Forme et transformation, ou l’▶acte selon Kierkegaard (janvier 1936)c
« Toute mon activité ◀d’▶auteur — nous dit Kierkegaard — se rapporte à ce seul problème : comment devenir chrétien ». Car on n’est pas chrétien, et même on ne peut pas ◀l’▶être, mais il faut ◀le▶ devenir. Et ◀le▶ problème, alors, devient celui ◀de▶ ◀l’▶acte, c’est-à-dire ◀de▶ ◀la▶ création ◀d’▶une possibilité nouvelle, sans précédent.
Y a-t-il des actes ? ◀L’▶homme ◀d’▶aujourd’hui ne ◀le▶ croit pas. Il croit aux lois, et il se veut déterminé. Or il ◀l’▶est dans ◀la▶ mesure exacte où il ◀l’▶accepte ; mais dans cette mesure même, il se peut qu’il cesse ◀d’▶être humain. Car ◀l’▶homme n’a ◀d’▶existence proprement humaine que lorsqu’il participe à ◀la▶ transformation du monde. Autrement, il est animal, et soumis à ◀la▶ forme des choses, — à ◀la▶ commune dégradation.
Ceux qui ne croient pas à ◀l’▶acte, c’est qu’ils ne connaissent plus aucun chemin. Comment marcher, s’il n’existe pas ◀de▶ chemin ? disent-ils dans leur suffisance — car on appelle ainsi leur anxiété.
En vérité, toutes ◀les▶ démonstrations savantes qu’on nous a faites depuis un siècle pour nous prouver que ◀l’▶acte est impossible et que ◀le▶ tout ◀de▶ ◀l’▶homme est soumis au calcul, tout cet effort des sciences et des sociologies établit à grands frais ◀l’▶évidence du désespoir : ◀l’▶homme moderne a perdu « ◀le▶ chemin ».
Je suis ◀le▶ chemin, ◀la▶ vérité et ◀la▶ vie, dit ◀le▶ Christ.
1. ◀La▶ vérité est ◀le▶ chemin
Christ est ◀la▶ Vérité dans ce sens qu’être ◀la▶ vérité est ◀la▶ seule explication vraie ◀de▶ ◀la▶ vérité… Être ◀la▶ vérité, c’est connaître ◀la▶ vérité, et ◀le▶ Christ n’aurait jamais connu ◀la▶ vérité s’il n’avait pas été ◀la▶ vérité ; et nul homme ne connaît davantage ◀de▶ vérité qu’il n’en incarne.3
Voici donc ◀le▶ mystère : s’il n’y a pas ◀de▶ chemin, nous ne pouvons marcher, mais si nous ne marchons pas, il n’y a pas ◀de▶ chemin. ◀La▶ foi au Christ nous permet seule ◀de▶ franchir ce cercle enchanté où nous maintient ◀l’▶argument du démon — ◀le▶ serpent qui se mord ◀la▶ queue. ◀La▶ foi au Christ est ◀la▶ condition nécessaire et suffisante ◀de▶ tout acte véritable, ◀de▶ toute marche, ◀de▶ toute création, ◀de▶ toute victoire sur ◀la▶ Nécessité.
« Je suis ◀le▶ chemin ». Mais un chemin n’est un chemin que si on y marche4. Sinon il n’est qu’un point de vue ; ou bien encore ◀le▶ lieu ◀d’▶un pur possible, et sur ces lieux règne ◀le▶ désespoir. Il nous faut donc agir, si nous voulons ◀la▶ vérité, agir en vérité, c’est-à-dire agir dans ◀le▶ Christ. ◀La▶ possibilité ◀de▶ ◀l’▶acte est identique à sa nécessité.
Il n’y a donc aucun acte possible, aucun acte vrai et vivant en dehors de ◀la▶ foi au Christ. Mais croire au Christ, c’est croire au Paradoxe ◀de▶ ◀l’▶incarnation, c’est croire que Dieu a revêtu ◀la▶ forme ◀de▶ ce monde, c’est croire donc que cette forme peut être transformée. — à vrai dire, en vertu du paradoxe ◀le▶ plus fou. Nous ne pouvons agir « qu’en vertu de ◀l’▶absurde » ; mais cela seul donne un sens à nos vies.
