenait leur identité et alla même jusqu’à citer certaines paroles ◀de▶ Kierkegaard à l’appui de sa thèse : « Kierkegaard, ce prince du paradoxe, comme ◀l’▶appelle si joliment mon ami Monod. » Selon Nicodème, ◀le▶ terme ◀d’▶existentiel n’était qu’une locution philosophique « importée ◀d’▶Allemagne », inassimilable pour nos « clairs esprits latins », et qui, d’ailleurs, signifiait, au pédantisme près, exactement ◀la▶ même chose qu’expérience. J’avoue que je fus tenté ◀de▶ lui donner raison. Et je ◀l’▶eusse fait avec plaisir si ◀les▶ arguments invoqués à l’appui de sa thèse, assez juste, eussent été ◀d’▶une autre nature que ceux ◀de▶ M. Dürrleman… Je ne sais si vous sentez comme moi, mais cette « clarté latine » me donne toujours envie ◀de▶ dire des grossièretés, — en allemand, par-dessus ◀le▶ marché. Or, ◀le▶ ton ◀de▶ cette soirée avait été jusqu’à ce moment des plus polis, peut-être même trop poli. Je ne sais trop pourquoi j’ai toujours ◀l’▶impression qu’une certaine politesse bourgeoise stérilise toute réalité chrétienne.
Cependant, ◀les▶ esprits s’échauffaient peu à peu. ◀Les▶ répliques se faisaient plus mordantes et plus sèches, du côté des jeunes barthiens. Nicodème, au contraire, devenait de plus en plus sentimental et, par instant, grandiloquent : Poupette avait ◀les▶ joues en feu et approuvait à tout hasard tantôt l’un tantôt l’autre parti, émue par tant de conviction, quel que fut par ailleurs ◀l’▶objet ◀de▶ ◀la▶ conviction. Une belle soirée théologique ! On invoquait tantôt Heidegger ou Brunner, tantôt ◀l’▶esprit français, tantôt Frommel et Vinet, — ces Helvètes — tantôt Calvin, qui écrivait en latin des choses que Barth a mieux comprises que Sabatier, tantôt ◀l’▶humble bon sens ◀de▶ M. Monod, tantôt ◀la▶ science universelle du même auteur. Cette espèce ◀de▶ cacophonie, vous ◀le▶ savez, est assez habituelle dans ◀les▶ entretiens ◀de▶ ◀l’▶élite. Soudain, j’eus une idée paradoxale : je proposai ◀de▶ lire ◀l’▶Évangile. Je m’emparai ◀d’▶une Bible qui se trouvait posée sur ◀le▶ bureau et qui s’ouvrit ◀d’▶elle-même à ◀la▶ page que je cherchais. Je lus ceci : « Mais il y eut un homme d’entre ◀les▶ pharisiens, nommé Nicodème, un chef des juifs, qui vint, lui, auprès de Jésus, ◀de▶ nuit, et lui dit : Rabbi, nous savons que tu es un docteur venu de Dieu ; car personne ne peut faire ces miracles que tu fais, si Dieu n’est avec lui. Jésus lui répondit : En vérité, en vérité, je te ◀le▶ dis, si un homme ne naît de nouveau, il ne peut voir ◀le▶ Royaume ◀de▶ Dieu. Nicodème lui dit : Comment un homme peut-il naître quand il est vieux ? Peut-il rentrer dans ◀le▶ sein ◀de▶ sa mère et naître ? Jésus répondit : En vérité, en vérité, je te ◀le▶ dis, si un homme ne naît ◀d’▶eau et ◀d’▶Esprit, il ne peut entrer dans ◀le▶ Royaume ◀de▶ Dieu… Nicodème lui dit : Comment cela peut-il se faire ? Jésus lui répondit : Tu es docteur d’Israël, et tu ne sais pas ces choses ! En vérité, en vérité, je te ◀le▶ dis, ce que nous savons nous ◀le▶ disons ; ce que nous avons vu nous ◀l’▶attestons ; et vous ne recevez pas notre témoignage. »
Un silence pesant et solennel accueillit cette brève lecture. Nicodème paraissait perdu dans son rêve. Ses lèvres remuaient pourtant. Il nous sembla qu’il murmurait machinalement ◀les▶ paroles que je venais de lire. Nous perçûmes enfin quelques mots : il monologuait, ◀les▶ yeux fixes. Mais peu à peu une vivacité fébrile parut s’emparer ◀de▶ sa voix.
