« L’▶Esprit n’a pas son palais » (octobre 1935)r
Par une belle matinée de mars 1935, ◀le▶ journal ◀Le▶ Journal répandait brusquement dans Paris ce cri d’alarme stupéfiant. Soucieux de ne point céder au goût de ◀la▶ catastrophe que certains plumitifs se plaisent à entretenir au sein du fameux « désarroi » de ◀l’▶après-guerre, ◀le▶ grand quotidien parisien s’empressait d’ailleurs de faire suivre ◀l’▶annonce du mal de celle de son remède. Pourquoi résister au plaisir de proposer à mes lecteurs ◀la▶ méditation de ce texte à maints égards révélateur ?
« ◀L’▶Esprit n’a pas son palais. ◀L’▶Exposition de 1937 doit lui en donner un »
Par Hippolyte Ducos
Député, ancien ministre, président de ◀la▶ commission de renseignement à ◀l’▶Exposition de 1937
◀L’▶Exposition de 1937 en est au stade des réalisations. ◀Les▶ idées fermentent. ◀Les▶ plans s’ordonnent. ◀Les▶ volontés se tendent. ◀Les▶ chantiers s’ouvrent. Une fois de plus, ◀la▶ France va affirmer sa vitalité, sa puissance d’assimilation et de création, ◀le▶ génie de ses ouvriers, de ses artisans, de ses artistes, de ses « découvreurs », et confronter son effort vers ◀le▶ mieux-être et ◀le▶ mieux-connaître avec ◀l’▶effort des autres peuples. Dans un cadre chargé d’histoire et rayonnant de beauté, au bord de ◀la▶ Seine royale, ◀les▶ enchantements et ◀les▶ tentations feront pâlir ◀les▶ rêves des conteurs. Ce sera, dans ◀la▶ féerie de ◀l’▶eau des lumières et des couleurs, ◀le▶ ballet vertigineux des ondes.
Ce sera aussi ◀la▶ fête de ◀l’▶esprit. Elle doit dépasser en splendeur ◀les▶ manifestations du même ordre dont s’est illuminé ◀le▶ passé. Mais nous entendons lui donner son caractère propre. Nous voulons que, dans ◀le▶ déséquilibre qui déconcerte ◀le▶ monde, elle consacre ◀le▶ triomphe des puissances d’audace ordonnée et de mesure, celles de ◀l’▶intelligence… C’est dire que ◀l’▶esprit créateur y doit être à ◀l’▶honneur.
Voilà pourquoi ◀la▶ Commission de coopération intellectuelle et ◀la▶ Commission de ◀l’▶enseignement de ◀l’▶Exposition demandent que, parmi ◀les▶ palais prévus pour 1937, il y en ait un destiné à ◀la▶ Pensée. Qu’on nous entende bien. ◀La▶ pensée ne sera absente nulle part. Mais il faut un endroit où ◀les▶ travailleurs désintéressés de ◀l’▶esprit, ceux dont ◀les▶ recherches n’ont pas pour objet immédiat ◀les▶ applications pratiques, ◀la▶ production et ◀le▶ gain, qui, par leurs explorations et leurs découvertes dans ◀le▶ domaine de ◀la▶ nature, de ◀la▶ vie, de ◀l’▶évolution humaine, préparent ◀les▶ adaptations utiles ou rendent possibles ◀les▶ renouvellements nécessaires, puissent offrir aux foules ◀le▶ spectacle vivant de leurs travaux. En liaison étroite avec ◀l’▶enseignement qui, à tous ses degrés, forme ◀les▶ esprits aux méthodes de ◀la▶ recherche et de ◀la▶ science, qui, au degré supérieur, par ses laboratoires, ses subventions, ses missions, ses grands instituts, organise ◀la▶ découverte, on verra dans ce palais comment, dans ◀la▶ physique, ◀la▶ chimie, ◀la▶ biologie, ◀les▶ mathématiques, ◀l’▶archéologie, ◀l’▶histoire des arts, des techniques, des littératures, depuis Lavoisier, Faraday et Champollion, jusqu’aux maîtres glorieux d’aujourd’hui, se sont déroulées ◀les▶ « chaînes » qui, des profondeurs de ◀la▶ nature ou des siècles, ont amené au jour ◀les▶ vérités créatrices.
Et, dans cette présentation sous un même toit de ces activités intellectuelles, si éloignées en apparence ◀les▶ unes des autres, éclatera ◀l’▶unité de ◀l’▶esprit, qui fonde ◀l’▶originalité puissante de notre culture. Peut-on imaginer un spectacle plus propre à éveiller ◀l’▶imagination, à attirer ◀la▶ curiosité, à susciter ◀l’▶élan des intelligences, à attacher ◀les▶ foules ?
[…]
Ce Palais doit être construit en dur. Il doit survivre à ◀l’▶Exposition. Pourvu, à côté des pavillons où se présenteront ◀les▶ grandes découvertes, de salles destinées aux chercheurs de tous ◀les▶ pays, qui viendront se retremper à Paris, d’amphithéâtres pour ◀les▶ conférences et pour ◀les▶ congrès, il sera, pendant ◀la▶ durée de ◀l’▶Exposition, ◀le▶ centre de ces « journées », de ces « semaines » consacrées aux héros, c’est-à-dire aux maîtres de ◀la▶ pensée. Après ◀l’▶Exposition il restera ◀le▶ foyer des chercheurs, toujours prêt à accueillir ◀les▶ savants et leurs découvertes, à ajouter des maillons à ◀la▶ chaîne sans fin. Nous ◀le▶ léguerons à ◀l’▶avenir comme ◀le▶ témoin et ◀le▶ symbole de notre génération.
I. Résidence de ◀l’▶Esprit dans ◀la▶ cité actuelle
En publiant ce très curieux morceau lyrique, notre honorable député avait-il conscience de soulever l’un des problèmes ◀les▶ plus impressionnants du siècle ? Avait-il conscience de ◀l’▶aveu que signifiait son entreprise ? Car enfin, poser la question en apparence inoffensive et toute pratique, de ◀l’▶emplacement et de ◀la▶ dotation d’un palais consacré à ◀l’▶esprit, c’est poser en réalité, sous une forme à peine allégorique, ◀la▶ question des relations qu’entretiennent notre cité et ◀la▶ nation des clercs. C’est mettre en discussion l’un des rapports fondamentaux qui définissent une société. C’est reconnaître enfin que ce rapport n’est plus perçu par un chacun comme évident ni comme allant de soi, mais qu’à ◀la▶ faveur d’un désordre dont on découvre alors ◀la▶ profondeur, il devient à son tour un problème, il se trouve mis en question. Il faut voir, en effet, que ◀la▶ situation qui donne lieu à ◀la▶ proposition qu’on vient de lire ne saurait être celle d’une société équilibrée.
