Lawrence et Brett par Dorothy Brett ; Matinées mexicaines suivi de▶ Pansies (poèmes), par D. H. Lawrence (octobre 1935)t
◀Les▶ souvenirs ◀de▶ Mabel Dodge sur Lawrence à Taos sont irritants à cause de cette Américaine qu’on y voit trop, et passionnants à cause du sujet, même maltraité. Miss Brett raconte ◀la▶ même période et n’irrite pas, ne passionne pas non plus, mais nous intéresse longuement et gagne en somme notre complicité. Elle a ◀l’▶humour discret, sensible, qui convient à ◀la▶ confession ◀d’▶un sentiment ni partagé ni rebuté, et résigné dès ◀le▶ début à cet état. ◀Le▶ plaisir ◀le▶ plus vif que réserve ce genre ◀d’▶écrit, c’est ◀de▶ nous laisser lire dans ◀le▶ jeu ◀d’▶un être humain : rien ne flatte mieux notre désir ◀d’▶ubiquité. À cet égard, ◀le▶ livre ◀de▶ Dorothy Brett est beaucoup plus satisfaisant que ◀les▶ diatribes intéressées ◀de▶ Mabel Dodge. Il parvient à ne rien cacher tout en restant ◀d’▶une exacte pudeur.
Mais enfin, c’est tout de même pour Lawrence qu’on lit ces dames. Pour quel Lawrence ? Je me demande si ◀le▶ souvenir ◀de▶ son œuvre est pour beaucoup dans ◀l’▶intérêt que je prends aux chroniques minutieuses ◀de▶ sa vie33. A-t-on remarqué ◀l’▶extrême rareté des documents accessibles sur ◀la▶ manière ◀de▶ vivre ◀de▶ nos contemporains ? Nous avons des reportages et des biographies, c’est-à-dire des moyennes et des exceptions, ◀de▶ ◀la▶ statistique et du pittoresque. Mais où trouver ◀la▶ description des journées, des occupations, des manières ◀de▶ réagir ◀d’▶un homme réel aux prises avec son métier, ses voisins, sa femme, son argent ou son manque ◀d’▶argent ; avec des ustensiles, une scie, un cheval ; avec ◀les▶ sentiments et ◀les▶ idées des autres, et leurs histoires ; avec ◀le▶ train banal des embêtements et des petites chances ? — Voici alors, entre cent autres, cette description ◀d’▶une journée ◀de▶ Lawrence dans son ranch mexicain (c’est à Lawrence que Brett dit « vous » tout le long du livre) :
Jour ◀de▶ lessive ; à nouveau Frieda barbote avec plaisir dans ses baquets que vous emplissez sans relâche ◀de▶ ◀l’▶eau du puits. J’apporte, moi aussi, quelques seaux. Puis vous partez écrire dans ◀les▶ bois, et moi taper à ◀la▶ machine.
À déjeuner, vous me dites que Clarence avait eu une conversation avec Tony au cours de laquelle il lui avait déclaré que vous aviez ◀l’▶intention ◀de▶ « détruire » Mabel, ce qui bouleverse Tony et vous bouleverse au-delà ◀de▶ toute expression. Vous êtes très peiné, et je dis, moi, qu’on ne devrait pas raconter ◀de▶ pareilles histoires à Tony. Vous répondez avec force et chaleur : « Oui, c’est vrai, on ne devrait pas ◀les▶ lui dire » et vous soupirez profondément.
Vous ne vous sentez pas bien, aussi après ◀le▶ déjeuner vous vous mettez à frotter ◀le▶ parquet ◀de▶ ◀la▶ cuisine à genoux ; à ◀l’▶aide ◀d’▶une petite brosse à mains, vous frottez ◀les▶ vieilles planches pourries. C’est cette vision ◀de▶ vous ainsi qui m’a fait peindre ces planchers, des années plus tard, pour que vous n’ayez plus jamais à ◀les▶ frotter. Après ◀le▶ plancher vous brossez tout ce qui vous tombe sous ◀la▶ main et vous lavez des choses toute ◀la▶ journée.