Nicodème. — « …Ce que nous savons, nous ◀le▶ disons. Ce que nous avons vu, nous ◀l’▶attestons… » Mais que sais-je ? Et qu’ai-je donc vu ?… C’était bien moi !… Moi, Nicodème, docteur et professeur des choses ◀de▶ Dieu… Ce que j’ai vu et entendu c’est cela qu’il me faut attester… Et je ◀l’▶atteste ! Oui, je ◀l’▶attesterai jusqu’à ma dernière heure… Car elle viendra, cette heure absurde. J’ai vu… Mais qu’ai-je donc vu ?… J’ai vu que ◀l’▶homme ne peut pas se dépouiller ◀de▶ son humanité, et je ◀le▶ dis, et je ◀l’▶atteste ! C’est là mon expérience, mon expérience re-li-gieuse ! N’étais-je pas en face de Celui… Oh non ! pas ces théologiens avec leurs arguments impitoyables, — écartez-vous, ne dites plus un mot, vous ne pouvez pas savoir ce que c’est que mon expérience… Vous êtes devant Nicodème, suspect à toute ◀la▶ tradition, ah ! que c’est donc facile et rassurant ◀de▶ jeter ◀la▶ pierre à Nicodème ! Nicodème, ◀l’▶orgueilleux Nicodème qui refusait si méchamment ◀de▶ comprendre, et vous, vous comprenez si bien, n’est-ce pas, si facilement ! Vous n’êtes que devant Nicodème, et moi j’étais devant Celui… Celui qui m’a coupé ◀la▶ parole, durement : « En vérité, en vérité, je te ◀le▶ dis ! »… Ô mes amis, qui d’entre vous a fait une telle expérience ? N’est-ce pas assez « existentiel », peut-être ? Ce que j’ai vu, ce que j’ai su, oui c’est cela que j’atteste et professe, et que voulez-vous donc qu’un professeur enseigne, si ce n’est ce qu’il a vécu, entendu et vu ◀de▶ ses yeux, son expérience ◀la▶ plus profonde, ◀la▶ seule chose dont il puisse parler… Mais si c’était aussi ◀la▶ seule chose dont justement on ne puisse pas parler ?… Des expériences. Oui, j’en ai fait bien d’autres. J’en parle aussi, j’ai ◀le▶ droit ◀d’▶en parler… À mon âge, j’en ai même ◀le▶ devoir, vis-à-vis de cette jeunesse ! J’étais un homme religieux, et c’est cela que je suis resté. Je ◀l’▶affirme solennellement ! Toutes ◀les▶ expériences sont possibles, et certaines sont merveilleuses… « On ne doit pas prêcher ◀l’▶expérience ! », disent-ils. Que font-ils donc ◀de▶ Ses miracles, et des actions ◀de▶ ses apôtres, celles que j’ai vues et que j’atteste ! Mais voilà… il y a eu ceci de plus, — et moi seul je puis en parler… Ou bien, est-ce que moi seul, je n’aurais pas ce droit ? J’ai fait une expérience de plus, j’ose ◀le▶ dire ! Ah ! vous savez trop ce qu’elle est — ◀l’▶expérience qu’on ne peut faire cette expérience-là, celle-là justement — rentrer dans ◀le▶ sein ◀de▶ sa mère ! Et tous ces galopins viennent aujourd’hui prétendre que c’est cela seul qui compte, et qu’ils font table rase ◀de▶ tout ◀le▶ reste ! Comme s’ils étaient… Je ne veux pas blasphémer. Il faut aussi que je ◀les▶ aime. Je n’ai pas fait cette expérience qu’ils exigent — oui vraiment on dirait que c’est eux qui ◀l’▶exigent ! — mais j’ai fait ◀l’▶expérience ◀de▶ ◀l’▶amour, et c’est elle que je veux attester. Galopins ! voilà ce que vous êtes, — et maintenant, je veux vous embrasser.
Nicodème se leva, au milieu d’un silence ému, et donna ◀l’▶accolade à chacun. Puis il fit un grand geste ◀de▶ ses deux bras levés, — comme pour bénir ◀les▶ circonstants, — et soudain, cachant sa figure vénérable, il sortit.