Où est ◀l’▶esprit ? Quel est son champ d’action ? Doit-il avoir un lieu particulier ? De ◀la▶ réponse à ces questions dépendront ◀l’▶existence et ◀l’▶emplacement du Palais de ◀l’▶Esprit. Il est clair que de telles questions sont ◀le▶ fait d’une époque barbare ; d’une époque où ◀l’▶esprit n’est plus un lieu commun, comme ◀la▶ richesse par exemple, dont on sait bien qu’elle est partout chez elle et partout reconnue à des signes certains — et qui donc aurait même ◀l’▶idée d’un pavillon de ◀la▶ Richesse ? ou du Succès ? — bref, d’une époque où ce qu’on nomme ◀l’▶esprit ne s’impose plus sans discussion. Lorsque ◀l’▶État vient au secours d’une religion, c’est qu’elle est morte. Ou qu’elle n’en a plus pour longtemps. Lorsque ◀l’▶État s’avise d’honorer « ◀l’▶esprit créateur », tremblons pour ◀l’▶avenir de ◀la▶ nation.
« Qu’on nous entende bien. ◀La▶ pensée ne sera absente nulle part. Mais il faut un endroit etc. » Mais, il y a un mais, justement. Certes, ◀l’▶esprit sera partout : une espèce de décence ◀le▶ veut. Mais pratiquement, mais sérieusement, et dans ◀l’▶intérêt général, ne vaudrait-il pas mieux ◀le▶ mettre à part ? ◀Le▶ séparer de ces réalités trop terre-à-terre où ◀le▶ commun risquerait fort de ne ◀le▶ point distinguer nettement ? À coup sûr, il lui faut un palais, signe évident d’une « distinction » tout à la fois flatteuse et rassurante. Et qui sait, ce Palais de ◀l’▶Esprit ne va-t-il pas « réaliser » un vieux rêve positiviste et donner corps à ◀l’▶utopie d’un sanctuaire de ◀la▶ Pensée laïque ? Il faudra ◀le▶ construire « en dur ».
N’exagérons pas ◀la▶ portée de ces naïves fantaisies de commissions. Mais comment ne pas voir qu’elles trahissent un doute infiniment curieux sur ◀la▶ nature et sur ◀le▶ rôle de ◀l’▶esprit qu’on dit créateur ? Serait-ce donc qu’on ne sait plus ◀le▶ voir dans ses effets ? Mais alors, comment fera-t-on pour ◀le▶ voir « en soi », dans son temple ?
Cela paraît une bien autre gageure.
II. Pour un musée des lieux communs
À quelques semaines de là, un article de M. Duhamel24 vint apporter toutes ◀les▶ précisions que ◀l’▶on cherchait en vain parmi ◀les▶ métaphores du député.
Il est juste, il est nécessaire de mettre ◀l’▶esprit à sa place — s’écriait ◀le▶ fameux romancier —, à sa place qui est la première, et de ◀l’▶y mettre en pleine clarté. Cela dit, tout le monde perçoit ◀l’▶extrême difficulté d’une telle entreprise [c’était là que j’avais buté] : ◀l’▶esprit est à ◀l’▶origine de tout ; ◀l’▶exposition elle-même sera, dans toute son ampleur, une manifestation sensible de ◀l’▶esprit ; il n’en faut pas moins reconnaître que ◀l’▶esprit n’est pas matière exposable : ◀les▶ ouvrages essentiels de ◀l’▶esprit, précisément parce qu’ils sont encore peu compromis dans ◀l’▶univers temporel, ont, en général, une faible valeur représentative ou démonstrative. Et pourtant, c’est ◀l’▶esprit qu’il faut honorer, c’est bien à lui qu’il faut élever un sanctuaire et non à telle ou telle de ses extrêmes applications.
◀L’▶accord parfait des « vues » de nos deux commissaires me remplit d’aise. Mais je goûtai surtout que ◀le▶ romancier se montrât moins littérateur et beaucoup plus précis dans ses projets que ◀le▶ politicien, sans doute intimidé par son sujet. En bref, M. Duhamel proposait au moins deux palais. « Comment célébrer ◀l’▶esprit ? Comment ◀le▶ manifester, comment ◀le▶ hisser sur ◀le▶ pavois ? ◀La▶ réponse est simple. ◀L’▶esprit s’exprime par ◀l’▶écrit et ◀la▶ parole. Un sanctuaire de ◀l’▶esprit sera donc un sanctuaire du livre et de ◀la▶ parole. » Il y aurait donc une bibliothèque et un palais de ◀la▶ parole.
M. Duhamel affirmait au surplus que son « sanctuaire du livre » ne serait pas un « musée » mais bien une « ruche active ». Précaution pour ◀le▶ moins maladroite. Il fallait éviter à tout prix de prononcer ◀le▶ mot que nous étions en train de chercher pour définir notre impression : ce palais, ce « sanctuaire », cette « ruche active » où bourdonneraient ◀les▶ idées pures, ce ne serait jamais qu’un musée. Et créé par ◀l’▶État, et contrôlé par lui, ce ne serait jamais qu’un musée des lieux communs de la Troisième République. Non point de ceux que ◀l’▶on révère en fait, qui règnent en fait, car on ◀les▶ avouerait difficilement, mais bien de ceux que ◀l’▶on enseigne, et qui composent ◀la▶ notion courante de ◀l’▶esprit pur : ce sont ces lieux communs inoffensifs et soigneusement vidés de toute espèce de « basse » réalité qui alimentent ◀les▶ discours des parlements et des académies. ◀La▶ bibliothèque-sanctuaire-ruche active offrirait donc aux visiteurs lassés ◀l’▶œuvre complet de M. Duhamel et ◀les▶ articles de M. Ducos, reliés « en dur » probablement25. Quant au Palais de ◀la▶ Parole, retentissant vaisseau d’idéalisme, comment douter qu’il ne dût consacrer « ◀le▶ triomphe des puissances d’audace ordonnée et de mesure » que ◀le▶ Palais-Bourbon, pour ◀les▶ raisons qu’on sait, honore d’une façon moins directe.
III. ◀Le▶ temple est vide
On ne pouvait mieux se moquer de ◀l’▶intelligence. Craignons toutefois que ◀l’▶intention de nos auteurs n’ait été pure de toute espèce d’ironie. ◀Le▶ plus grave, sans doute, c’est qu’ils croyaient bien faire. Et personne à ma connaissance n’a mis en question leur sérieux, ce qui précisément me paraît remarquable. ◀L’▶accueil flatteur — ou flatté — et poli qu’on a coutume de réserver à ces délirants pataquès, voilà ◀le▶ signe, plus certain que ◀le▶ « bolchévisme de salon », d’un abandon, voire d’un mépris de ◀la▶ culture et de ◀l’▶esprit qui marque à son insu ◀l’▶élite bourgeoise, et confirme sa décadence.