À cinq heures nous allons chercher ◀les▶ chevaux qui se cachent tout au bout du champ ◀de▶ pommes de terre, là-bas près de ◀la▶ barrière sud. Finalement, nous ◀les▶ pourchassons dans ◀le▶ corral, mais nous sommes plus éreintés que jamais. Puis Poppy se cabre au-dessus du dos ◀de▶ Bessie et nous ◀la▶ perdons presque. Enfin nos montures sont sellées et nous partons chercher ◀le▶ lait, mais vous êtes blême et fatigué.
Un trait qui manque par hasard dans cette page, et qu’on retrouve dans toutes ◀les▶ autres, c’est ◀la▶ mauvaise humeur des Lawrence, leur humeur rageuse, faut-il dire, coupée ◀d’▶accès ◀de▶ malice saugrenue. ◀Les▶ Pansies confirment d’ailleurs ce que nous disent Brett et ◀les▶ autres ◀de▶ cet état ◀d’▶irritation perpétuelle où vivait Lawrence : « Je suis épuisé — Par ◀l’▶effort que je fais pour aimer ◀les▶ gens — sans y parvenir. » Ou encore : « Oh ! ne me donnez pas votre confiance — Pour me charger du poids ◀de▶ votre vie, ◀de▶ vos affaires ; — Ne me fourrez pas dans vos soucis. » ◀La▶ mauvaise humeur est sans doute ◀la▶ caractéristique générale des hommes ◀d’▶aujourd’hui : c’est qu’ils croient au bonheur et à ◀l’▶argent, ◀les▶ deux choses ◀les▶ plus irritantes du monde. (Un sous-produit et un moyen pris pour fins.) Mais justement Lawrence ne croyait ni à l’un ni à l’autre. Sa susceptibilité vient sans doute ◀de▶ son infériorité physique. Mais non moins ◀de▶ son obstination absurde et touchante à vouloir « ◀les▶ gens » plus vivants, plus naturels, plus rayonnants, plus « solaires » qu’ils ne sont. En somme, bien qu’il prêche tout ◀le▶ temps, il attend des autres beaucoup plus qu’il n’est disposé à leur donner.
« Soyez ! Ah ! Soyez un soleil pour moi — Et non une lassante et exigeante personnalité. » ◀L’▶homme moderne, dit Keyserling, n’a pas ◀de▶ prochains ; il n’a que des voisins inévitables. Voilà Lawrence, ◀l’▶homme sans prochain. Car ◀le▶ prochain selon ◀la▶ définition évangélique, c’est justement celui qui « exige » ◀de▶ ◀l’▶aide et auquel on vient en aide. Autrement, il serait deux fois insupportable : comme voisin toujours insuffisant, et comme reproche qu’on ne veut pas entendre. Pauvre Lawrence à ◀la▶ recherche ◀de▶ sa communauté solaire !34 C’est son meilleur prétexte à fuir ◀les▶ hommes. Mais après tout, qui donc vint à son aide, à lui ?
Il n’avait que ◀la▶ nature, ◀les▶ bêtes, ◀les▶ choses. Envers elles, il est plein ◀d’▶une espèce ◀de▶ charité patiente et ingénieuse. ◀D’▶où son amour des travaux manuels. Comme tout cela est rafraîchissant, satisfaisant, fidèle et pur.
Notez aussi cette petite phrase du récit ◀de▶ Brett : « Puis vous partez écrire dans ◀les▶ bois. » On allait oublier ◀l’▶écrivain. Il est là, adossé à un pin, avec sa chemise bleue, ses culottes ◀de▶ velours blanc, et son grand chapeau ◀de▶ paille pointu, en train d’écrire sur ses genoux. (Pendant que ◀les▶ autres font une carrière dans ◀le▶ « monde des lettres » et se composent un prestige !) Il invente ses histoires, secrètement animées par « ◀les▶ battements du cœur sauvage ◀de▶ ◀l’▶Espace », il s’amuse, il s’effraie ◀de▶ ses personnages, il ◀les▶ hait furieusement, il ◀les▶ approche avec méfiance et tout ◀d’▶un coup ◀les▶ pousse par-derrière, et rit. C’est un long enfant maigre au regard narquois et inquiet, et qui s’est mis une barbe rousse pour avoir l’air ◀d’▶un faune.