Cette scène, si imprévue pour la plupart des hôtes ◀de▶ ce soir-là, ne laissa pas ◀de▶ nous plonger dans ◀la▶ gêne, dont quelques-uns ne crurent pouvoir secouer ◀l’▶effet qu’en s’étonnant subitement ◀de▶ ◀l’▶heure tardive. Mais Mme Nicodème ◀les▶ rassura vivement, affirmant ◀d’▶un ton sans réplique qu’il n’était pas question ◀de▶ s’en aller. Et Poupette passa ◀les▶ petits fours, avec un naturel parfait. ◀Le▶ monologue ◀de▶ Nicodème ne paraissait pas avoir fait grande impression sur cette enfant, trop habituée sans doute à ◀la▶ confession paternelle. Un des jeunes étudiants avait repris en main ◀le▶ « monument » du professeur Monod, et s’amusait à lire à ses voisins certains passages qui éveillaient tantôt des rires excessifs, tantôt ◀de▶ véhémentes protestations. Je ne vous rapporterai que le dernier ◀de▶ ces passages : — « Qui est vainqueur du monde, sinon celui qui croit que Jésus est ◀le▶ Fils ◀de▶ Dieu ? Nous sommes là en pleine et absolue certitude ; nous apercevons ◀le▶ sommet ◀d’▶un gigantesque pylône, ◀d’▶un poste émetteur ◀d’▶où émanent depuis quasi deux-mille années, intarissablement, à travers ◀l’▶humanité, ◀les▶ ondes radioactives du Salut.20 » ◀L’▶étudiant qui lisait referma brusquement ◀le▶ gros volume et s’exclama : « Si ce n’est pas là du catholicisme tout pur, je déclare ne plus rien comprendre à rien. Ces “ondes radioactives du Salut”, cela s’appelle, en bonne scolastique, ◀la▶ grâce infuse ! et si toute notre humanité est soumise à cette fécondation permanente par je ne sais quelle radio céleste, pourquoi faudrait-il, en effet, que nous mourrions totalement à nous-mêmes ? Laissons-nous donc radiographier, tout simplement ! S’il existe une cure moins radicale que ◀la▶ mort, on serait bien bête ◀de▶ ne pas y recourir. Mais saint Jean ne se doutait guère que son Évangile serait un jour transformé en pylône émetteur ! » — À quoi l’un des barthiens s’empressa ◀d’▶ajouter : « Quoi qu’il en soit, d’ailleurs, ◀de▶ toutes ces métaphores, ◀le▶ seul fait qui demeure, c’est celui que Barth exprimait si magnifiquement dans une ◀de▶ ses réponses aux objections des humanistes : “Christ n’a pas cru pouvoir sauver ◀les▶ hommes autrement qu’en mourant pour eux”. Que pourrions-nous donc faire de plus que lui ? ◀L’▶imitation du Christ, c’est ◀de▶ mourir en lui et avec lui, — non pas ◀de▶ s’emparer ◀de▶ son message comme ◀d’▶un prétexte à ne plus mourir tout à fait. »
◀Le▶ dirai-je ? Ce dialogue, ces rires et ces affirmations si délibérément tragiques ne firent qu’aviver en moi ◀l’▶espèce ◀d’▶angoisse sur laquelle m’avait laissé ◀le▶ monologue ◀de▶ Nicodème. Au point que tout d’abord, je n’osai pas élever ◀la▶ voix. Je sentais cependant, que je devais dire certaines choses, traduire au moins, tant bien que mal, mon anxiété. Mais ◀le▶ lieu ne s’y prêtait guère, me semblait-il : entre ces jeunes barthiens d’une part, si convaincus et si merveilleusement inconscients ◀de▶ ◀l’▶insondable gravité ◀de▶ leurs paroles, — et Mme Nicodème d’autre part, dont je craignais qu’elle n’approuvât que trop vivement mes réserves, j’hésitais à parler, redoutant ◀d’▶introduire un nouvel élément ◀de▶ discorde, quand c’était justement ◀l’▶accent ◀de▶ controverse ◀de▶ mes amis qui me jetait dans une sorte ◀de▶ honte… ◀La▶ confession ◀de▶ Nicodème m’avait profondément ému, en dépit de cette légère pointe ◀de▶ cabotinage pieux qu’il met, hélas, dans ses moindres propos… J’en étais donc à hésiter assez lâchement, lorsqu’un des étudiants lança, tourné vers moi : « Je retiens en tous cas votre définition ◀de▶ ◀l’▶auteur du Problème du Bien ! “◀L’▶homme qui ne veut pas mourir”, c’est exactement ça ! Vraiment, c’est excellent ! » À ce coup, je sentis ◀le▶ rouge me monter au front, et j’éclatai :