Ils me diraient : « Honorer ◀l’▶esprit pur ? Quoi de plus raisonnable, je vous prie ? Quoi de plus naturel que de ◀le▶ célébrer ? Et plutôt que de ricaner, vous que ces problèmes occupent, que ne louez-vous ◀le▶ désintéressement d’un député et d’un littérateur qui se consacrent à ◀la▶ défense du spirituel ? ◀La▶ grâce moscovite vous aurait-elle saisi ? ◀L’▶utilitarisme grossier, ◀le▶ matérialisme du siècle vont-ils trouver en vous leur défenseur ? » — Je réponds simplement que dans ◀l’▶action et ◀les▶ écrits des commissaires susnommés, ◀l’▶utilitarisme grossier trouve une espèce de justification, assez piteuse en théorie, je ◀le▶ concède, mais des plus efficace dans ◀la▶ pratique.
Piteuse en théorie, car ◀les▶ caricatures que ◀l’▶on nous offre d’une réalité — ici ◀l’▶esprit — sont des arguments de misère contre cette réalité tant qu’elle dispense par ailleurs des témoignages éclatants de sa force. Très efficace dans ◀la▶ pratique, car ◀l’▶enseignement officiel de la Troisième République a su répandre une doctrine de ◀l’▶esprit tout à fait propre à aveugler ◀les▶ masses, qui ne savent plus reconnaître ni ◀la▶ nature ni ◀l’▶action vraies du spirituel. On dira qu’elles ne ◀l’▶ont jamais su. Je serais prêt à ◀l’▶accorder. Ce qui est nouveau, c’est qu’elles croient ◀le▶ savoir. C’est que ◀la▶ caricature officielle, scolaire, académique, parlementaire, encombre tout ◀l’▶horizon populaire26.
◀Le▶ succès d’une caricature tient à ce qu’elle est une simplification. Celle qu’on nous présente de ◀l’▶esprit comble si bien notre paresse, et peut-être certains intérêts, qu’il ne faut pas trop s’étonner de son triomphe universel. Professeurs, députés ou commissaires, ils croient tous tant qu’ils sont que ◀l’▶esprit est une espèce de luxe vénérable et volatil, une entité qui plane au-dessus de nos vies, abandonnées, il faut ◀l’▶avouer, à des soucis d’un tout autre ordre27. ◀L’▶esprit paraît d’autant plus spirituel, et partant, d’autant plus respectable, qu’il est plus dégagé du réel, ou comme ils disent avec dégoût, « de ses applications pratiques ». Laissant entendre ainsi que ◀la▶ science et ◀les▶ arts sont enfermés dans ce dilemme : ou ◀l’▶esprit pur — comprenez inactif — ou ◀le▶ salon des arts ménagers.
Ils ne voient pas que dès ◀l’▶instant qu’on sépare ◀l’▶esprit du « réel », pour ◀le▶ vénérer dans un temple, ◀l’▶esprit n’est plus que « ◀la▶ poussière des livres », et ◀le▶ « réel », une marchandise. Ils ne voient pas que dès ◀l’▶instant que ◀l’▶on célèbre un esprit « pur » dans un temple construit par ◀l’▶État, ◀la▶ pensée s’évanouit, ◀le▶ temple est vide. Un Palais de ◀l’▶Esprit ne peut être qu’un palais vide, ou un musée. Et ◀les▶ objets qu’on y conservera, et ◀les▶ discours qu’on y « diffusera » seront aussi peu de ◀l’▶esprit que nos commissaires sont de bons écrivains.
IV. ◀Le▶ spiritualisme consacre ◀le▶ préjugé utilitaire
De tout ceci, retirons deux faits simples : un personnage consulaire, président d’une commission d’État pour une exposition promise à ◀la▶ publicité universelle, trouve naturel de proposer que « ◀l’▶esprit », dans cette entreprise, soit mis à part, et honoré en soi. Un écrivain fameux, gloire du roman français à ◀l’▶étranger, vient confirmer de son côté que ce Palais de ◀l’▶esprit pur ne peut être en réalité qu’un palais vide. Et ce vide que d’ailleurs il qualifie de bibliothèque, ne lui paraît pas moins naturel. Brochant sur ces deux faits une constatation évidente : ◀l’▶opinion de ◀l’▶élite ni celle du grand public n’opposent ◀la▶ moindre réaction à ◀l’▶aveu d’un complot si burlesque.
Si j’ai quelque peu insisté sur ◀l’▶anecdote du Palais de ◀l’▶Esprit, ce n’est point pour me ménager une partie par trop facile. C’est que ◀la▶ grossièreté même de ◀l’▶écart, et ◀le▶ fait qu’on ◀l’▶ait négligé, me paraissent propres à fixer ◀l’▶attention de quelques-uns sur une erreur très générale. Erreur métaphysique à ◀l’▶origine : mais comme telle insensible au commun28, ou bien tenue à tort pour « théorique ». J’ai cru bon d’aller ◀la▶ saisir dans ses aboutissements ◀les▶ plus voyants, ou pour parler littéralement, dans son excès ◀le▶ plus monumental.
Or il se trouve, par une sorte de chance, que ◀l’▶article du député n’est pas seulement ◀l’▶illustration de cette erreur, mais ◀la▶ confirmation tout ingénue de son origine historique. J’avais omis d’en citer quelques lignes qui trouvent ici leur opportunité :
◀La▶ Commission de ◀l’▶enseignement voudrait, comme je ◀le▶ lui ai proposé, que ce palais reçût ◀le▶ nom de « Cité René-Descartes ». ◀L’▶Exposition va se dérouler sous ◀le▶ patronage du grand génie, savant, philosophe, écrivain, homme d’action qui, trois-cents ans plus tôt, en 1637 exactement, publiait ◀le▶ Discours de ◀la▶ méthode. C’est une attention bienveillante de ◀la▶ chronologie. ◀L’▶hommage rendu à ◀l’▶auteur de ce petit livre qui, condensant ◀la▶ sagesse des vieux artisans passionnés du travail bien fait et ◀les▶ conquêtes des humanistes, ouvre ◀les▶ temps modernes et reste ◀la▶ charte de ◀la▶ clarté française, de ◀la▶ recherche scientifique et de ◀la▶ raison universelle, donnera à notre Exposition son sens et sa portée.