Alors ◀les▶ règles, ◀les▶ morales et ◀les▶ lois qui nous disaient ◀d’▶agir dans ◀le▶ même temps qu’elles nous privaient ◀de▶ tout pouvoir, s’évanouissent et meurent aux pages des livres. ◀L’▶action ◀de▶ ◀l’▶homme devient aussi ◀la▶ vérité ; et ◀la▶ norme ◀de▶ toutes ◀les▶ normes. Au premier pas que nous faisons dans notre nuit, voici que ◀le▶ chemin s’éclaire et que ◀les▶ perspectives se dégagent. Et nous allons connaître maintenant que seul ◀l’▶acte ◀de▶ foi est création, transformation, nouveauté pure dans ◀le▶ monde, vocation et personne éternelle, prophétie ◀de▶ ◀l’▶éternité qui vient à nous.
2. Il n’est ◀d’▶action que prophétique
Qu’est-ce que prophétiser sinon dire ◀la▶ Parole qui détermine notre avenir ? Mais ◀la▶ Parole n’est dite que dans ◀la▶ foi, ◀la▶ foi n’existe que dans ◀l’▶acte, et cet acte devient alors notre chemin et notre loi.
Ainsi nous ne pouvons connaître que ce que nous prophétisons.
◀Le▶ chrétien marche dans ◀la▶ nuit en créant sa lumière et son chemin5, lumière qui n’est pas sa lumière, chemin toujours imprévisible, certitude que devinent ◀les▶ pas, chemin qui se dérobe au doute et à ◀l’▶orgueil, mais que parfois ◀la▶ prophétie fait briller devant lui comme un éclair. « Sachez qu’à ◀l’▶origine, — lit-on dans un dialogue ◀de▶ Kassner6 — toutes ◀les▶ créatures, ◀le▶ Soleil, ◀la▶ Terre, ◀la▶ Lune, ◀les▶ plantes, ◀les▶ animaux et ◀les▶ pierres parlaient et prophétisaient, pareils aux prophètes. C’est ◀de▶ ce commencement que chaque chose tire sa force et son temps ; toute créature languit après ce commencement et bienheureux est celui qui dans sa fin possède son commencement ». Mais ◀l’▶homme déchu ◀de▶ son origine éternelle a perdu ◀la▶ vision ◀de▶ sa fin. ◀Le▶ voici prisonnier des formes et des nombres, esclave des lois ◀d’▶un monde sur lequel il devrait régner. Seule peut ◀l’▶en délivrer ◀la▶ Parole prophétique qui lui advient comme un appel dans ◀les▶ ténèbres. Certains reçoivent ◀l’▶ordre ◀de▶ parler, et c’est là leur action, leur prophétie et leur salut. Cependant que ◀les▶ hommes ◀les▶ frappent sur ◀la▶ bouche. Kierkegaard fut ◀de▶ ces croyants, dont ◀la▶ vocation prophétique pareille à celle des hommes ◀de▶ Dieu qui se lèvent sous ◀l’▶Ancienne Alliance, se confond avec ◀la▶ parole qui ◀les▶ conduira au martyre. ◀La▶ Parole dite est leur chemin, leur vérité et leur vie dans ce monde ; ils meurent ◀de▶ ◀l’▶avoir dite, et n’ont pas ◀d’▶autre tâche7.
◀Le▶ chemin est imprévisible ; le nôtre, disons-nous, n’est pas celui ◀de▶ ces prophètes. Cependant ◀la▶ question demeure : comment agir, et comment transformer, c’est-à-dire comment obéir à ◀la▶ Parole qui prophétise ?
◀Le▶ chemin est imprévisible. Ce que nous connaissons, c’est pourtant son point ◀de▶ départ. ◀Le▶ chemin commence à tout homme qui se met en devoir ◀d’▶obéir à ◀l’▶ordre qu’il reçoit ◀de▶ Dieu, — n’importe où et n’importe qui, à n’importe quel ordre reçu, et sans nulle préparation.