« Non ! non ! et non ! ce n’est pas excellent du tout, c’est même tout simplement odieux ! m’écriai-je. Et je m’en voudrais plus que je ne puis dire ◀d’▶avoir lâché cette méchante boutade, si elle vous est une occasion ◀de▶ triompher, ici, dans ◀la▶ maison ◀de▶ Nicodème ! Tenez, j’ai ◀l’▶impression, depuis que nous nous sommes mis à discuter, qu’aucun ◀de▶ nous ne sait ce qu’il dit. J’entends exactement : aucun ◀de▶ nous ! Nous parlons tous avec beaucoup de conviction, mais je crois bien que nous délirons à qui mieux mieux. Voulez-vous que je vous ◀le▶ prouve ? Il suffira ◀de▶ résumer notre débat. Quel est ◀le▶ problème que nous discutons ? C’est ◀le▶ problème inverse ◀de▶ celui ◀d’▶Hamlet. « Être ou ne pas être », disait Hamlet. Et nous disons : mourir ou ne pas mourir. Mourir totalement, ou ne pas mourir tout à fait, c’est-à-dire revivre avant ◀d’▶être tout à fait mort, — souffler sur ◀la▶ petite étincelle divine qui, selon ◀les▶ uns, subsiste en nous et pourrait rallumer ◀d’▶un nouveau feu toute notre humanité, plus ou moins consumée par ◀le▶ péché. Pourquoi donc Nicodème défend-il ◀l’▶expérience ? Parce qu’il ne veut parler que ◀de▶ ce qu’il a vécu — et je vous ferai remarquer qu’il a vécu, ◀de▶ fait, certaines expériences dont nous n’avons qu’une pâle idée. Il affirme qu’il est un homme religieux. Il a raison ! ◀La▶ seule religion qui tienne, c’est ◀la▶ religion vécue, c’est-à-dire expérimentée. Mais tout ◀d’▶un coup, voilà qu’il ne sait plus ce qu’il dit ! Vous ◀l’▶avez entendu tout à ◀l’▶heure. Il répétait : Qu’est-ce que j’ai vu ? Qu’est-ce que j’ai donc vécu, pendant cette fameuse nuit ?… Toute son expérience échouait devant ◀l’▶apparition du souvenir terrible ◀de▶ cette seule expérience impossible, humainement impossible, à jamais, religieusement impossible ! Voilà ◀l’▶angoisse et ◀la▶ folie ◀de▶ ceux qui défendent ◀l’▶expérience, sachant bien, cependant, que ◀la▶ seule expérience décisive est justement ◀la▶ seule chose impossible et dont ils nient, en toute sincérité, qu’elle soit possible ! Ne riez pas ◀de▶ leurs efforts pour remplacer cette unique expérience par d’autres expériences qu’ils appellent « religieuses ». Vous voyez bien qu’ils cherchent à se rassurer, à grand renfort ◀d’▶images impressionnantes, ◀de▶ métaphores mystiques, ◀d’▶influx spirituel dans ◀le▶ vieil homme, ◀de▶ grâce infuse et ◀de▶ radioactivité ◀de▶ ◀l’▶Évangile ! Mais vous, avez-vous donc dépassé cette angoisse ? Vraiment, ◀l’▶avez-vous surmontée ? Quelquefois, lorsque je vous entends, il me semble que vous essayez plutôt ◀de▶ ◀la▶ conjurer par des formules théologiques. Je ne nie pas un instant ◀la▶ vérité, comme telles, ◀de▶ ces formules. Mais vous tenez ◀le▶ mot ◀d’▶une énigme qui ne vous a pas longtemps empêchés ◀de▶ dormir ! C’est en tous cas ce que ◀le▶ ton ◀de▶ vos affirmations pourrait faire croire. Voilà votre folie à vous : vous proférez des vérités littéralement terrifiantes, ◀l’▶exigence ◀de▶ ◀la▶ mort au monde et à soi-même, comme s’il s’agissait là ◀de▶ thèses à imposer ! Nicodème ◀le▶ disait : On croirait que c’est vous qui exigez cette expérience unique, au nom d’une théologie… Je ne vous reproche pas ◀d’▶être fous, je vous reproche ◀de▶ dire sans nulle angoisse des choses folles et follement vraies. Je vous reproche tout simplement — ◀de▶ ◀les▶ dire ! et surtout ◀de▶ ◀les▶ dire contre quelqu’un.
