[Compte rendu] Henri de Man, L’▶Idée socialiste (1936)a
Depuis un an que ce livre est paru, ◀l’▶a-t-on lu, en a-t-on parlé comme il convient ? C’est un ouvrage ◀de▶ première grandeur. Certes, sa densité et sa longueur, son vocabulaire ◀de▶ sociologue, et d’autre part ◀l’▶extrême conscience qu’apporte ◀l’▶auteur à prévenir ◀les▶ interprétations abusives ◀de▶ sa pensée, tout cela rend cette lecture plus laborieuse que ◀de▶ raison. Mais si ◀l’▶on songe que ◀L’▶Idée socialiste n’est pas seulement une somme du socialisme moderne, mais encore le premier essai — depuis Sorel — qui pose avec franchise ◀le▶ problème ◀de▶ ◀la▶ culture parmi nous, on conviendra que ces obstacles formels ne sauraient excuser notre paresse. D’ailleurs, ou je me trompe fort, ou ◀L’▶Idée socialiste est promise à une carrière comparable à celle des Réflexions sur ◀la▶ violence ◀de▶ Sorel.
Ce n’est point par hasard que ◀le▶ nom ◀de▶ Sorel hante ◀le▶ lecteur ◀de▶ M. de Man. ◀Le▶ rapprochement, ◀l’▶opposition ◀de▶ ces deux auteurs illustre ◀d’▶une manière frappante ◀l’▶évolution du socialisme européen durant ◀les▶ trente dernières années. Notons d’abord que ◀le▶ vocabulaire « demanien » — si ◀l’▶on peut proposer cet adjectif commode — fait ◀de▶ larges emprunts au vocabulaire sorélien. Pour me borner à un exemple, je relève chez de Man ◀l’▶emploi constant des termes ◀de▶ « producteurs » et ◀de▶ « consommateurs ◀de▶ ◀la▶ culture », termes analysés par Sorel (voir ses récents Propos) avec une vigueur et une autorité qui ◀les▶ marque définitivement ◀de▶ son sceau. Cette terminologie commune permet ◀de▶ prendre une vue aisée du contraste que font ◀les▶ deux doctrines : tout ce qui était romantique, anarchisant et ◀d’▶inspiration nietzschéenne chez Sorel, est devenu chez de Man technique, organique, et ◀d’▶inspiration nettement humaniste. D’autre part, ◀l’▶exaltation sorélienne ◀de▶ ◀la▶ violence et ◀de▶ ◀la▶ haine ◀de▶ classe fait place chez ◀l’▶auteur ◀de▶ ◀L’▶Idée socialiste à une théorie objective, solidement étayée à ◀l’▶histoire, ◀de▶ ◀l’▶évolution normale du prolétariat, considéré comme porteur ◀de▶ ◀l’▶idée révolutionnaire. (◀La▶ notion ◀de▶ saut irrationnel reste absolument étrangère à ◀la▶ pensée ◀de▶ M. de Man.)
Ceci s’explique d’abord, comme je ◀le▶ disais tout à ◀l’▶heure, par ◀l’▶évolution même du socialisme, instruit par ◀l’▶expérience fasciste des dangers du recours à ◀la▶ violence, ou en tout cas ◀de▶ ses équivoques. Mais cela s’explique aussi par ◀la▶ personnalité ◀de▶ M. de Man. Nous n’avons pas affaire ici à un intellectuel détaché — ce qu’était malgré tout Sorel, que ses propos sur ◀la▶ violence n’ont jamais conduit à ◀l’▶action. Nous sommes au contraire en présence d’un homme dont ◀la▶ pensée est constamment soucieuse ◀de▶ ses applications prochaines et nécessaires. M. de Man est aujourd’hui ministre ; il était naguère professeur ; mais si ◀l’▶on en croit ◀l’▶interview qu’il accorda à Frédéric Lefèvre, il a passé par bien d’autres métiers, il a connu des aventures plus rudes, parmi ◀les▶ ouvriers, ◀de▶ son pays ou ◀les▶ pêcheurs ◀de▶ ◀l’▶Atlantique. Ce n’est pas un idéologue. C’est un homme qui a reconnu, à ◀la▶ faveur ◀d’▶expériences précises, ◀la▶ valeur ◀de▶ certaines idées capables ◀de▶ « configurer ◀l’▶action » (pour parler comme ses traducteurs).
Il y aurait plus que ◀de▶ ◀l’▶imprudence à vouloir résumer ici cet essai ◀de▶ 550 pages, cette analyse ◀de▶ ◀la▶ formation du monde bourgeois et ◀de▶ ses vertus, cette critique ◀de▶ ◀la▶ culture actuelle, ces déterminations ◀de▶ ◀la▶ culture à venir et surtout ◀de▶ ◀la▶ « morale socialiste »… Comme ◀le▶ titre ◀de▶ l’un ◀de▶ ses précédents ouvrages ◀l’▶indiquait, M. de Man veut aller Au-delà du marxisme. Il ne s’agit pas ◀de▶ renier ◀le▶ marxisme, mais ◀d’▶appliquer ◀la▶ méthode même ◀de▶ Marx à des faits qu’il avait négligés, et qui se révèlent aujourd’hui décisifs : par exemple, ◀le▶ fait culturel. On sait que ◀l’▶orthodoxie marxiste se borne à définir ◀la▶ culture comme un « reflet » des phénomènes économiques. Cette définition ◀d’▶origine purement polémique a fait plus ◀de▶ tort au socialisme que ◀les▶ attaques ◀de▶ tous ses ennemis. Elle ◀l’▶a en effet empêché ◀de▶ formuler à temps — dans certains pays — ◀les▶ éléments ◀d’▶une culture et ◀d’▶une morale aptes à remplacer ◀la▶ culture et ◀la▶ morale bourgeoise décadentes. On s’imaginait que ◀le▶ « processus ◀de▶ ◀la▶ lutte des classes » sécréterait ◀de▶ lui-même et fatalement ◀la▶ culture qu’on ne voulait pas créer. ◀Les▶ toutes premières expériences soviétiques d’une part, et ◀l’▶expérience fasciste à un autre point de vue ont montré ◀l’▶étendue ◀de▶ cette erreur, et ◀les▶ fatalités qu’elle laissait se développer. C’est sur ce double échec ◀de▶ ◀la▶ théorie matérialiste que se fonde M. de Man pour affirmer ◀la▶ nécessité ◀d’▶une orientation toute nouvelle du socialisme. Pour M. de Man, en effet, ◀le▶ socialisme n’est pas seulement un mouvement ouvrier organisé, c’est aussi et d’abord une idée, qui déborde ◀le▶ mouvement, et qui doit désormais lui donner son vrai sens.