« Comment un homme devient-il chrétien ? Tout simplement : prends n’importe quelle règle ◀d’▶action chrétienne, — ose ◀la▶ mettre en pratique. ◀L’▶action que tu introduiras ainsi dans ◀la▶ réalité portera ◀la▶ marque ◀de▶ ◀l’▶absolu : c’est ◀la▶ marque ◀de▶ tout ce qui est véritablement chrétien (Journal).
Vends ton bien et ◀le▶ donne aux pauvres, par exemple, ou si tu ne possèdes pas ◀de▶ bien, cesse ◀d’▶en désirer ◀la▶ possession, et vis comme un chrétien : au jour ◀le▶ jour, sans assurances et sans préparation, à ◀la▶ grâce ◀de▶ Dieu, dans ◀la▶ confiance et ◀l’▶inquiétude, — on pourrait dire, dans une sorte ◀d’▶humour — dans ◀l’▶aventure ◀de▶ celui que rien ne protège et ◀la▶ prudence ◀de▶ celui qui écoute, dans ◀le▶ tourment et dans ◀la▶ joie ◀d’▶une découverte quotidienne du chemin, — ton chemin, sur lequel tu es seul, parce qu’il est ◀la▶ parole ◀de▶ ta vie, sa mesure et sa vocation, son risque à chaque instant visible, et sa sécurité, cachée au plus secret du risque.
3. Nous n’avons pas à suivre ◀le▶ chemin, mais bien à ◀l’▶inventer à chaque pas
Tant que nous considérons ◀le▶ Christ avec des yeux ◀de▶ moralistes, comme une personnalité morale ◀de▶ premier plan qu’il ne resterait plus qu’à imiter, ◀l’▶acte demeure un pur possible, un modèle ◀d’▶acte, une abstraction, c’est-à-dire quelque chose que nous pouvons imaginer sans pour autant nous transformer, et c’est bien ◀la▶ définition ◀de▶ « ◀l’▶inactuel ». Se conformer à ce pieux idéal, non seulement ce n’est point agir, non seulement c’est limiter par avance ◀le▶ rôle ◀de▶ ◀la▶ foi, c’est-à-dire refuser ◀la▶ foi, mais c’est peut-être simplement « singer » un modèle flatteur et rassurant. Et pourquoi ? Parce que « ◀le▶ chemin » est invisible tant qu’on n’y est pas engagé. Parce que c’est un blasphème ◀de▶ ◀l’▶homme pieux, du moraliste, que ◀de▶ prétendre imiter ◀le▶ modèle que ses yeux voient et que sa chair perçoit (à ◀la▶ lecture des évangiles par exemple) au lieu d’écouter ◀l’▶ordre, au lieu de croire et ◀de▶ faire un pas dans ◀la▶ nuit, sur ce « chemin » qui est ◀le▶ Christ présent.
Il y a abîmes entre ces deux exigences : ◀l’▶abîme entre ◀les▶ mérites humains et ◀la▶ grâce, ◀l’▶abîme entre ◀l’▶imitation et ◀l’▶acte, ◀l’▶abîme entre ◀la▶ religion et ◀la▶ foi — entre ◀le▶ temps et ◀l’▶instant créateur —, entre ◀la▶ forme et ◀la▶ transformation.
Il ne faut pas commencer par ◀l’▶imitation, mais par ◀la▶ grâce. ◀L’▶imitation suivra comme un fruit ◀de▶ ◀la▶ reconnaissance… Tout commence par ◀la▶ joie ◀d’▶être aimé — et ensuite vient ◀l’▶effort ◀de▶ plaire, constamment exalté par ◀la▶ certitude que ◀l’▶on est aimé maintenant, et même si ◀l’▶effort échoue »8.
Parce qu’il est aimé maintenant, aller maintenant, par ◀la▶ foi, sur ce chemin qui commence à ses pas, — c’est là ◀le▶ destin du chrétien, c’est son « impossible » destin, ◀le▶ seul acte possible à ◀l’▶homme. Et c’est ◀l’▶acte que Dieu initie.