« Vous souvenez-vous ◀de▶ ce que disait et répétait sans cesse Kierkegaard ? Être chrétien, c’est devenir contemporain ◀de▶ Jésus-Christ dans son abaissement. Contemporains ! Mais Nicodème aussi fut contemporain ◀de▶ Jésus. Et même il sut reconnaître en ce Jésus un docteur envoyé par Dieu !
« Mais voyez-vous, nous sommes ici au nœud ◀de▶ ce mystère étourdissant. Nicodème a reconnu un prophète, il ◀l’▶a formellement reconnu. Il est allé ◀le▶ voir, parce qu’il savait que ce prophète, Jésus, “était venu de ◀la▶ part ◀de▶ Dieu”. Comment ◀le▶ savait-il ? Parce qu’on lui avait dit quels miracles faisait Jésus. C’étaient bien là des expériences, n’est-ce pas ? Et ◀l’▶expérience religieuse ◀de▶ ce grand docteur de l’Église avait bien su ◀les▶ reconnaître. C’était conforme à sa théologie, on pouvait se risquer à discuter avec cet homme ◀de▶ nuit, quand il ne s’agit plus ◀d’▶agir, mais seulement ◀d’▶agiter des pensées… Eh bien, je vous demande si nous faisons autre chose ? Oui, même quand nous condamnons Nicodème au nom d’une meilleure théologie, faisons-nous autre chose que lui ? Sommes-nous contemporains du Christ autrement ou plus réellement qu’il ne ◀le▶ fut, cette nuit-là ? Faisons-nous autre chose que ◀de▶ répéter formellement des vérités que nous ne pouvons pas vivre ? Vivons-nous autre chose que des “vendredis saints spéculatifs”21 ? Il n’y a pas tant de différence entre un homme qui nie ◀l’▶Expérience, ◀l’▶Unique — ◀la▶ seule chose nécessaire —, et un homme qui ◀l’▶affirme unique, sans cependant pouvoir ◀la▶ vivre, et sachant qu’on ne peut ◀la▶ vivre. Entre celui qui affirme qu’on ne peut pas mourir, et celui qui affirme ◀l’▶exigence ◀de▶ ◀la▶ mort, il n’y a peut-être aucune différence : car tous ◀les▶ deux sont des vivants et non des morts. Et comment osez-vous affirmer cette impossible exigence ◀de▶ ◀la▶ mort, si vous ne vivez pas ◀de▶ cette mort ! Or, vous n’en vivez pas, j’en suis trop sûr, quand vous en faites un argument théologique ! Où donc est-il, celui qui accepte ◀de▶ mourir ? Oui, maintenant, je vais vous dire ◀la▶ vérité : Nous sommes tous des Nicodèmes ! et jamais plus qu’en ce moment où nous condamnons Nicodème… Voilà pourquoi Nicodème n’est pas mort : il demeure parmi nous comme ◀le▶ vivant symbole ◀de▶ ◀l’▶homme qui ne peut pas mourir !… Plaise à Dieu que ◀l’▶angoisse qui tourmente cet homme depuis sa rencontre nocturne, devienne aussi ◀la▶ nôtre, et nous ferme ◀la▶ bouche ! »
J’avais parlé longtemps, et non sans fièvre. Je m’arrêtai soudain, plutôt confus ◀de▶ ma véhémence. ◀Les▶ jeunes barthiens se consultaient du regard. Était-ce ◀de▶ ma part une palinodie ?