Je répugne à rendre Descartes responsable de tout ◀le▶ mal qu’ont répandu ◀les▶ cartésiens. Et je sais bien que de ceux-ci au cartésianisme vulgaire qui traîne dans tous ◀les▶ journaux, il y a toute ◀la▶ distance d’une erreur à un préjugé. Mais enfin pour saisir je ne dis pas ◀la▶ racine de ce préjugé populaire, mais ◀la▶ raison de fait qui ◀l’▶autorisa parmi nous, il faut bien remonter à ◀l’▶erreur initiale des clercs. Descartes revenant à Paris et visitant ◀le▶ Palais de ◀l’▶Esprit ne manquerait pas de redire ◀le▶ mot fameux : Je n’ai pas voulu cela ! Il n’a jamais voulu cette séparation de ◀la▶ pensée et de ◀l’▶action que ◀le▶ Palais doit célébrer, et que ◀l’▶on estime conforme à ◀la▶ religion de ◀l’▶esprit. Mais ce que Descartes a voulu, c’est que ◀l’▶esprit « clair et distinct » fût séparé absolument du corps. Ce que Descartes a proposé, ce que ◀l’▶Église, pour son malheur, a pris en compte, c’est ◀la▶ doctrine « spiritualiste » de ◀l’▶esprit. Voilà ◀l’▶erreur métaphysique — et nous y reviendrons plus tard tout à loisir, soit pour marquer ◀les▶ causes internes de son succès auprès des clercs, soit pour rappeler au passage quels intérêts temporels concoururent à cette adoption pernicieuse. Mais pour ◀l’▶affaire qui nous occupe ici, il me semble qu’il est suffisant de relever ◀l’▶autorité que cette erreur confère au préjugé.
En effet, ◀le▶ succès de ◀l’▶erreur eût été forcément limité, si par malheur elle n’avait pas rejoint d’une manière aussi naturelle ◀le▶ « sens commun ». Sans doute ce préjugé contre ◀l’▶esprit n’a pas toujours été si fort que nous ◀le▶ voyons aujourd’hui, quand tout un siècle d’enseignement s’est appliqué à ◀le▶ fixer et à ◀l’▶étendre. Mais il demeure certain que ◀l’▶ouvrier et ◀l’▶artisan, ◀le▶ paysan et ◀le▶ boutiquier ont une tendance naturelle à estimer que ◀la▶ « pensée » est incapable, en fait, de ◀les▶ aider dans ◀l’▶exercice quotidien de leur travail. Ils s’estiment à bon droit ◀les▶ seuls juges de ◀l’▶aspect technique du métier, peu soucieux par exemple de qui ◀l’▶inventa, et de ◀la▶ place qui lui revient dans ◀l’▶économie générale29. De là à se figurer, d’ailleurs d’une façon vague, que ◀les▶ penseurs sont des gens peu pratiques, par suite, que ◀la▶ pensée n’est guère qu’un luxe — « signe extérieur » de ◀la▶ richesse, ou d’une condition sociale privilégiée — ◀le▶ pas est aisément franchi. Et Descartes n’y est pour rien. Il faudrait bien plutôt s’en prendre au régime des classes sociales, qui codifia cette distinction, au point d’assimiler ◀l’▶homme « distingué » à ◀l’▶homme qui ne fait rien de ses deux mains. Ce que je reproche à ◀l’▶esprit cartésien, c’est d’avoir formulé ◀l’▶équivalent de ce préjugé en termes de philosophie. C’est d’avoir enseigné au peuple un culte de ◀l’▶esprit intemporel — comprenez : distingué, oisif — tout conforme, d’une part, à ◀l’▶illusion du praticisme, d’autre part, à ◀l’▶éthique bourgeoise. « Descartes descendu dans ◀la▶ rue »30 vient consacrer ◀l’▶utilitarisme borné en disqualifiant ◀l’▶esprit pur aux yeux des laïques laborieux. Exiler ◀l’▶esprit dans ◀les▶ nuages, c’est ◀le▶ vouer au culte d’une élite inféconde, et au juste mépris des masses.
V. Situation faite aux intellectuels
a) ◀le▶ culte de ◀l’▶esprit gratuit.
◀La▶ surestimation grandiloquente de ◀l’▶esprit, résultat nécessaire de ◀la▶ distinction cartésienne, n’est pas demeurée sans effet. Séparer soigneusement ◀l’▶esprit du corps, et glorifier cet esprit distingué, c’est aussi laisser ce corps à lui-même, ◀le▶ mépriser, ◀l’▶abandonner à sa lourdeur. Décréter que ◀l’▶esprit n’a pas de mains, c’est libérer de son pouvoir arbitral et animateur ◀le▶ domaine de ◀l’▶action quotidienne. Plus on élève ◀le▶ spirituel au-dessus des humaines contingences, plus sûrement on livre celles-ci à ◀l’▶empire des intérêts. Sorel a bien montré ce jeu dans ses Illusions du progrès : ◀le▶ maximum d’hypocrisie sociale — ou « injustice » — correspond toujours dans ◀l’▶histoire au maximum de spiritualisme distingué. ◀Le▶ culte des principes en soi : voilà ce qu’il faut au régime des requins. ◀La▶ preuve en est administrée chaque fois qu’un député ou un ministre, un directeur de grand journal à ◀la▶ solde des maîtres de forges, ou un chef de service aux finances prennent ◀la▶ parole au cours d’un banquet politique pour célébrer ◀les▶ droits de ◀l’▶esprit. En effet, ◀l’▶esprit dont ils parlent étant précisément celui que ◀l’▶on enfermera dans ◀la▶ « cité René Descartes », ses droits ne sauraient consister que dans ◀l’▶affirmation d’un idéal : et rien n’est plus utile aux « réalistes » que ◀la▶ croyance commune à ◀la▶ valeur en soi de ◀l’▶idéal.
Cependant ces discours hypocrites ne font en somme que célébrer une situation de fait. Je répète que celle-ci n’est devenue possible qu’en vertu d’une certaine attitude des clercs. Ce ne sont pas ◀les▶ bénéficiaires de cette situation, politiciens ou affairistes, qui ◀l’▶ont froidement calculée à seule fin de donner ◀le▶ change sur leurs véritables desseins, mais c’est toute une éducation culturelle, universitaire, qui ◀l’▶a sans ◀le▶ vouloir autorisée.
Je ne crois guère aux plans machiavéliques que certains écrivains de droite font aux clercs « spiritualistes » ◀l’▶honneur et ◀le▶ crime d’avoir prémédités, avec ◀l’▶appui des Loges et des Sages de Sion. Et par exemple, ◀la▶ bonne foi des inventeurs du Palais de ◀l’▶Esprit me paraît platement certaine. Pourtant, comment ne pas admirer ◀la▶ merveilleuse convergence d’une notion trop désintéressée de ◀l’▶esprit, qu’ont ◀les▶ clercs, et d’une notion moins désintéressée de ◀l’▶action, qu’ont ◀les▶ capitaines d’industrie ? Nous essaierons plus tard31 de saisir dans ◀l’▶histoire quelques raisons secrètes de cette complicité. Pour ◀l’▶instant, négligeant ◀les▶ causes et ◀les▶ visées lointaines, observons ◀le▶ présent tel que nous ◀le▶ vivons. Demandons-nous comment ◀la▶ surestimation cartésienne de ◀l’▶esprit (exagérée jusqu’à ◀l’▶absurde par ◀les▶ idéalistes romantiques) peut encore figurer ◀la▶ foi commune des clercs, pourtant molestés par ◀l’▶époque avec une vigueur qui devrait, semble-t-il, ◀les▶ réveiller.