4. « Par rapport à ◀l’▶absolu, il n’existe qu’un seul temps : ◀le▶ présent »9
Nous ne connaissons rien du Christ, du « chemin », en dehors de ◀l’▶acte ◀de▶ foi qui, supprimant toute distance historique, nous rend contemporains ◀de▶ Son incarnation. Ainsi ◀l’▶acte ◀de▶ foi détruit ◀le▶ temps où il a lieu mais comme ◀la▶ plénitude détruit ◀le▶ relatif. Il est ce contact impensable ◀de▶ ◀l’▶éternité avec notre durée, et ◀l’▶on n’en peut n’en dire sinon qu’il s’est produit, et qu’il peut se produire sans que rien y prépare. « Car Dieu peut tout à tout instant. C’est là ◀la▶ santé ◀de▶ ◀la▶ foi »10.
Si nous vivions dans ◀l’▶obéissance et dans ◀la▶ foi, il n’y aurait ni passé ni futur, mais ◀le▶ Jour éternel ◀de▶ ◀la▶ présence à Dieu et à soi-même régnerait sur ◀le▶ monde et ◀l’▶unité du genre humain. Si nous vivons dans ◀l’▶obéissance et dans ◀la▶ foi, ◀l’▶histoire s’arrêterait comme ◀l’▶Aspiration ◀d’▶un homme saisi par ◀la▶ beauté, et ◀le▶ temps immobile s’abîmerait dans ◀l’▶amen éternel. Æternitas non est temporis successio sine fine, sed nunc stans. ◀L’▶éternité a marché sur ◀la▶ terre : ainsi ◀le▶ Christ est ◀le▶ chemin. Mais nous avons refusé ◀l’▶éternel et nous lui préférons nos vies : c’est pourquoi nous vivons dans ◀l’▶Histoire, et dans ◀l’▶absence, ou dans ◀la▶ nostalgie des temps qui viennent ; c’est pourquoi nous n’avons plus ◀d’▶être que par ◀la▶ foi, « substance des choses espérées », et c’est pourquoi ◀la▶ Parole, parmi nous, n’est que promesse et vigilante prophétie ◀de▶ ◀l’▶invisible. ◀De▶ Séir, une voix crie au prophète11 : « Sentinelle, que dis-tu ◀de▶ ◀la▶ nuit ? Sentinelle, que dis-tu ◀de▶ ◀la▶ nuit ? — ◀La▶ sentinelle a répondu : ◀Le▶ matin vient, et ◀la▶ nuit aussi ! Si vous voulez interroger, interrogez ; convertissez-vous et revenez ! »
◀La▶ forme du monde est durée, et c’est ◀la▶ forme du péché, du refus ◀de▶ ◀l’▶instant éternel12, — ◀le▶ temps, ◀la▶ succession et ◀le▶ désir. C’est ◀le▶ retard ◀de▶ ◀l’▶acte et ◀le▶ retrait ◀de▶ Dieu, c’est ◀le▶ doute qui s’interpose entre ◀le▶ savoir et ◀le▶ faire, et c’est ◀la▶ lâcheté ◀de▶ ◀l’▶homme qui se repose sur ses œuvres et qui ◀les▶ juge : son alliance avec ◀le▶ serpent. ◀De▶ quelles étranges et secrètes façons ◀le▶ temps est lié au péché, ◀le▶ pécheur seul ◀le▶ sait, dans ◀l’▶instant ◀de▶ ◀la▶ foi, où par grâce il peut rompre ce lien. « Si vous voulez interroger, interrogez ! », mais ◀la▶ réponse est : « Convertissez-vous ! » À ◀la▶ lumière jaillie ◀de▶ ◀l’▶acte ◀de▶ ◀la▶ foi, ◀le▶ mystère du temps se dévoile ; mais un temps nouveau prend son cours, et sa mesure est plus mystérieuse encore. Voici : ◀le▶ pécheur pardonné vit dans ◀le▶ temps comme à contre-courant ◀de▶ sa durée, vit ◀d’▶acte en acte. Et son temps n’est plus son péché, mais on pourrait dire : sa patience. Car il se tient où Dieu ◀l’▶a mis, et ce n’est plus une dérive. Il vit dans ◀la▶ forme du monde, mais il est ce qui ◀la▶ transforme. Vertige ◀de▶ ◀la▶ « vie chrétienne », cette histoire ◀de▶ Dieu dans ◀le▶ temps, cette histoire ◀de▶ ◀l’▶éternité !