J’étais bien loin de considérer ◀la▶ chose ainsi. Mais nous vivons dans un monde troublé, où ◀la▶ parole n’a plus ◀le▶ même sens pour tous. C’est pourquoi nous multiplions ◀les▶ commentaires, et par là même ◀les▶ malentendus. Et c’est aussi pourquoi nos disputes sont si vaines…
Minuit sonna, dans ce silence. Il était temps ◀de▶ prendre congé ◀de▶ nos hôtes. Mais un des étudiants, qui justement n’avait presque rien dit, prit soudain ◀la▶ parole comme nous allions nous séparer ; et je ne suis pas loin de croire qu’il exprima ◀la▶ vérité ◀la▶ plus certaine ◀de▶ ◀la▶ soirée, encore que cette vérité ne soit point facile à entendre. Je ne sais si c’est un « barthien », au sens que certains « libéraux » prêtent à ce terme malheureux. Assurément, il doit avoir lu Barth mieux que la plupart de ses confrères. C’est peut-être pourquoi son langage me parut rendre un son ◀d’▶autorité, bien qu’il fût beaucoup moins péremptoire que celui dont ◀les▶ autres avaient usé.
— Vous avez dit — commença-t-il ◀d’▶une voix très calme — que ◀l’▶angoisse ◀de▶ Nicodème devrait nous empêcher tous ◀de▶ parler, c’est-à-dire, si je vous entends bien, devrait nous empêcher tous ◀de▶ dire des choses complètement impossibles. Je ne pense pas comme vous, bien que je croie vous comprendre dans une certaine mesure, — humainement. Je pense que nous devons parler au nom de cette angoisse, — justement, en son nom ! Et non pas pour ◀la▶ condamner ou ◀la▶ nier dès ◀le▶ principe ! Car je reconnais avec vous qu’il faut d’abord ◀l’▶avoir éprouvée jusqu’aux moelles, et que c’est là notre expérience religieuse, proprement dite. Mais nous avons ◀le▶ devoir et ◀la▶ mission ◀de▶ proclamer que cette angoisse a été surmontée, une fois pour toutes, par ◀la▶ résurrection ◀de▶ Jésus-Christ. Pardonnez mon langage, peut-être trop ecclésiastique, mais je ne puis pas m’exprimer plus clairement. Voici donc, en peu de mots, ce que je crois, pour mon compte. ◀L’▶angoisse ◀de▶ Nicodème trouve sa résolution dans ◀le▶ Baptême. Et nous confirmons ce Baptême chaque fois que nous prenons ◀la▶ Cène, communiant ainsi avec ◀la▶ mort et ◀la▶ résurrection ◀de▶ Jésus-Christ. Certes, ce n’est pas là une expérience ! Ou plutôt, ◀les▶ sentiments que nous éprouvons lors du Baptême et ◀de▶ ◀la▶ Cène n’ont aucune espèce ◀d’▶importance. Dieu fait pour nous, à ce moment, ce que Nicodème et tous ◀les▶ hommes reconnaissent qu’ils ne peuvent pas faire, — et c’est pourquoi je pense qu’on ne doit pas s’opposer au baptême des enfants, c’est-à-dire ◀de▶ ceux qui ne peuvent rien encore… Ainsi donc, deux choses demeurent : Par ◀le▶ Baptême et ◀la▶ Communion dans ◀la▶ foi, tout est fait, — ◀le▶ salut est donné. Mais nous avons alors à dire et à prêcher ce que sont ce Baptême et cette Cène. Certes, ces paroles nous condamnent dans ◀la▶ mesure où nous ◀les▶ prononçons sans foi, hors de toute « crainte et tremblement ». Mais elles n’en sont pas moins, comme ◀le▶ Baptême et comme ◀la▶ Cène, dans ◀la▶ mesure où ◀la▶ foi ◀les▶ anime, ◀l’▶événement central ◀de▶ notre vie chrétienne. Elles sont, avec ◀les▶ sacrements, ◀la▶ promesse ◀de▶ ◀l’▶accomplissement en Christ — déjà venu et qui revient ! — ◀de▶ ce que nous espérons présentement, à la fois dans ◀l’▶angoisse et dans ◀la▶ joie : ◀la▶ seule expérience nécessaire. Oui, cette expérience-là nous reste à jamais impossible, c’est pour cela qu’il faut ◀la▶ croire ! Et ◀l’▶attester sans ◀l’▶avoir vue. C’est pour cela qu’il faut prêcher, dans ◀la▶ crainte et ◀le▶ tremblement, son espérance.
Nous nous séparâmes sur ces mots. ◀Les▶ « barthiens » qui avaient parlé regagnèrent leur lieu véritable : inventés par Wilfred Monod, ils rentrèrent dans son bel ouvrage. — Nicodème n’avait pas reparu.