Toute notre formation scolaire et universitaire repose sur une maxime d’autant plus efficace qu’elle est inavouée et peut-être inconsciente : ◀l’▶esprit est une pure description 32. On assure ainsi à bon compte ◀la▶ rigueur des constructions intellectuelles allégées de toute responsabilité concrète. On supprime ◀le▶ risque de penser dans ◀la▶ réalité lourde et « mal compassée » (Descartes). Et plus rien ne s’oppose alors aux spécialisations ◀les▶ plus artificielles, aux découpages à ◀l’▶infini de ◀la▶ « matière » vivante et organique, à ◀la▶ multiplication des points de vue irréels, mais logiques et simples. (C’est ainsi que ◀l’▶on a cru pouvoir « appliquer » ◀la▶ méthode cartésienne de ◀la▶ division parcellaire.) ◀Le▶ « sérieux » universitaire consiste, en gros, à déconcrétiser33 ◀les▶ disciplines de ◀la▶ pensée.
C’est ainsi que ◀l’▶histoire devient un ensemble de lois, et non plus une chronique des actes. On tend à ne garder de ceux-ci que ce qui peut s’organiser en belles séries, selon ◀les▶ exigences d’une philosophie tantôt matérialiste, tantôt idéaliste, tantôt marxiste et tantôt hégélienne, mais toujours — après coup ! — déterministe : or, ◀le▶ déterminisme se trouve être tout justement ◀la▶ doctrine ◀la▶ plus propre à nous aveugler sur ◀la▶ réalité absurde et magnifique, enseignante et désordonnée des gestes de ◀l’▶humanité.
Pour ◀la▶ philosophie, non contente d’avoir sophistiqué ◀l’▶histoire, elle veut se réduire à son tour à une histoire des doctrines, à une filiation de systèmes, qu’elle décrit sortant ◀les▶ uns des autres, par un jeu purement dialectique. Procès rarement troublé — ◀le▶ moins possible — par des inventions personnelles, passionnées et irréductibles, auxquelles on attribue ◀le▶ rôle d’exceptions malheureuses et légèrement inconvenantes. On cherche à réduire ◀la▶ pensée à des « courants » non à des hommes. On allègue un « progrès » continu des « problèmes » où ◀le▶ tragique se résorbe en erreurs. Cette obsession de ◀la▶ science, c’est-à-dire de ◀la▶ description, est tellement opposée au véritable esprit philosophique qu’elle conduit fatalement nos professeurs à mépriser ◀les▶ seuls philosophes de ce temps — Nietzsche en est ◀le▶ fameux exemple — sous prétexte qu’ils ne répondent pas au signalement du « technicien de ◀la▶ pensée34 ».
Quand ils ne sont pas historiens, ◀les▶ « philosophes » de ◀l’▶Université s’occupent de psychologie. Mais là encore, ils ont trouvé ◀le▶ biais qui leur permet de vider cette discipline du contenu concret qu’elle menaçait d’embrasser. ◀L’▶invraisemblable irréalisme de ◀l’▶étude des « facultés » ayant été démasqué par ◀la▶ science dès ◀le▶ début du xxe siècle, on a cru sauver ◀l’▶apparence en s’occupant sous ◀le▶ même nom — psychologie : science de ◀l’▶âme — d’un tout autre ordre de problèmes : à savoir ◀la▶ physiologie des sensations et ◀la▶ classification des maladies nerveuses. Pour ◀la▶ psychologie concrète, c’est-à-dire constituée dans ◀la▶ lutte contre une réalité qu’il s’agit de modifier et non pas seulement de décrire, on fera bien d’aller ◀la▶ chercher à cent lieues des « sanctuaires de ◀l’▶esprit » : chez un révolutionnaire comme Sorel ou chez un thérapeute comme C. G. Jung35. Des remarques identiques peuvent être faites — elles ont été faites mille fois — au sujet de ◀la▶ sociologie ou de ◀l’▶histoire de ◀la▶ littérature. Je ne veux indiquer que ◀l’▶amorce d’une critique générale de notre éducation. Je ne veux mettre en relief qu’un seul trait — à mon sens ◀le▶ seul décisif — commun à toutes ◀les▶ disciplines que ◀l’▶on enseigne aux jeunes clercs : et c’est ◀la▶ volonté, consciente ou non, d’esquiver ◀l’▶engagement pratique. Ce qu’on célèbre sous ◀le▶ nom d’esprit, c’est ◀l’▶attitude prétendue spectaculaire, en réalité démissionnaire, de ◀la▶ pensée. ◀La▶ seule critique solide et efficace des doctrines intellectualistes, c’est celle qui consisterait dans une psychanalyse du sérieux universitaire, considéré comme traduisant une fuite devant ◀l’▶actualité de ◀la▶ pensée, autrement dit : devant ◀le▶ risque de penser ◀le▶ réel pour ◀l’▶informer. Pour ◀l’▶informer et non pour ◀le▶ décrire ! Pour ◀le▶ gêner, pour ◀l’▶accuser, pour ◀l’▶inventer, et non pour constater ces fameuses « lois » qu’on lui attribue après coup, et qui viennent comme par hasard justifier ◀la▶ noble impuissance de ◀la▶ pensée ! Ce qu’on célèbre sous ◀le▶ nom d’esprit, c’est ◀l’▶image épurée d’un monde fait de lois. Cette image s’interpose entre ◀la▶ pensée « pure » et ◀le▶ réel confus et dangereux qui échappe à ses prises prudentes. Et ces lois confirment ◀le▶ penseur dans ◀l’▶idée que ◀l’▶esprit « distinct » reste sans force créatrice. Plus ◀l’▶esprit se refuse à ◀l’▶engagement, plus il lui paraît évident que ◀l’▶engagement est impossible. Et plus il se persuade que sa nature est essentiellement « distinguée », essentiellement inactuelle.
Avoir vu que ◀les▶ choses humaines, écrit Renan, sont un à peu près sans sérieux et sans précision, c’est un grand résultat pour ◀la▶ philosophie ; mais c’est une abdication de tout rôle actif. ◀L’▶avenir est à ceux qui ne sont pas désabusés36.