« Il suffit ◀d’▶un courage purement humain pour renoncer ◀le▶ temps afin de gagner ◀l’▶éternité : car je ◀la▶ gagne et ne puis plus ◀de▶ toute éternité ◀la▶ renoncer ; et c’est ◀le▶ paradoxe ; mais il faut un courage paradoxal et humble pour embrasser ◀le▶ temps en vertu de ◀l’▶absurde 13.
Et ce courage est celui ◀de▶ ◀la▶ foi. Par ◀la▶ foi Abraham ne perdit point Isaac ; c’est par ◀la▶ foi d’abord qu’il ◀le▶ reçut »14.
5. ◀Le▶ temps ◀de▶ ◀l’▶acte est renaissance, initiation
◀Les▶ deux moments réels ◀d’▶une vie ◀d’▶homme, s’il est vrai que Dieu Seul est réel, ce sont ◀la▶ naissance et ◀la▶ mort, parce qu’ils sont des actes ◀de▶ Dieu. Entre ◀la▶ naissance et ◀la▶ mort — ou plutôt puisque ◀l’▶acte est à contre-courant ◀de▶ ◀la▶ durée : entre ◀la▶ mort et ◀la▶ naissance — toute ◀la▶ réalité ◀de▶ ◀l’▶homme est dans son acte. Tout acte est Passage et tension, — passage ◀de▶ ◀la▶ mort à ◀la▶ vie, tension entre ce qui résiste et ce qui crée, victoire ◀de▶ ◀la▶ Parole sur ◀la▶ chair, autorité ◀de▶ ◀la▶ personne sur ◀l’▶anarchie et sur ◀la▶ loi individuelle.
C’est ici qu’on touche au mystère, sans lequel tout serait absurde : acte détruit ◀le▶ temps, puisqu’il est dans ◀le▶ même instant et ◀la▶ mort et ◀la▶ vie des êtres qu’il promet à ◀l’▶existence ; mais détruisant ◀le▶ temps, il ◀le▶ recrée et ◀le▶ rédime puisqu’il lui rend une Mesure et un rythme en ◀le▶ liant au destin personnel. Ainsi ◀l’▶acte absolu serait création absolue, mais un acte ◀de▶ ◀l’▶homme n’est jamais qu’une rédemption. Distinction ◀de▶ théologien, et qui veut prévenir ◀l’▶orgueil. Mais ◀la▶ vision ◀de▶ celui qui agit n’est point un jugement des résultats, — des créatures ; elle n’est pas davantage appréciation des causes. ◀L’▶acte n’est jamais conséquence, il est toujours initiation. ◀La▶ vision ◀de▶ celui qui agit est tout entière absorbée par ◀l’▶instant, par ◀le▶ passage ◀de▶ ce qui meurt à ce qui nait, — par ◀le▶ réel.
« Celui qui doit agir, s’il veut juger ◀de▶ soi selon ◀le▶ succès qu’il remporte, n’arrivera jamais à rien entreprendre. Même si ◀le▶ succès pouvait réjouir ◀le▶ monde entier, il ne sert ◀de▶ rien au héros ; car ◀le▶ héros n’a connu son succès que lorsque tout était fini ; et ce n’est point par ◀le▶ succès qu’il fut héros, mais par son entreprise »15.
◀Le▶ temps ◀de▶ ◀l’▶acte vient s’inscrire sur ◀les▶ traits du visage héroïque. Dans cette chair qui doit vieillir, ◀la▶ tension ◀de▶ ◀la▶ mort et ◀de▶ ◀la▶ vie a mis des marques victorieuses. Qu’est-ce que ◀la▶ personne ? C’est ◀la▶ vision et ◀le▶ visage du héros, sa vision contre son visage, sa vision qui crée son visage. ◀Le▶ visage appartient au temps, mais ◀la▶ vision à ◀la▶ parole dont elle procède, et si ◀la▶ face ◀d’▶un homme est belle, c’est parce qu’elle est un acte et un destin, une initiale ◀de▶ ◀l’▶histoire, une effigie ◀de▶ ◀la▶ Parole créatrice.
