Tristan Tzara, Grains et Issues (juin 1935)q
Ce livre comporte une partie poétique précieuse et somnifère, et une partie critique dont l’▶intérêt dépasse tout ce que ◀les▶ surréalistes nous ont donné jusqu’ici. Il y a là une puissance ◀de▶ réflexion et ◀de▶ synthèse, dont ◀les▶ ouvrages ◀de▶ Breton illustraient glorieusement ◀l’▶absence. Mais il y a là aussi une certaine erreur exemplaire ◀de▶ pensée dont il vaudra ◀la▶ peine ◀de▶ chercher ◀l’▶origine, qui est peut-être celle, permanente, ◀de▶ ◀l’▶erreur hégélo-marxiste.
Tzara explique p. 271 que « ◀les▶ formes ◀de▶ langage sont… symboliques et sont sujettes aux critiques que ◀l’▶on est en droit ◀de▶ formuler quant à ◀la▶ logique dont elles ont l’air ◀de▶ vouloir procéder ». M’autorisant ◀de▶ cette remarque, je me mets à critiquer ◀les▶ formes du langage ◀de▶ Tzara. Je constate un certain nombre ◀d’▶erreurs minimes, mais constantes, ◀de▶ « lapsus révélateurs » : il lui arrive ◀d’▶accorder ◀le▶ verbe non avec ◀le▶ sujet, mais avec ◀le▶ nombre des compléments : « Si ◀les▶ mots ne naissent que lorsque ◀l’▶idée qui ◀les▶ désignent… » (p. 270) ou : « ◀le▶ processus… projettent des faits » (p. 282)22. Erreurs infimes, que ◀l’▶on devrait peut-être attribuer au typo ? Mais elles vont toutes dans ◀le▶ même sens. Suivons-◀le▶. ◀La▶ syntaxe ◀de▶ Tzara est commandée par des associations verbales ◀d’▶un type particulier, dont ◀la▶ page 39 donne un bon exemple, trop long à citer, ◀la▶ phrase ayant 18 lignes (il y en a ◀de▶ beaucoup plus longues). Un certain rythme monotone entraîne une matière vocabulaire disparate, faite ◀de▶ grandiloquence imagée et ◀de▶ copules et incidences abstraites, s’appelant ◀de▶ proche en proche, mécaniquement. On retrouve dans cette syntaxe ◀le▶ même mouvement ◀d’▶esprit qui explique ◀les▶ fautes d’accord relevées plus haut : un linguiste dirait que ◀la▶ formule ◀de▶ ce style est ◀la▶ contagion. Je mets ce phénomène en relation avec ◀la▶ théorie ◀de▶ ◀la▶ métaphore qu’on trouvera p. 257. Théorie du type hégélien ◀le▶ plus scolaire : ◀la▶ signification du premier terme ◀d’▶une métaphore, selon Tzara, est « absorbée intégralement » par le second terme, « en vue ◀d’▶une conciliation » dans laquelle ◀la▶ qualité ◀de▶ ce premier terme deviendra quantité. (?) Ce processus tout mécanique ◀de▶ quantification, que ◀l’▶on retrouve dans ◀la▶ théorie marxiste (voir Marx : Salaires, prix, profit) figure selon Tzara « ◀l’▶acte ◀de▶ connaissance, qui est quantité, et que nous désignons sous ◀le▶ nom ◀de▶ poésie ». On peut toujours évidemment « désigner sous ◀le▶ nom ◀de▶ poésie » tout ce que ◀l’▶on veut. Mais si je crois aussi, avec Arnaud Dandieu (chap. sur ◀la▶ métaphore dans son Proust) que ◀la▶ métaphore est un acte, j’entends par acte, justement, ◀la▶ position ◀d’▶une qualité incomparable, jaillie ◀de▶ ◀l’▶opposition ◀de▶ deux termes aux noyaux irréductibles. Si l’un des termes était réellement « absorbé » par l’autre, ◀le▶ langage poétique ne serait plus qu’un vaste télescopage, et ◀les▶ livres ◀de▶ M. Tzara se réduiraient peut-être, logiquement et en fait, à un seul mot. Je force ◀le▶ raisonnement à ◀l’▶absurde pour faire apparaître ◀le▶ caractère proprement fantasmagorique ◀de▶ ◀la▶ logique hégélienne vulgarisée. ◀Le▶ langage est précisément ce qui sépare, et non ce qui confond. C’est ◀le▶ verbe (qui est acte) qui distingue et caractérise ◀les▶ choses et ◀les▶ êtres, dans ◀le▶ magma larvaire ◀de▶ ◀la▶ réalité non encore informée par ◀la▶ raison ◀de▶ ◀l’▶homme.