Entendez que ◀l’▶avenir appartient pratiquement aux barbares, à ces clercs un peu méprisables qui croient que ◀la▶ pensée doit entrer en action, c’est-à-dire embrasser ◀les▶ « choses humaines » — oui, celles-là justement et non pas d’autres — ces choses encore informes, difficiles et vivantes, ces choses « mal compassées » que Descartes déjà méprisait…
VI. ◀Le▶ geste de Pilate
Lorsque Renan se résigne sans peine à cette « abdication » du rôle actif de ◀l’▶esprit, n’oublions pas qu’il ◀la▶ tient pour ◀le▶ gage du « désintéressement » des clercs parfaits. Mais c’est jouer sur une impertinence, car ◀le▶ mot « désintéressement » a deux sens tout à fait indépendants. Que ◀les▶ clercs refusent d’épouser ◀les▶ passions politiques ou sociales qui selon eux mènent ◀le▶ monde à sa perte ; qu’ils refusent de se faire ◀les▶ complices des folies collectives, des égoïsmes criminels, des « intérêts » injustes des puissants, qu’ils refusent ◀la▶ gloire, ou ◀le▶ pouvoir, ou ◀la▶ richesse qui seraient ◀le▶ prix de leur intervention : ce ne sont là que ◀les▶ rudiments de ◀la▶ morale de leur état. Et personne n’a jamais contesté ◀la▶ grandeur d’un désintéressement de cette espèce. Mais on pense bien que Renan n’aurait pas pris ◀la▶ peine de défendre ces lieux communs de ◀la▶ morale élémentaire. Se montrer « désintéressé » pour lui, ce n’est pas tout bravement refuser de toucher ◀le▶ prix d’une noire trahison. Se montrer désintéressé, au sens subtil où il ◀l’▶entend, c’est nier en principe que ◀l’▶esprit soit responsable de ce qui se passe dans ◀le▶ monde. C’est affirmer que ◀l’▶esprit n’est pas du monde, et que ◀les▶ intérêts du monde réel sont pour lui comme inexistants. Ce qui revient d’une part à diviniser notre esprit ; d’autre part, à refuser pratiquement de s’intéresser au sort des hommes. Que d’autres, moins désabusés, perdent leur temps et leur esprit peu raffiné à combattre des injustices au nom de ◀la▶ justice qu’ils ont cru concevoir ! M. Renan sourit avec mélancolie. ◀Le▶ clerc spiritualiste, prêtre de ◀l’▶esprit pur, s’adonne au culte solitaire des choses « sérieuses et précises ». Et que ◀le▶ monde suive ◀le▶ cours de ses passions ! Pour sa part, il s’en lave ◀les▶ mains.
Pilate fut le premier clerc parfait : ◀le▶ juge refusant de juger. On me dira que ce gouverneur eût été dans son rôle en agissant, et qu’il trahissait sa fonction en alléguant un argument de clerc. Il y aurait donc une différence profonde entre ◀le▶ refus de Pilate, chargé d’un pouvoir séculier, et ◀le▶ refus de ◀l’▶intellectuel, dégagé par nature de toute responsabilité temporelle. Ce raisonnement a ◀l’▶apparence du sens commun, mais il repose sur une erreur de fait : car ◀l’▶intellectuel, comme tout autre homme, et parce qu’il est homme, simplement, est bel et bien engagé dans ◀le▶ monde. Supposer un clerc pur, c’est encore une fois supposer un esprit dégagé de son corps, jamais un tel esprit n’est né dégagé de tous liens, irresponsable. Et s’il existe en apparence des êtres qui méritent ◀le▶ nom de clercs parfaits, c’est qu’en réalité, ils ont trahi leur fonction propre, qui était de juger, et de juger effectivement, dans ◀le▶ monde des corps et des sanctions de fait, non pas seulement de « dire ◀le▶ vrai » dans ◀le▶ vide.
◀La▶ dénonciation des clercs « intéressés » n’est valable que si elle concerne ces pharisiens, ces docteurs d’Israël qui prêtent à ◀la▶ folie des masses leur voix : Crucifie, relâche Barrabas ! Voilà ◀la▶ trahison grossière, ◀la▶ simonie. Mais ◀la▶ protestation de nos spiritualistes distingués vise autre chose que cette banalité morale. Elle vise en fait à justifier ◀le▶ lavement de mains de Pilate. « Pilate voyant que ◀le▶ tumulte augmentait, prit de ◀l’▶eau, se lava ◀les▶ mains en présence de ◀la▶ foule et dit : Je suis innocent du sang de ce juste. Cela vous regarde. »
Ne vient-il pas d’avouer le dernier mot de ◀la▶ sagesse cléricale, le dernier mot de ◀la▶ sagesse des philosophes, celui qui excuse en fin de compte — à leurs yeux seuls — tous leurs refus de conclure37, c’est-à-dire de s’engager, où ils voient ◀le▶ sublime de ◀l’▶esprit ? Ne vient-il pas de dire : « Qu’est-ce que ◀la▶ vérité ? »
À vingt siècles de là, ◀la▶ voix « désabusée » d’un autre clerc parfait lui donnera cette réplique fameuse : « ◀La▶ vérité est peut-être triste. » Réponse qui n’est encore qu’une question déguisée. ◀Le▶ soupçon de Renan trahit un doute, et un doute sur ◀la▶ vérité : ce qui est « peut-être triste », insondablement triste, c’est que « peut-être » ◀la▶ vérité n’existe pas. Et si ◀la▶ vérité n’existe pas, comment serions-nous donc fondés à juger, à risquer en son nom ◀les▶ réalités immédiates ?38
◀Les▶ clercs ont pris parti : ◀les▶ uns avec ◀la▶ foule, ◀les▶ autres avec Pilate. ◀Les▶ uns trahissant grossièrement, ◀les▶ autres « se désintéressant » non sans un hochement de tête sur ◀la▶ plèbe qui ◀les▶ admire. Et comment cette pauvre plèbe n’aurait-elle pas d’admiration pour ◀la▶ sagesse des grands docteurs qui se lavent ◀les▶ mains avec tant d’élégance, — et ◀l’▶abandonnent libéralement à sa passion ?
Mais en face de Pilate : « Voici ◀l’▶homme » ! Et que dit cet homme ? « Je suis né et je suis venu dans ◀le▶ monde pour rendre témoignage à ◀la▶ vérité. » Unanimité contre lui des clercs de droite, des clercs de gauche, et de ◀la▶ foule. Pourquoi n’a-t-il pas dit seulement : Mon royaume n’est pas de ce monde ? Ce royaume n’eût gêné personne, tout semblable à celui des clercs. On lui eût donné son Palais. Mais que vient-il faire parmi nous ?
Qu’est-ce que ◀la▶ vérité ? demande encore Pilate. (Il lui tend encore cette perche !) Mais ◀l’▶homme ne répond plus : il est ◀la▶ vérité, ◀la▶ réponse en chair et en os. Il faudrait se « boucher ◀les▶ yeux… » Cet homme est ◀l’▶Esprit incarné, ◀l’▶Esprit qui s’est rendu mortel, car c’est ainsi qu’il peut changer ◀le▶ monde. Non pas en planant hors du temps, comme un dieu, comme un « idéal » ou comme ◀l’▶esprit « sublime » des clercs, mais au contraire en s’abaissant.