6. ◀Le▶ contraire ◀de▶ ◀l’▶acte, c’est ◀le▶ désespoir
Nous savons tous cela, comme nous savons qu’il faut mourir : sans y croire. À vrai dire, nous avons toutes ◀les▶ raisons ◀d’▶en douter, s’il est vrai que ◀le▶ doute est révolte, et qu’il faut pour se ◀l’▶avouer ◀la▶ joie qui naît ◀de▶ ◀l’▶acte ◀de▶ ◀la▶ foi. Lorsque Kierkegaard écrivit son traité ◀de▶ ◀la▶ Maladie mortelle 16, il venait justement ◀de▶ dépasser cette illusion du désespoir, qui consiste à s’imaginer que ◀l’▶acte est puissance ◀de▶ ◀l’▶homme : ◀d’▶où ◀l’▶impossibilité ◀de▶ ◀l’▶oser.
Celui que ◀la▶ foi vint saisir sait maintenant que ◀l’▶acte est ◀le▶ contraire du désespoir. Mais il ◀le▶ sait ◀d’▶une tout autre façon que ◀le▶ désespéré ne ◀l’▶imagine. Parce que ◀le▶ rapport du désespoir à ◀l’▶acte n’est pas seulement renversement, mais création irréversible. Et cela tient à ◀la▶ nature ◀de▶ ◀l’▶acte, — mieux encore : à son origine. Cela tient à ◀l’▶absolu ◀de▶ ◀la▶ Personne qui ◀l’▶initie.
◀Le▶ désespéré, ◀le▶ douteur, ou simplement ◀l’▶homme dépourvu ◀de▶ foi, ◀l’▶homme détendu, vague et fiévreux qui peuple nos cités, ◀l’▶homme sans visage et sans prochain, — sans vocation ! — s’imagine que ◀l’▶acte viendra comme un sursaut ◀de▶ joie, comme une révolte, comme une affirmation désespérée ◀de▶ son orgueil, comme ◀la▶ preuve enfin ◀de▶ son moi, — mais il sait bien qu’il n’en a pas, ou que son moi est désespoir, c’est-à-dire qu’il n’y croit pas et qu’il ne croit à aucun acte. Il vit dans ◀le▶ désir et dans ◀la▶ nostalgie, et son regard n’est pas une vision dans un visage, mais une manière ◀de▶ loucher vers « ◀les▶ autres », une chaîne qui ◀le▶ lie à ◀la▶ coutume du bourg ou ◀de▶ ◀la▶ classe.
Comment cet homme pourrait-il faire un acte ? Car ◀l’▶acte est décision, rupture, isolation, quand ◀l’▶être même du désespéré consiste dans ses liens, dans sa croyance à ◀la▶ réalité des liens et ◀de▶ ◀la▶ masse, à ◀la▶ réalité des autres dans ◀l’▶ensemble. Comment cet homme pourrait-il faire un acte ? Car ◀l’▶acte est immédiat, création et initiation, c’est-à-dire sobriété pure, — quand ◀l’▶être même du désespéré est calcul, préméditation, sensualité et envie… Ainsi ◀l’▶acte absolu qu’il imagine serait sa mort, — et c’est pourquoi il n’y croit pas. Nul n’échappe à ◀la▶ forme du monde. Mais ◀la▶ subir, c’est justement désespérer. Il faudrait donc… ◀la▶ créer ?
« ◀L’▶homme ne peut faire qu’une seule chose en toute sobriété, c’est ◀l’▶absolu »17.
Entre ◀le▶ désespéré et ◀l’▶absolu, il y a tout ce romantisme qui veut que ◀l’▶acte soit puissance et jouissance, il y a ce moi ◀de▶ désir qui veut que ◀l’▶acte — ◀l’▶instant ! — soit durée… Mais ◀l’▶absolu qui vient jucher nos vies nous meut parce qu’il est un ordre, une Parole reçue d’ailleurs, une rupture ◀de▶ tout drame humain que nous pussions prévoir, désirer et décrire ; une rupture et une vision.
