Trois traités de Jean Calvin (20 juillet 1935)l
On nous montre un Calvin maigre et sec, et l’▶on conclut incontinent à ◀l’▶ascétisme puritain. On nous montre un Luther adipeux, et loin de revenir sur le premier jugement, on fait de cette image un nouveau cliché polémique : ◀la▶ Réforme se voit assimilée au « fays ce que vouldras » des Renaissants. ◀Les▶ protestants sont-ils trop maigres ou trop gras ? Grave question pour ceux qui jugent des vérités ◀les▶ plus profondes de ◀la▶ foi selon ◀le▶ poids de leurs représentants ! Or, cette espèce est plus nombreuse qu’on ne pense. Que sait-on de Calvin dans notre grand public, sinon qu’il avait ◀les▶ joues creuses, une barbiche pointue et un profil coupant ? N’est-ce pas assez pour juger son système ? Ne sait-on pas que ◀les▶ gros hommes sont toujours ◀les▶ plus populaires ? Comment se dire calviniste ?
◀L’▶exposition Calvin à ◀la▶ Bibliothèque nationale, si elle a permis à beaucoup de réviser quelque peu leurs notions sur ◀l’▶importance intellectuelle et littéraire du calvinisme, a donné lieu par contre à une véritable débauche de considérations très vaguement physiognomoniques sur ◀le▶ teint et ◀la▶ complexion de ◀l’▶auteur de ◀l’▶Institution. Ce qui ne fait guère honneur à notre liberté d’esprit. Mais je m’en voudrais de déplorer ◀la▶ décadence culturelle qui marque la plupart des écrits de ce temps, au moment où certaine renaissance du calvinisme laisse espérer, pour ◀les▶ années qui viennent, un essor tout nouveau de ◀la▶ pensée chrétienne.
On aurait tort d’assimiler cette renaissance à ◀la▶ belle floraison néo-thomiste. Il n’est pas inutile de marquer ◀les▶ raisons qui, du point de vue protestant, rendent ce parallèle irrecevable. ◀Les▶ grands théologiens de ◀la▶ Réforme ne sont pas à nos yeux des chefs d’école ; ni des docteurs dont ◀la▶ pensée fait loi, une fois sanctionnée par ◀l’▶Église. Ils sont avant tout des témoins. On ne saurait trop insister sur cette distinction fondamentale pour toute ◀la▶ pensée réformée. Qu’est-ce qu’un témoin ? C’est un homme qui n’est pas ◀l’▶inventeur de son message, mais qui renvoie sans trêve au-delà de lui-même, au-delà des formules humaines de ce message, à ◀la▶ réalité qui ◀le▶ juge et nous sauve. Faire retour à Calvin, ce n’est pas faire retour à certaines formules dogmatiques ; mais c’est, au-delà de ces formules et dans ◀l’▶orientation où elles nous placent, remonter à cette origine permanente de ◀l’▶Église qu’est ◀la▶ révélation évangélique. ◀Le▶ calvinisme ou ◀le▶ luthérisme, ce sont bien moins des normes de pensée que des chemins vers ◀l’▶Évangile.
◀L’▶Évangile seul, éclairé par ◀l’▶Esprit, reste ◀la▶ norme de toute théologie, fût-elle ◀la▶ plus orthodoxe. Barth, on ◀le▶ sait, ne se lasse pas de comparer ◀le▶ rôle de ces témoins théologiques au Jean-Baptiste de la Crucifixion de Grünewald, dont ◀la▶ main prodigieuse se détachant sur ◀le▶ ciel noir désigne ◀le▶ Sauveur en croix : « Il faut qu’il croisse et que je diminue. »
C’est donc sous ◀l’▶angle de leur vocation particulière, et sous cet angle seul, qu’il nous devient loisible de parler de ces hommes sans tomber dans ◀l’▶extravagance. Calvin homme, Calvin écrivain, nous ne nous priverons pas de ◀l’▶estimer à nos mesures humaines et littéraires ; mais ce qui importe plus que tout, c’est d’indiquer d’abord ◀la▶ « clé » qui donne leur exacte valeur à nos variations sur ce thème. Et cette clé, c’est ◀la▶ vocation que Jean Calvin reçut de réformer ◀l’▶Église.
Tout ceci est fort bien exposé par M. Albert-Marie Schmidt dans son introduction aux Trois traités que ◀l’▶on vient de rééditer12. ◀Le▶ grand mérite de cette introduction, c’est qu’elle nous ouvre, en une quinzaine de pages, ◀les▶ principales perspectives de « ◀l’▶univers » calvinien. Il faut bien avouer que ◀les▶ commentateurs nous avaient donné jusqu’ici une image assez étriquée de cette Weltanschauung à la fois biblique et classique, au sens ◀le▶ plus vigoureux de ce terme. En ◀la▶ replaçant dans ◀l’▶atmosphère violente et trouble de ◀la▶ Renaissance, M. Schmidt va lui restituer ses trois dimensions primordiales. Nous voyons alors Calvin faire face d’une part à ◀l’▶Église de Rome et c’est ◀l’▶Épître à Sadolet ; d’autre part, aux premières déviations de ◀la▶ doctrine sacramentaire à l’intérieur de ◀la▶ Réforme et c’est ◀le▶ Traité de ◀la▶ cène ; enfin, aux diverses mystiques de ◀l’▶humanisme antichrétien et c’est ◀le▶ Traité des scandales.