Mais j’en viens à ◀l’▶explication psychanalytique que Tzara donne du monde actuel. Monde dominé, dit-il, par ◀l’▶angoisse ◀de▶ vivre (complexe ◀de▶ castration). ◀La▶ cause ◀de▶ cette angoisse est dans ◀les▶ refoulements qu’imposent ◀la▶ morale, ◀l’▶Église, ◀les▶ exploiteurs, ◀la▶ raison. ◀Le▶ rêve se trouve refoulé par ◀le▶ langage rationnel. Il s’agit donc ◀de▶ faire sauter tous ces « barrages », ◀de▶ confondre à nouveau rêve et veille, et ◀de▶ ressusciter ◀le▶ type primitif des sociétés irrationnelles, « sous une forme supérieure ». Selon Tzara, ceci doit nous mener à une société collectiviste, marxiste. Je ne comprends pas cette déduction. ◀La▶ revendication ◀de▶ Tzara est exactement celle ◀de▶ ◀l’▶hitlérisme sous ses formes ◀les▶ plus virulentes. Dans une anticipation lyrique (tout au début) il glorifie ◀la▶ révolte des puissances obscures, ◀les▶ crimes gratuits, ◀les▶ enthousiasmes collectifs, ◀l’▶hystérie organisée, bref tout ce que Keyserling appelle ◀l’▶irruption des forces telluriques. Keyserling disait un jour qu’il considérait à cet égard ◀la▶ révolution hitlérienne comme un phénomène incomparablement plus important que ◀l’▶établissement brutal ◀de▶ ◀l’▶étatisme en Russie, nommé révolution bolcheviste. On comprend mieux ◀la▶ portée ◀de▶ ce propos après avoir lu Tzara. Mais on ne comprend plus du tout ◀la▶ légèreté avec laquelle ◀les▶ surréalistes adoptent ◀les▶ méthodes ◀de▶ Staline, si rigidement rationalistes. Elles vont exactement à l’encontre du but qu’ils rêvent. Par ailleurs, si j’accepte ◀le▶ diagnostic ◀de▶ Tzara, si j’admets que ◀le▶ complexe ◀de▶ castration est ◀la▶ dominante ◀de▶ ◀l’▶époque, je constate que ce complexe se manifeste justement par ◀l’▶adoption des hypothèses du matérialisme historique. Cette croyance que ◀la▶ vie se fera toute seule et que des « lois » inexorables se chargent ◀de▶ transformer ◀le▶ monde, cette démission ◀de▶ ◀la▶ personne23 est en effet ◀le▶ signe ◀d’▶une castration psychique caractérisée.
Il est troublant ◀de▶ constater cette erreur capitale, et stérilisante pour ◀l’▶action, chez un homme dont ◀la▶ pensée paraît souvent plus audacieuse et subversive. Tzara critique avec vigueur ◀la▶ poésie ◀de▶ propagande et ◀le▶ désir secret ◀de▶ « sécurité » qu’elle trahit. Il veut que ◀l’▶esprit soit un risque (p. 284 et suiv.). Nous ◀le▶ voulons aussi. Mais ce n’est pas là, n’est-ce pas, ce qu’on veut à Commune, revue officielle du PC. Il veut que ◀le▶ langage s’assouplisse au point ◀de▶ pouvoir intégrer ◀les▶ formes nouvelles ◀de▶ penser instituées par ◀la▶ physique relativiste. Mais Staline, on ◀le▶ sait, a condamné Einstein. Il semble bien que ces « barrages » et ce conformisme brutal soient en train de provoquer chez Tzara une prise de conscience toute nouvelle, et qu’à cette réflexion, plus réellement dramatique, ◀l’▶on puisse attribuer ◀les▶ quinze dernières pages ◀de▶ ce livre, où ◀l’▶on retrouve parfois ◀le▶ ton des grandes utopies du premier romantisme allemand. ◀Le▶ style reste baroque (un rococo jésuite qui n’économise pas sur ◀les▶ volutes !). Mais ◀la▶ pensée se dégage mieux.
Quoique toute douleur morale puisse être ramenée à un système ◀de▶ coordonnées sociales, on a trop oublié dans ◀les▶ remous ◀de▶ ◀la▶ bataille qu’à travers un nouvel ordre économique, c’est ◀l’▶homme et sa libération qui en reste ◀l’▶enjeu et ◀le▶ but ; il serait donc vain et dangereux qu’au lieu de combattre ◀la▶ société actuelle, tout en préparant ◀la▶ culture à venir sur ◀le▶ solide terrain ◀de▶ ◀l’▶économie psychique, ◀l’▶on s’attaque à un système général ◀de▶ choses en ignorant cette misère morale qui, trop profondément ancrée en ◀l’▶homme pour qu’elle disparaisse par une simple incantation ◀de▶ mots d’ordre, détermine néanmoins… ◀la▶ composante affective ◀de▶ ◀la▶ volonté ◀de▶ changer radicalement ◀le▶ monde.
Bien des confusions traînent encore dans cette phrase. (« solide terrain ◀de▶ ◀l’▶économie psychique » ?!) Mais cette affirmation du primat ◀de▶ ◀l’▶homme sur ◀les▶ dispositifs économiques, ce rappel ◀d’▶une misère qu’ignorent tous ◀les▶ partis, voilà qui rend un son que nous reconnaissons. Voilà qui appelle enfin ◀la▶ réalité.