◀La▶ présence ◀de▶ ◀l’▶absolu dans ◀la▶ sobriété parfaite et insensible ◀de▶ ◀l’▶instant, c’est ◀l’▶obéissance à ◀la▶ Parole ◀de▶ Dieu, — ◀la▶ prophétie dans ◀l’▶immédiat. Que s’est-il donc passé ? Me voici seul sur ◀le▶ chemin ; mais je vois des visages fraternels où s’agitait ◀la▶ foule confuse et menaçante.
Nous ne voyons aucun visage ailleurs que dans ◀l’▶acte ◀d’▶aimer.
7. Toute vocation est sans précédent
Car elle est prophétie justement ! — et c’est ◀de▶ ◀la▶ seule prophétie que relèvent ◀la▶ réalité et ◀le▶ sérieux, ◀le▶ risque et ◀la▶ splendeur ◀d’▶une vie ◀d’▶homme. ◀L’▶homme se distingue du singe en ce qu’il prophétise, uniquement, et dès ◀l’▶origine. C’est pourquoi ◀l’▶homme a un visage et une vision, ce que n’ont pas ◀les▶ animaux ; c’est pourquoi ◀l’▶homme est héroïque.
Il faut noter ici un trait bien remarquable : Kierkegaard a très peu parlé ◀de▶ vocation18. C’est qu’il parle sa vocation et ne s’en distingue jamais. Cependant il est hors de doute qu’il eut conscience ◀de▶ cet aspect particulier ◀de▶ son destin qui qualifie précisément ◀la▶ vocation : ◀l’▶invraisemblable.
Ses plus amers reproches au « christianisme ◀de▶ ◀la▶ chrétienté », à cette « inconcevable illusion des sens », ne s’adressent-ils pas justement à ◀la▶ « vraisemblance » doctrinale ◀d’▶une religion mise à ◀la▶ portée ◀de▶ « ◀la▶ masse », alors que ◀la▶ foi véritable est celle du solitaire que plus rien ne soutient, hors ◀la▶ foi ? « Celui qui ne renonce pas à ◀la▶ vraisemblance n’entre jamais en relation avec Dieu. ◀L’▶audace religieuse, à plus forte raison ◀l’▶audace chrétienne, est au-delà ◀de▶ toute vraisemblance, là où précisément ◀l’▶on renonce à ◀la▶ vraisemblance »19. Parce qu’il faut créer ◀le▶ chemin, non pas ◀le▶ suivre ; parce que ◀l’▶acte est initiateur ; parce que ◀la▶ dignité ◀de▶ ◀l’▶homme est ◀de▶ marcher dans ◀l’▶invisible et ◀de▶ prophétiser « en vertu de ◀l’▶absurde ».
◀L’▶homme ne peut être déterminé que par son Dieu ou par « ◀le▶ monde », il faut choisir. Il faut être un chrétien ou un bourgeois. ◀Le▶ bourgeois est sans vocation, il ne croit pas à ◀l’▶acte et il meurt au hasard, sans avoir rencontré personne ni soi-même20. Il vit dans ◀la▶ forme du monde : et ce n’est point qu’elle soit pour lui réelle, elle est seulement ◀la▶ moins invraisemblable. Mais ◀le▶ chrétien qui marche dans ◀la▶ nouveauté ne prend mesure que ◀de▶ ce qu’il transforme. Sa connaissance est acte et vision prophétique. ◀La▶ mesure du temps ◀de▶ sa vie réside dans ◀la▶ seule vocation qu’il incarne. Sur ◀le▶ chemin qui commence à ses pas, il ne meurt jamais par surprise : et ce n’est point qu’il ait connu ◀le▶ jour et ◀l’▶heure, mais il connaît ◀l’▶instant, s’il vit ◀de▶ Parole. À cause de ◀l’▶instant éternel, « ◀le▶ héros meurt toujours avant qu’il ne meure »21. C’est ◀le▶ secret dernier ◀de▶ ◀l’▶acte, et ◀le▶ sceau ◀de▶ ◀l’▶amour chrétien.