VII. Situation des intellectuels dans ◀la▶ cité (suite)
b) ◀Les▶ réalités qui se payent.
Donc, on nous dresse à ne servir à rien. Entendez : à ne rien servir. ◀Le▶ royaume de ◀l’▶esprit — notre Université — n’est pas de ce monde. C’est ◀le▶ royaume des lois « sérieuses et précises » que ◀la▶ pensée peut arriver à reconnaître, mais sur lesquelles elle ne saurait agir. C’est une mythologie de ◀l’▶impuissance de ◀l’▶esprit.
Mais ◀les▶ hommes, qui sont bien méchants, savent à merveille tirer parti contre ◀l’▶esprit de ◀la▶ liberté qu’il leur laisse. Ils ◀le▶ vénèrent officiellement, déléguant ◀le▶ soin des discours à ces touchants et graves coryphées parlementaires ou bicornés dont on vient d’estimer ◀la▶ prose. Ils observent une minute de silence. Puis ils s’occupent de choses « sérieuses » qui, elles, n’ont pas toujours cette précision d’épure qui séduisait ◀les▶ clercs méticuleux, mais bien une sorte d’implacable agencement, celui du doit et de ◀l’▶avoir, contrôlé tôt ou tard par ◀la▶ constatation du rendement ou de ◀la▶ perte.
◀Le▶ clerc qui ne sert à rien, c’est flatteur et c’est distingué, mais il faut encore ◀le▶ nourrir. Une logique vulgaire voudrait que ◀l’▶État, qui ◀l’▶honore, se charge aussi de ◀l’▶entretenir. Mais voilà ◀le▶ vice de construction de ce beau monde cartésien : on admet que ◀l’▶esprit ne peut rien, et on ◀l’▶en loue, parce que c’est très commode, mais on exige par surcroît qu’il gagne lui-même sa vie. C’est ◀la▶ seule chose qu’on ne lui ait pas apprise.
Considérez ce pauvre clerc parfait tel que ◀le▶ livre ◀l’▶Université : que sait-il faire ? C’est tout juste s’il sait écrire. Il écrira donc un ouvrage dans ◀les▶ règles de ◀l’▶art qu’il a sucé. Si ◀l’▶ouvrage est « sérieux et précis » selon ◀les▶ clercs, ◀l’▶éditeur, ◀le▶ jugeant invendable, exigera des arrhes jamais récupérées sur ◀la▶ très maigre vente et ◀le▶ mépris du directeur commercial. Je suppose mon clerc peu fortuné. Deux espèces de carrières s’ouvrent à lui : celle des accommodements et celle du chômage.
◀La▶ carrière des accommodements offre à « ◀l’▶esprit » des perspectives innombrables, et très diversement rétribuées, de démission. Car ◀l’▶esprit, lui aussi, mène à tout, mais à condition qu’on en sorte : en se vendant, soit à ◀l’▶État, soit aux journaux, soit au public, soit au fascisme ou à ◀l’▶antifascisme. À quoi s’ajoute depuis peu une possibilité nouvelle et symbolique : ◀les▶ licenciés seuls peuvent briguer ◀l’▶inspectorat de ◀la▶ Sûreté nationale.
Il serait faux de dire qu’on paie ◀l’▶esprit. C’est bien plutôt ◀l’▶absence d’esprit qu’on rétribue, en vertu d’une coutume qui tend à se préciser en loi. ◀L’▶échelle des valeurs matérielles que « touchent » ◀les▶ clercs pour leurs écrits se trouve être ◀l’▶inverse exact de ◀la▶ valeur spirituelle de ces écrits. Ce n’est pas ◀la▶ création, c’est ◀le▶ rabâchage qui rapporte. Publiez un poème, un essai, un roman, dans une revue « de haute tenue intellectuelle » vous ne serez pas payé, ou vous serez payé dix francs, vingt ou trente francs ◀la▶ page au maximum. Publiez un article dans un hebdomadaire, sur un sujet littéraire à ◀la▶ mode, et tenant compte de ◀la▶ frivolité du genre, vous serez payé 200 fr. ◀la▶ colonne. Et si vous descendez jusqu’au journal d’information, ◀les▶ prix seront encore supérieurs, pour un « papier » bâclé en une demi-heure à ◀l’▶aide d’un répertoire de lieux communs et d’idées fausses mais courantes39. Or il se trouve, par un curieux hasard, que ◀l’▶Esprit pur et ◀le▶ Palais de ◀l’▶Esprit pur ne sont jamais si lyriquement loués que dans ◀la▶ presse quotidienne…
Quant à ◀la▶ carrière du chômage, je lui vois bien des agréments, s’il est vrai que ◀la▶ liberté de penser et d’écrire à sa guise, ◀la▶ pauvreté, ◀le▶ risque matériel, ◀le▶ nomadisme, ◀le▶ contact avec ◀le▶ peuple et ses difficultés souvent sordides et parfois émouvantes, enfin ◀l’▶espèce d’incertitude insouciante du lendemain dans laquelle on parvient assez vite à composer son équilibre, sont pour ◀l’▶esprit autant de gains certains lui offrant une chance admirable de se guérir de son irréalisme. Une pratique assez longue, et d’ailleurs imposée, de cet état me permet d’affirmer sans ironie qu’il n’en est pas de plus recommandable pour ◀l’▶intellectuel soucieux d’agir par sa pensée. Cette vie « mal compassée » qu’on nomme ◀la▶ vie pratique, avec ses résistances et ses aspérités, ses rencontres, ses courtes habitudes (louées par Nietzsche), ses brusques changements de décor suivis de guerre d’usure contre ◀l’▶inertie fascinante, cette vie faite d’embêtements et de fécondes coïncidences est plus conforme aux rythmes de ◀l’▶esprit créateur que ◀le▶ détachement méditatif du clerc parfait — du clerc renté. Numero deus impare gaudet ; ◀le▶ génie créateur se réjouit des impairs que ◀le▶ sort commet dans ◀l’▶agencement d’une existence d’intellectuel.
Mais j’hésiterais à conseiller cette cure à des jeunes gens en mal de bohème prolétarienne. ◀Le▶ spectacle de ◀la▶ culture européenne, depuis ◀la▶ guerre, nous enseigne deux grandes vérités empiriques : d’une part, ◀les▶ clercs nantis, volontiers spiritualistes, tombent fatalement sous ◀la▶ coupe de ◀la▶ publicité capitaliste ; et d’autre part, ◀les▶ intellectuels jetés au chômage par ◀la▶ crise — plutôt que par leur volonté d’indépendance — dès qu’ils sont en assez grand nombre pour constituer un parti, préparent ◀les▶ voies d’un fascisme culturel, de droite ou de gauche, et qui saura leur imposer un conformisme monstrueux, ou ◀le▶ silence.
