Autour de Nietzsche : petite note sur l’▶injustice (novembre 1935)i
Plus une personne est grande, plus il est téméraire ◀de▶ se donner pour juste devant elle. Imaginez une personne absolument grande, — c’est-à-dire une personne qui comble absolument ◀la▶ mesure ◀de▶ ◀l’▶homme : qui pourra se dire juste devant elle ? ◀La▶ loyauté prononcera : Je suis injuste, je me rebelle, je ne puis autrement que ◀de▶ me rebeller. Beaucoup de chrétiens devraient envier à Nietzsche cette loyauté désespérée, qui se croient trop vite au-delà. « Et moi-même, qui écris ceci… »
Une personne relativement grande, maintenant. ◀La▶ loyauté dira encore : Je me sens injuste en sa présence, et je ne puis, en ◀la▶ jugeant, que lui faire tort. Mais alors il ne s’agit plus, on ◀le▶ voit, ◀de▶ ◀la▶ même injustice. Par exemple, il se peut que ◀l’▶injustice vis-à-vis ◀d’▶une œuvre humaine, injustice nécessaire, inévitable, mais toute relative, elle aussi, témoigne en faveur d’une vérité décisive. Il se peut que cette « injustice », qui fait tort à ◀la▶ vérité fragmentaire incarnée par une grande œuvre, rende raison à ◀la▶ vérité finale que cette œuvre a voulu nier.
Descendons jusqu’à nous. Il se peut que mon « injustice » déclarée, vis-à-vis de Nietzsche, rende justice à ce que Nietzsche a refusé ◀d’▶être ; et que, dans ce qu’il a refusé ◀d’▶être, réside justement ◀l’▶essentiel au regard de ◀la▶ vérité. Or c’est là qu’il est important ◀de▶ prendre position, et non ailleurs.
Ne vivons-nous pas aujourd’hui, maintenant — au double sens historique et éternel du mot nunc —, une situation décisive, c’est-à-dire une situation qui exige ◀de▶ chacun ◀de▶ nous ◀la▶ confession et ◀la▶ déclaration ◀de▶ ce qu’il tient pour plus vrai que sa vie, et à quoi tout ◀le▶ reste s’ordonne, y compris cette justice dont nous pensions, non sans ingénuité, détenir ◀la▶ mesure ? ◀L’▶intelligence alors ? ◀L’▶intelligence est justement ce qui ordonne « ◀le▶ reste » — à peu près tout — à cet acte ◀de▶ foi décisif. Il est un temps pour nuancer et balancer, et un temps pour trancher : pour ou contre. (◀L’▶intelligence est une épée, disait Dandieu.) Et tout jugement ◀de▶ cette espèce comporte une injustice, c’est trop clair, mais tout refus ◀de▶ juger comporte une illusion, et souvent une lâcheté. (En termes distingués cela s’appelle scrupule.) Quand donc cessera-t-on, chez nous, ◀d’▶opposer à toute prise ◀de▶ parti bien franche ◀le▶ rappel revêche et stérilisant à ◀la▶ « complexité » des problèmes, — cette démagogie du juste milieu et ◀de▶ ◀la▶ scrupuleuse impartialité, responsable à mon sens ◀de▶ tout ce mal qu’on attribue absurdement au calvinisme ? (Comme si nous étions calvinistes !)
Cela dit, ◀l’▶imprudence ◀de▶ mon article sur Nietzsche demeure visible, au point qu’on ◀la▶ croirait préméditée. Je m’en consolerais mieux si M. Miéville avait plus discrètement usé, pour me confondre, des malentendus ◀les▶ plus graves auxquels se prêtait mon langage. (Exemples : vocation, au sens strict où je prenais ◀le▶ mot, ne signifie pas « message », ni « impression » ou même « forte impression » que ◀l’▶on est investi ◀d’▶une « mission », mais bien appel ◀de▶ Dieu, appel que ◀l’▶on accepte ou que ◀l’▶on refuse ; grâce n’a qu’un sens vaguement métaphorique et sentimental en dehors de ◀l’▶Évangile, où ce mot signifie pardon, rémission des péchés et ◀de▶ ◀la▶ peine ◀de▶ mort qu’ils entraînent, c’est-à-dire, en un mot : Jésus-Christ15. Dogmatique : je croyais avoir fait sentir que je n’en étais plus à confondre cette discipline ◀de▶ ◀l’▶esprit créateur avec n’importe quelle « doctrine que ◀l’▶on s’interdit ◀d’▶examiner » ! J’avais écrit : « De même que ◀le▶ squelette naît ◀de▶ ◀la▶ peau, ◀la▶ dogmatique naît des contacts actifs que nous entretenons avec ◀le▶ monde. » Etc.)
Quant au paragraphe final sur mes « convoitises célestes », je crains bien que certains n’y voient un trait ◀de▶ cette « volonté ◀de▶ rabaisser ◀l’▶adversaire » que M. Miéville me reproche, sans apparence ◀de▶ « justice », je crois…
Mais voilà bien des jugements entrecroisés ! Peut-être convient-il ◀de▶ leur adjoindre encore celui-ci : que nous ne sommes pas juges ◀les▶ uns des autres, ni ◀de▶ nous-mêmes, mais tout au plus : ◀de▶ nos choix. Et qu’ainsi, c’est toujours « notre Nietzsche » que nous jugeons ou que nous défendons — ou ◀les▶ deux à la fois — bon gré mal gré. Tout ◀le▶ reste est professorat.