Ce troisième traité n’avait jamais été réimprimé depuis sa parution en 1550. « Originale mixture de passion contenue et de raison déchaînée », il sera pour beaucoup ◀l’▶occasion d’une véritable découverte de Calvin. Il nous donne un puissant raccourci de toute ◀la▶ polémique de ◀la▶ Réforme contre ◀les▶ libertins et ◀les▶ anabaptistes, contre ◀les▶ occultistes de ◀l’▶école d’Agrippa, contre ◀les▶ Rabelais et Des Périers qui abandonnent ◀la▶ cause pour un idéal humaniste. Or, tous ceux-là se scandalisent à grand bruit, « non tant pour haine qu’ils portent aux scandales que pour nuire à ◀l’▶Évangile et ◀le▶ diffamer comment que ce soit ». Il y a ceux pour lesquels ◀les▶ dogmes sont autant d’occasions de chopper :
Quant à ce que ◀la▶ Prédestination est comme une mer de scandales, d’où vient cela sinon de ◀la▶ folle curiosité des hommes ou de leur outrecuidance débordée ?
Calvin n’est guère partisan, on ◀le▶ voit, de ce fameux libre examen dont on persiste à lui attribuer ◀l’▶invention, par une erreur assez inexplicable. Mais ◀les▶ pires adversaires de ◀l’▶Église ne sont pas toujours au-dehors. Voici ceux qui préfèrent ◀la▶ paix selon ◀le▶ monde à ◀la▶ vérité combattante :
Je m’adresse à ceux qui abusent du nom de ◀la▶ chrétienté pour nourrir une paix fardée !
Voici ceux qui voudraient confondre ◀la▶ véritable grandeur de ◀l’▶Église avec « une façon de royaume mondain ». À ceux-là, Calvin rappellera que notre condition chrétienne est celle du conflit dialectique :
◀L’▶Église est ordonnée à cette condition de batailler continuellement sous ◀la▶ croix, tant qu’elle aura à cheminer en ce monde.
Voici enfin ◀les▶ « libertins », ceux que nous appelons libéraux qui « gazouillent » à tort et à travers et se répandent en orgueilleuses « baveries », et ceux « qui se ruent contre Dieu d’une impétuosité enragée à ◀la▶ façon des frénétiques, et tombent en de grands abîmes ou se rompent ◀le▶ col en s’aheurtant ».
Cet étonnant traité, tour à tour éloquent à ◀l’▶antique ou rabelaisien dans ◀la▶ satire, pourrait en somme s’intituler : Réforme contre Renaissance. Mais toutes ◀les▶ richesses de style que produisit ce siècle bouillonnant ont passé dans ◀l’▶attaque de Calvin : il a su prendre à ◀l’▶adversaire ses meilleures armes. Au sujet de ce style, dont ◀l’▶exemple n’est pas l’un des plus négligeables que comportent ◀les▶ Trois traités, M. Schmidt nous propose quelques définitions fort bien venues :
Qui veut comprendre, dans son essence, ◀le▶ génie littéraire de Calvin, ne doit jamais omettre que celui-ci se considérait comme ministre du Verbe divin. Prêcher ◀l’▶Évangile, c’est à son sens engager ◀le▶ dialogue avec toutes ◀les▶ catégories d’hommes, avec toutes ◀les▶ espèces de créatures. Dialoguant toujours avec ◀les▶ plus divers interlocuteurs, il ne se range jamais, comme un littérateur de second ordre, aux lois d’une esthétique préconçue, mais il adopte toujours ◀la▶ forme de discours ◀la▶ plus propre, sinon à charmer du moins à toucher son antagoniste ; ◀l’▶art de Calvin est fait de soumission absolue à ◀l’▶objet proposé : tout en portant ◀la▶ marque d’une des plus puissantes personnalités qui fut jamais, il se recrée toujours lui-même.
Soumission du langage à ◀l’▶objet spirituellement dominé : telle serait ◀la▶ formule du classicisme de Calvin. D’une vivacité presque baroque dans ◀les▶ Scandales, orné et pompeux dans ◀l’▶Épître, sobre et grave dans ◀le▶ Traité de ◀la▶ Cène, ce style garde partout ◀les▶ vertus qui, sans doute, font ◀le▶ plus grand défaut à notre siècle : une fermeté délibérée qui ne s’arrête pas complaisamment à des trouvailles, une sobriété vigoureuse dans ◀l’▶exposé des sic et non, enfin ce ton naturel de grandeur qui s’accommode des plus savoureux contrastes, coupant court aux élans de pure rhétorique, cet accent dont un romantisme tour à tour alangui ou excité nous a fait perdre ◀le▶ secret. Notre langage moderne relève à peine de deux maladies graves : ◀la▶ contention abstraite du xviie et ◀la▶ dissolution voluptueuse du xixe . Il m’apparaît que ◀le▶ style d’un Calvin peut nous être un puissant roboratif. Et ceci pour deux bonnes raisons. D’abord Calvin était chef de parti ; qui plus est, fondateur d’Église ; donc doublement conscient de ◀la▶ responsabilité de ses paroles.
Or, rien ne confère au langage une aussi poignante vertu que cette conscience d’une mission à remplir et d’un dialogue à soutenir avec ◀l’▶époque. Notre culture périt d’être par trop « irresponsable ». Peut-être nous faut-il revenir vers ◀les▶ chefs pour apprendre à nouveau ce que parler veut dire. Ensuite, n’oublions pas que la plupart des écrits français de Calvin — c’est ◀le▶ cas de ces Trois traités — furent traduits par lui-même du latin. D’où ◀la▶ jeunesse de cette langue et sa sobriété monumentale. Là encore, ◀la▶ leçon de Calvin serait celle d’un retour aux origines. Voilà ◀la▶ seule révolution qui compte pour ◀l’▶esprit. Elle doit commander toutes ◀les▶ autres.