Il n’y a pas de solution pratique dans ◀l’▶économie actuelle. Ni de solution théorique dans ◀l’▶univers spiritualiste, pauvre paravent démodé qui ne pourra plus cacher longtemps ◀l’▶universel complot des « hommes de main ».
VIII. Où peut agir ◀l’▶esprit ?
Commettra-t-on ce Palais de ◀l’▶Esprit ? S’ils y parviennent, je demande ◀la▶ parole. Je ne me propose pas du tout de décevoir ce goût de positif que mes contemporains, à tort et à travers, opposent à toute critique un peu trop perspicace. Ils ont au fond raison, leur instinct a raison, qui veut qu’on n’abatte ◀le▶ mal, cette négation perpétuelle, qu’à coups d’affirmations du bien prépondérantes. À tout péché miséricorde, dit ◀le▶ peuple, mais ◀le▶ pardon n’est pas ◀l’▶oubli, il est toujours un acte créateur en même temps qu’une critique radicale. Je crois apercevoir d’ici une possibilité de repêchage du projet de nos commissaires. Voici donc mon contre-projet, sous forme de résolution.
Article unique :
◀La▶ Commission de ◀l’▶enseignement de ◀l’▶Exposition de 1937,
vu ◀la▶ situation culturelle créée par ◀le▶ décret de séparation de ◀l’▶esprit et du corps, de ◀la▶ raison pure et de ◀la▶ morale pratique, décret prononcé par Descartes en 1637 — aggravé par ◀l’▶idéalisme romantique, exploité par ◀l’▶élite bourgeoise, visant à faire du clerc un inutile ;
vu ◀la▶ situation économique inaugurée par ◀le▶ krach de Wall Street (1930) et nommée crise ;
vu ◀la▶ commercialisation croissante de ◀l’▶esprit, conditionnée par ladite crise ;
vu ◀l’▶existence de ◀la▶ presse et ◀la▶ puissance de ◀la▶ publicité ;
vu ◀le▶ chômage des intellectuels et ses suites politiques inévitables et prochaines ;
vu ◀la▶ panique nationaliste dont ◀la▶ culture du dernier siècle est responsable ;
vu ◀l’▶intérêt que présenterait pour ◀l’▶humanité d’aujourd’hui, sans détriment du prestige de ◀la▶ France, une restauration de ◀l’▶esprit dans sa charge effective, créatrice et régulatrice ;
vu ◀les▶ revendications de ◀la▶ jeunesse qui repousse à ◀l’▶unanimité un spiritualisme complice d’intérêts devenus criminels ;
— constate :
que ◀le▶ problème de ◀la▶ culture est ◀le▶ problème central de notre temps, ◀la▶ culture étant responsable de concentrer, d’humaniser et de transmettre ◀les▶ doctrines des clercs de tous ordres qui devaient régir ◀la▶ cité et qui se vendent ou se désintéressent ;
que ce problème n’est plus jamais posé que par des penseurs sans audience et sans prestige dans ◀l’▶État ;
— et décide en conséquence :
◀la▶ construction d’un Palais de ◀l’▶Esprit destiné à servir de club à tous ceux qui voudront discuter en public ◀les▶ questions suivantes :
a) définition de ◀la▶ culture, de ses moyens et de son but final.
b) qu’est-elle devenue en théorie et en pratique sous ◀les▶ divers régimes actuels ? a-t-elle encore un sens dans ◀le▶ monde d’aujourd’hui qui tend à s’établir sur de tout autres bases ?
c) à quoi servent ◀les▶ clercs ? quel doit être leur rôle dans ◀la▶ cité ? à qui s’adressent leurs écrits ?
d) quelle est ◀la▶ source de leur autorité — si elle existe en fait ou en droit — et quels doivent être ses moyens ?
◀Les▶ discussions seront introduites chaque matin par ◀l’▶exposé des principales tendances qui s’affirment dans ◀l’▶Europe d’aujourd’hui.
Ce projet positif présente un gros défaut pratique : il conduit à poser de vraies questions sérieuses. Il est donc irréalisable sous un patronage officiel.
Exposer ◀les▶ dernières inventions mécaniques, ouvrir une bibliothèque de plus, chatouiller avec de grands mots dépréciés et abstraits ◀la▶ plaque sensible d’un micro devant une foule élégante et muette, — c’est une chose, c’est même celle qu’on fera. Mais c’est tout autre chose que d’inviter ◀le▶ grand public à réfléchir sur ◀le▶ rôle de ◀l’▶esprit, à poser des questions bien simples et bien grossières, celles que ◀les▶ clercs prudents ne posent jamais, celles que nous pose ◀le▶ désordre établi. On imagine difficilement nos commissaires inaugurant ces assises subversives, ces états généraux de ◀la▶ culture. Ne serait-ce pas inaugurer officiellement ◀la▶ révolution véritable ? Faudrait-il compter sur ◀l’▶État pour prendre cette initiative ?41
Laissons ce jeu. ◀Les▶ utopies sont nécessaires, mais il y a un temps pour ◀les▶ rêver et un temps pour ◀les▶ appliquer, un temps pour critiquer finement ce qui s’est fait, et un temps pour saisir à pleines mains ◀les▶ instruments de construction, qui sont aussi ceux des démolitions préparatoires. ◀L’▶important, c’est de voir hic et nunc où peut s’insérer notre action, et comment elle doit s’orienter. Je ne nie pas que ◀les▶ interventions passionnées et simplistes du public ne puissent être un puissant rappel à ◀la▶ « réalité rugueuse » de ce monde. Mais ce rappel n’est pas suffisant. Voir ◀les▶ faits n’est pas tout, il faut voir au-delà et plus profond que ne peut voir ◀la▶ foule. Il faut donner un sens à sa vision.
Oserons-nous dire que c’est ◀la▶ vocation d’Esprit ?
Donner un sens à ◀la▶ vision d’une réalité, c’est montrer à quelle fin doit tendre cette réalité, — notre culture par exemple. C’est croire à cette fin, et prouver qu’on y croit. C’est prophétiser pour agir. Seuls ◀les▶ prophètes — et non ◀les▶ techniciens — sont en mesure de conduire ◀l’▶action, si conduire c’est savoir où ◀l’▶on va. Seuls ◀les▶ prophètes — et non pas ◀les▶ poètes — peuvent en vérité « donner un sens plus pur aux mots de ◀la▶ tribu », — condition nécessaire de toute culture.
Car avant de parler il faut savoir ◀le▶ sens des mots. Et pour que ◀les▶ mots aient un sens, un sens commun, et entendu de tous, il faut que ◀le▶ terme — ◀la▶ fin — soit proclamé par des prophètes. Non pas des hommes grandiloquents ou excités, mais simplement des hommes de foi solide. Individus parfaitement négligeables en regard de ce qu’ils ont à dire, qui ◀les▶ dépasse, et personnes parfaitement responsables de ce qu’elles ont à donner, qui est à tous.