Il vaut ◀la▶ peine ◀d’▶insister sur cette thèse et ◀de▶ souligner sa nouveauté réelle dans ◀l’▶histoire des doctrines politiques. C’est parce qu’il affirme avec force ◀la▶ puissance concrète des idées, que M. de Man se place réellement au-delà du marxisme. On a parlé à ce propos ◀d’▶idéalisme. Je vois bien ◀l’▶intérêt polémique que présenterait ◀l’▶usage ◀de▶ ce mot, opposé à matérialisme. Mais je crains que, précisément, il ne réitère en sens inverse ◀l’▶erreur du marxisme orthodoxe, qui fit ◀de▶ nécessité vertu. M. de Man paraît d’ailleurs ◀l’▶avoir récusé par avance : « ◀L’▶idéal, écrit-il, n’est rien qu’une forme particulière ◀de▶ ◀l’▶idée, si ◀l’▶on veut, une forme dégénérée. C’est une idée devenue affiche, une idée que ◀l’▶on accroche aux murs ou que ◀l’▶on projette toute faite dans ◀l’▶avenir, et non plus une idée en marche. » (Une idée-force comme disait Fouillée.) ◀Le▶ terme ◀d’▶idéalisme ne pourrait être accepté aujourd’hui pour désigner ◀les▶ doctrines demanienne et personnaliste, si voisines à bien des égards, que si ◀la▶ définition ◀de▶ ◀l’▶idée donnée par de Man était elle-même couramment acceptée : « ◀Le▶ propre ◀d’▶une idée est ◀d’▶anticiper sur un but », mais aussi « ◀d’▶orienter et ◀de▶ diriger ◀l’▶action vers des fins déterminées ». Lorsque M. de Man parle ◀de▶ ◀la▶ puissance des idées, il n’entend point parler des idées en soi, des idées détachées et gratuites ◀de▶ ◀l’▶idéalisme ◀de▶ nos pères, — cet illusionnisme généreux qui masquait des complots ◀d’▶intérêt fort « réalistes » comme on sait. ◀L’▶« idéalisme » demanien veut être avant tout efficace. Ce n’est pas un rêve, c’est une méthode ◀d’▶action ; ce n’est pas une explication idéale du monde, mais c’est une volonté ◀de▶ transformer ◀le▶ monde, orientée par une vision finale et totale. M. de Man, qui n’hésite pas à citer saint Augustin, Luther ou ◀le▶ P. Sertillanges à l’appui de ses dires, a mis en épigraphe à son premier chapitre cette phrase ◀de▶ Chesterton : « Nous ne pouvons réaliser rien ◀de▶ bon sans nous ◀l’▶être d’abord représenté. » Qu’il me permette à mon tour ◀de▶ citer Lénine, qui écrivait ◀d’▶une manière plus énergique : « Sans doctrine révolutionnaire, pas ◀d’▶action révolutionnaire. » Ce qui signifierait, dans ◀le▶ domaine ◀de▶ ◀la▶ culture, auquel revient sans cesse M. de Man : sans une hiérarchie ◀de▶ valeurs suspendue à une fin bien définie, pas ◀de▶ société ni ◀de▶ morale vraiment renouvelées. ◀Le▶ mérite capital ◀de▶ ce livre, c’est qu’il pose dans toute son ampleur ◀la▶ question du but final ◀de▶ ◀la▶ culture, élevant ainsi ◀le▶ débat au-dessus des polémiques partisanes où il était en train de s’épuiser. « ◀La▶ culture est une forme commune ◀de▶ ◀la▶ vie dont ◀l’▶activité économique et politique ne forme qu’une partie, tout comme ◀la▶ production scientifique ou artistique. » C’est ainsi que renvoyant dos à dos ◀le▶ « politique d’abord » et ◀l’▶« économique d’abord », M. de Man affirme à sa façon — qui est ◀d’▶un humaniste — ◀la▶ primauté du spirituel. Il reste à voir, évidemment, si ◀les▶ formes et ◀les▶ fins qu’il propose sont aussi vraies qu’elles lui apparaissent désirables. J’entends qu’il reste à établir que ◀la▶ vision socialiste du monde est vraiment ◀la▶ plus haute vision vers laquelle nos efforts doivent tendre. ◀Le▶ but ◀de▶ chaque individu est-il ◀la▶ société parfaite ? Ou bien ◀le▶ but ◀d’▶une société normale — il faudrait tout d’abord ◀la▶ rendre telle — ne serait-il pas au contraire ◀la▶ personne ?