Les▶ Mystiques allemands du xiiie au xixe siècle, par Jean Chuzeville (octobre 1935)u
C’est une entreprise incertaine que celle ◀d’▶offrir à ◀la▶ curiosité moderne ◀les▶ témoignages écrits ◀de▶ ◀la▶ mystique médiévale ou renaissante. Notre optique actuelle doit fatalement ◀les▶ déformer. C’est qu’elle est généralement conditionnée par notre romantisme littéraire en même temps que par notre scepticisme religieux. Une telle disposition ◀d’▶esprit nous incite à séparer ce qui était lié chez ◀les▶ mystiques : ◀la▶ vision ◀de▶ foi et ◀les▶ symboles concrets qui essaient ◀de▶ ◀l’▶envelopper pour ◀la▶ transmettre. Nous estimons alors ◀les▶ mystiques selon ◀les▶ critères du lyrisme moderne, qui ne préjugent pas nécessairement ◀l’▶intellection du contenu, et encore moins ◀de▶ sa vérité. Il y a donc ◀de▶ ◀l’▶équivoque dans notre admiration (ou notre déception) devant ◀les▶ témoignages qu’on nous propose. Un peu plus ◀d’▶exigence philosophique conduirait certainement la plupart d’entre nous à récuser ◀la▶ Vérité que ◀les▶ mystiques ont prétendu traduire, ce qui reviendrait à ◀les▶ taxer ◀de▶ mythomanie.
◀La▶ ferveur littéraire indiscrète, qui fera sans doute ◀le▶ succès ◀de▶ ce volume, vaut-elle mieux que ◀l’▶étroitesse positiviste, qui réduira tout cela au jeu des complexes freudiens ? Tout dépend ◀de▶ ce que ◀l’▶on attend ◀de▶ ◀l’▶homme et ◀de▶ son esprit : ◀la▶ puissance ◀de▶ tromper (art inclus) pour jouir, ou ◀la▶ puissance ◀de▶ fixer ◀le▶ vrai par convention ou décret scientifique, pour agir. (Il y a d’autres exigences possibles : ces deux-là dominent notre siècle.)
Du point de vue strictement théologique, qui est tout de même décisif en ces matières, ◀l’▶alternative que je viens ◀d’▶indiquer ne se pose plus. Car ◀la▶ foi n’est pas davantage une évasion hors de ce monde qu’une limitation ◀de▶ ◀l’▶homme au temporel. ◀La▶ foi réelle, c’est ◀la▶ puissance active ◀de▶ ◀l’▶Éternel dans ce temps. Cette définition condamne tout mysticisme qui ne serait, comme ◀le▶ veut M. Chuzeville, que ◀la▶ « recherche des moyens par lesquels ◀l’▶âme arrive à transgresser ses limites charnelles et temporelles, à s’oublier en Dieu, son principe ». ◀La▶ question est alors ◀de▶ savoir s’il existe une mystique vraiment chrétienne, une mystique qui ne soit pas cette « transgression » et cet oubli ◀de▶ nos limites, contre lesquels s’élèvent sans cesse ◀les▶ Prophètes et ◀les▶ Apôtres. Il faut reconnaître que ◀les▶ pages ◀les▶ plus « belles » — du point de vue ◀de▶ ◀l’▶art — ◀de▶ cette anthologie, sont souvent ◀les▶ plus hérétiques, celles aussi où ◀l’▶hybris spirituelle se pare ◀le▶ mieux ◀d’▶humilité dévote.
Ceci marqué, qui est plus qu’une réserve, il convient ◀de▶ remercier M. Chuzeville ◀de▶ nous avoir ouvert par son anthologie tout un monde spirituel et poétique plein ◀de▶ dangereuses merveilles. ◀Le▶ choix des textes me paraît des plus heureux, ◀la▶ traduction ferme et coulante. La plupart des mystiques que M. Chuzeville nous présente sont inconnus du public français, Novalis et Ruysbroeck mis à part ; et beaucoup sont ◀de▶ grands poètes, des philosophes terriblement concrets : Maître Eckhart, Suso, Tauler, Franck et Weigel, et surtout Boehme ◀le▶ gnostique. Pour Paracelse, on s’étonnera sans doute ◀de▶ ◀le▶ voir figurer dans un choix ◀de▶ « mystiques », alors qu’il est le premier défenseur ◀de▶ ◀l’▶expériencev. Mais ◀la▶ beauté des textes cités fait pardonner bien volontiers cette erreur ◀de▶ classification35. Par exemple, je m’explique mal ◀l’▶omission ◀de▶ Hamann qui eût avantageusement remplacé ◀la▶ visionnaire Catherine Emmerich, et qui mérite au moins autant que Novalis ◀de▶ figurer parmi ◀les▶ grands mystiques modernes. Mais sans doute M. Chuzeville s’est-il laissé guider dans son choix par un préjugé historique que ◀le▶ « Mage du Nord » eût trop évidemment déconcerté. Ce préjugé consiste à rendre Luther responsable ◀d’▶une scission dans ◀la▶ culture et ◀la▶ spiritualité allemandes, scission aboutissant par une série ◀d’▶actions et ◀de▶ réactions dialectiques « au romantisme, au révolutionnarisme et à ◀l’▶anarchie » (selon M. Truc), à quoi M. Chuzeville ajoute pour sa part ◀l’▶étatisme absolu, ◀le▶ nationalisme, « ◀l’▶individualisme effréné », ◀le▶ racisme et ◀le▶ marxisme. Voilà pourquoi ◀le▶ peuple allemand est un peuple empoisonné (p. 19). Cette généalogie des monstres germaniques obsède décidément nos universitaires. Elle relève ◀d’▶un nationalisme ◀de▶ manuels, pour ne pas dire, avec E. R. Curtius, ◀d’▶une « propagande ◀de▶ guerre » qu’on aimait à croire périmée. M. Chuzeville a eu ◀le▶ tort ◀de▶ vouloir y réduire ◀l’▶évolution du mysticisme allemand, qui justement lui inflige ◀le▶ démenti ◀le▶ plus formel. Car si ◀l’▶on voit à ◀la▶ rigueur ◀le▶ passage ◀de▶ ◀la▶ dialectique ◀de▶ Boehme à ◀la▶ philosophie ◀de▶ Fichte et ◀de▶ Hegel, ◀d’▶où sont effectivement sortis un certain nationalisme et ◀la▶ doctrine du jeune Marx, on ne voit pas du tout ◀le▶ passage ◀de▶ Luther à Boehme, ce défenseur du libre arbitre persécuté par ◀les▶ pasteurs. Et d’autre part, on sait quels liens unissent Luther à Maître Eckhart, et surtout à son cher Tauler, dont il cite constamment ◀les▶ sermons.
M. Chuzeville serait sans doute mieux inspiré s’il développait certaines indications fécondes ◀de▶ sa préface et nous donnait une bonne étude sur ◀le▶ lyrisme romantique considéré comme une sécularisation du mysticisme. Il m’a semblé que cette perspective spirituelle était ◀la▶ seule que dégageât sans équivoque ◀la▶ confrontation des mystiques et ◀de▶ ◀la▶ mentalité moderne.